La littérature … roman, théâtre, poésie, contes et nouvelles… Qui n’a pas, un jour, au fil d’une page, senti qu’il y avait là l’expression de ce qu’il ressentait, de ce qu’il pensait, aimait ou détestait sans pouvoir le formuler exactement ?
Pourtant, pour les élèves de lycée, la littérature est, trop souvent, perçue comme un univers hermétique. Certains n’y voient que contraintes pénibles, une “matière” figurant à l’examen, qu’il va bien falloir, bon gré mal gré, travailler… Alors, ils se plongent dans Internet, recherchent LA réponse “clé en main” qu’ils pourront recopier. Ils y trouvent, parfois, le meilleur, mais aussi le pire !
Cela fait, à présent, la dixième année que ce blog essaie, modestement, de faire découvrir quelques pages, quelques oeuvres… Merci à tous les visiteurs qui, au-delà du simple « clic », se sont lancés dans des lectures. Peut-être, au-delà d’une recherche à effectuer, auront-ils eu le plaisir de voir, tout à coup, un texte s’éclairer, ou, à partir d’un texte, le désir de lire l’oeuvre ! Un espoir aussi : si, lors de l’ouverture du site, Molière, Racine, ou Voltaire, c’est-à-dire nos plus « scolaires » des auteurs, correspondaient au plus grand nombre de visites, peu à peu ont été consultées plus souvent des pages sur Tournier, Le Clézio, Oscar Wilde… Merci à tous ces visiteurs !
De Barbey d’Aurevilly à Marguerite Duras, de Cocteau à Camus…
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Parcours littéraires
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Le Chevalier des Touches, un roman de Barbey d’Aurevilly d’abord publié en feuilleton, puis édité en volume en 1864, est le reflet de tous les courants qui parcourent le XIX° siècle. Roman historique, ou « quand l’Histoire se fait fiction », l’auteur se sert d’un épisode de la chouannerie normande, situé à la fin de la Révolution, raconté par une de ses participantes, pour exprimer sa nostalgie d’un temps où les hommes étaient prêts à mourir pour les valeurs en lesquelles ils croyaient. Lire dans « mes pages ».
« Entre rêve et réalité », la mère et ses enfants ne peuvent survivre qu’aux limites de la société coloniale et aux abords immédiats des villages où vivent les Indochinois dans un dénuement absolu et à la merci de toutes les maladies, de la cruauté des tigres et de la force aveugle et meurtrière des marées de l’océan. Un barrage contre le Pacifique, « roman d’apprentissage » à la frontière de l’autobiographie, œuvre de jeunesse de Marguerite Duras publiée en 1950, contient déjà en germe toutes les qualités de son écriture ultérieure. Lire dans « mes pages ».
Paru en 1888 dans le recueil Le Prince heureux et autre contes, « le Rossignol et la rose » est-il réellement un conte ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une nouvelle exprimant toute les désillusions de son auteur, Oscar Wilde ? Dans cette œuvre courte, d’une lecture aisée, on découvrira un sens beaucoup plus profond, à l’image d’une fin de siècle désenchantée. Lire dans « mes pages ».
L’École des femmes, jouée en 1662, correspond à un tournant dans l’œuvre de Molière. Il vient d’épouser Armande Béjart, de vingt ans sa cadette, et les rumeurs vont bon train… Est-ce pour les faire taire qu’il imagine un Arnolphe, obsédé par la crainte d’être trompé, et qu’il fait triompher la vérité de l’amour contre tout ce qui l’entrave, conventions sociales ou éducation religieuse ? Il se crée ainsi de féroces ennemis. Lire dans « mes pages ».
Jouée pour la première fois en 1664, puis aussitôt interdite, la pièce, intitulée Le Tartuffe ou l’imposteur, ne sera rejouée, remaniée, qu’en 1669. Preuve absolue de son audace ! Molière, à travers l’intrigue traditionnelle d’une comédie (mariage imposé, mari trompé…), s’attaque, en effet, à l’Eglise, en posant la question de l’hypocrisie religieuse. Tartuffe fait rire, mais Tartuffe fait peur… Lire dans « mes pages ».
Les Caprices de Marianne, pièce publiée en 1833, alors que s’impose le Romantisme, en contient tous les thèmes. L’amour oscille entre la quête d’absolu, avec le personnage de Coelio, et le libertinage du dandy désenchanté qu’est Octave, entre les deux facettes de leur créateur. Lequel choisira la belle Marianne, qui revendique hautement son droit de décider elle-même de son sort ? Musset nous livre-t-il vraiment une « comédie » comme il le proclame en sous-titre ? Lire dans « mes pages ».
La nouvelle de Mérimée, Tamango, publiée en 1829, s’inscrit dans la réflexion autour de l’esclavage entreprise au XVIII° siècle. Même si le « commerce triangulaire » est officiellement aboli, cette pratique se poursuit et conduit des Africains, tel le héros Tamango, à découvrir l’horreur des bateaux « négriers ». Entre dérision et tragédie, Mérimée nous livre le récit d’une douloureuse révolte et d’une terrible libération. Lire dans « mes pages ».
Racine, dans Phèdre, jouée en 1677, met en scène la malédiction terrible de Vénus contre l’héroïne antique. Mais, au-delà du mythe, cette tragédie représente la passion amoureuse, incontrôlable, insurmontable… Les aveux successifs de Phèdre forment un engrenage fatal qui l’entraîne, et avec elle les protagonistes, jusqu’à la mort. Marquée par l’héritage antique, inscrite dans le XVII° siècle classique, la pièce nous fait plonger, encore aujourd’hui, dans les profondeurs troubles de l’âme humaine. Lire dans « mes pages ».
Lire la biographie de Jean-Marie Gustave Le Clézio, c’est partir avec lui à travers le monde. Rien d’étonnant donc à ce qu’il se plaise à représenter, comme dans cette nouvelle, « La grande vie », parue en 1982 dans le recueil La Ronde et autres faits divers, des personnages qui rêvent de voyage poour échapper à la médiocrité de leur vie quotidienne, vécue comme un douloureux enfermement. Mais il y a loin, pour les deux héroïnes, Pouce et Poussy, du rêve, qui les emmène à descendre de Paris sur la Côte d’Azur, à la réalité… Lire dans « mes pages ».
Recueil de nouvelles de Michel Tournier, paru en 1989, Le Médianoche amoureux reprend la tradition du repas, au cours duquel sont racontés des récits qui s’apparentent souvent à des contes, tel « Un bébé sur la paille ». A partir d’un thème actuel, le déficit de la sécurité sociale, et d’une situation moderne, les voeux télévisés du Président de la République, Tournier nous fait replonger dans la tradition chrétienne… mais pour nous poser une question troublante : et si naissait un nouveau Christ… qui serait une fille ? Lire dans « mes pages ».
Dans Un Aller simple, roman qui lui a valu le Prix Goncourt en 1994, Didier van Cauwelaert crée un personnage attachant, Aziz, enfant trouvé élevé par des tziganes et doté d’un passeport marocain, qui vit dans une cité des quartiers nord de Marseille. Il se trouve, malgré lui, emporté dans un tourbillon de péripéties qui le conduisent au Maroc, puis en Lorraine… Mais au-delà du regard plein d’ironie que van Cauwelaert jette sur les questions sociales de son temps, cette fiction, rédigée comme une autobiographie, présente une quête d’identité touchante, un jeu sur le « double » qui éclaire d’un jour nouveau le sens de l’écriture. Lire dans « mes pages ».
Montserrat, pièce d’Emmanuel Roblès, remporte en grand succès lors de sa première représentation en 1948. La pièce, à travers l’évocation de la révolte du peuple vénézuélien contre l’occupation espagnole en 1812, rappelle, en effet, les horreurs de l’occupation nazie dans la France occupée. Le dilemme imposé au héros par le cruel Izquierdo pose la difficile question des choix patriotiques face aux valeurs humaines essentielles. Comment devient-on un résistant ? Comment devient-on un héros ? Tout homme porte-t-il en lui les germes de la barbarie ? Roblès s’inscrit, par cette pièce, dans le courant humaniste qui parcourt le XX° siècle. Lire dans « mes pages ».
Jean Cocteau compose La Machine infernale en 1932, et la pièce sera jouée en 1934, alors que le fascisme progresse en Europe. Etymologiquement, le mythe est une « parole » : un récit transmis oralement au fil des générations. Chaque narrateur se le réapproprie, le réinvente, le charge d’un sens en accord avec ses propres préoccupations et celles de son époque. C’est ainsi que le XX° siècle, avec Anouilh, Giraudoux, Sartre, reprend les mythes antiques, notamment pendant l’entre-deux-guerres. Pourquoi Cocteau a-t-il donc choisi le mythe d’Oedipe, de quel sens nouveau le charge-t-il, et comment réussit-il à le réactualiser ? Lire dans « mes pages ».
Quand Guy de Maupassant publlie, en feuilleton dans le journal Gil-Blas, en 1885, son roman Bel-Ami, la critique se déchaîne : on feproche à son héros une « vulgarité criante », une « avidité féroce et cynique ». Pourtant Georges Duroy n’a-t-il pas tout pour séduire, comme son surnom l’indique ? Les femmes lui tombent dans les bras, il monte peu à peu dans le milieu du journalisme politique, et finit baron Du Roy, marié à la fille du richissime Walter ! Mais est-ce vraiment à son mérite qu’il doit une telle ascension sociale ? Pouvons-nous considérer ce personnage comme un représentant du roman d’apprentissage ? Lire dans « mes pages ».
James Joyce, romancier irlandais, achève en 1907 son recueil de nouvelles, intitulé en anglais Dubliners, traduit en français par Gens de Dublin ou Dublinois, mais il ne sera publié qu’en 1914 après bien des difficultés. Ces quinze nouvelles présentent un tableau assez sombre de la vie quotidienne dans une ville qui semble encore provinciale et endormie, et révèlent déjà la personnalité de leur auteur et ses choix d’écriture. « Pénible incident », la onzième, raconte la vie monotone de James Duffy, qu’une rencontre vient soudain bouleverser. Quel choix fera alors le personnage ? Saisira-t-il sa chance d’être, peut-être, heureux ? Lire dans « mes pages ».
Jean de La Fontaine fait paraître en 1668 son premier recueil de Fables, composé de six livres et dédié au Dauphin, le fils du roi, alors âgé de sept ans. Son succès le conduira à publier deux autres recueils, au total douze livres. Quoique s’inspirant largement du fabuliste grec Ésope, La Fontaine ne se contente pas, dans le premier livre, de faire oeuvre de moraliste. Il nous offre un tableau de la société sous l’ancien régime, sur laquelle il jette un regard lucide, teinté de ses expériences personnelles. Comme la « fable », qui, par définition, est mensonge, parvient-elle à faire jaillir la vérité en arrachant les multiples masques sous lesquels elle se cache ? Quelle leçon de vie La Fontaine nous propose-t-il ? Lire dans « mes pages ».
Le protestant Jean de Léry attend vingt ans, après le retour de son expédition dans la baie de Rio, pour publier, en 1578, alors que les guerres de religion font rage, son Histoire d’un voyage en la terre de Brésil. Il nous fait ainsi découvrir ce nouveau monde, mais, surtout, en racontant ses contacts avec ces peuples dits « sauvages », il entreprend une réflexion humaniste sur les valeurs du monde dit « civilisé », souvent remises en cause. Comment le regard de Léry nous dépeint-il ces Indiens Tupinambaoults auprès duquel il passa quelques mois ? Lire dans « mes pages ».
Le récit de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se compose de deux parties, la 1ère une biographie de sa mère naturelle, qu’il n’a pas connue, la 2nde son autobiographie, de l’enfance jusqu’au moment où il décide de se consacrer à l’écriture. Ces deux genres littéraires posent cependant une question : s’agit-il, pour Juliet, de reconstituer une vérité, ou bien, en reconstruisant ces « vies », construit-il en fait de véritables personnages de roman ? Lire dans « mes pages ».
Le roman de François Rabelais, Gargantua, paru en 1535, présente « la vie très horrifique » de ce géant, père de Pantagruel, héros du roman précédent, publié en 1532. Construit comme un récit initiatique, à la façon des romans de chevalerie, de la naissance de Gargantua à ses exploits lors de la guerre Picrocholine, le comique ressort à chaque page, sous toutes ses formes. Mais comment le rire permet-il à Rabelais de se livrer à une violente satire de son temps ? Lire dans « mes pages ».
Le roman de Boris Vian, l’Ecume des jours, paru en 1947, est une « poignante » histoire d’amour, selon l’avis de Queneau, mais inscrite dans un univers très marqué par le surréalisme : l’irréel s’y déploie au milieu des réalités du temps, le langage s’y livre à toutes les fantaisies, mais aussi à toutes les provocations. L’intérêt est précisément d’observer comment la distorsion du réel donne au roman son sens. Lire dans « mes pages ».
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L’épilogue
Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne, Chloé, permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société.
Nous sommes ici dans le dernier chapitre du roman : Chloé est morte, après une longue maladie et malgré tous les efforts de Colin pour la sauver. Il reste seul et désespéré. Mais l’épilogue efface les personnages humains, pour laisser la place aux animaux, notamment à la souris qu’on a rencontrée dans l’incipit. On l’a retrouvée dans tous les moments-clés d’abord pour marquer les étapes du bonheur : confidente quand Colin lui annonce son désir d’être amoureux, conseillère lors des préparatifs vestimentaires de Chloé pour le mariage, au réveil de leur nuit de noces et lors de leur voyage.
Ensuite, elle a accompagné la longue descente vers la mort : tentant de freiner les symptômes de la maladie dans l’appartement, elle apporte de la lumière à Chloé, puis elle ne joue plus, semble elle aussi malade. Enfin, elle réussit à fuir l’appartement pour se rendre au cimetière.
- En quoi cet épilogue ressemble-t-il à une fable ?
LE MONDE ANIMAL
Le chat et la souris sont deux animaux présents dans l’imaginaire collectif. Mais ici Vian met en place une relation entre eux bien différente.
La relation traditionnelle sert de base au récit : en principe le chat est toujours là pour manger la souris : le texte fait allusion au début à la bonne nourriture que représente la souris, et aux « dents aiguës », aux « canines acérées » du chat. Mais Vian inverse cette relation. C’est la souris qui demande à être mangée, et remercie le chat d’accepter : « Tu es bien bon ». Le chat, lui, semble plutôt réticent : « ça ne m’intéresse pas énormément », « je suis bien nourri », « Moi, ce truc-là, ça m’assomme ».
La souris se trouve donc, de façon quasi comique, obligée d’argumenter pour le convaincre, alors que sa situation est tragique : elle va d’abord faire appel à son appétit, puis à sa compassion, qui le conduit à accepter : « je veux bien te rendre ce service ».
Ces deux animaux s’opposent aussi par leurs sentiments par rapport aux humains, indifférence pour l’un, sympathie pour l’autre. Traditionnellement, le chat est le compagnon de l’homme, et non pas la souris. Mais ici le chat reste parfaitement indifférent à la souffrance de Colin, car il est uniquement préoccupé de lui-même, reproche parfois adressé au chat : « Il n’avait pas très envie de la savoir. Il faisait chaud et ses poils étaient bien élastiques. ». C’est ce que révèlent aussi sa question, « Qu’est-ce que ça peut te faire ? », et sa conclusion, « Je ne comprends pas du tout. » Par opposition, au lieu de fuir les humains, la souris, comme ce fut le cas dans tout le roman, fait preuve de sympathie», au sens étymologique, en partageant la souffrance de Colin : « C’est que tu ne l’as pas vu. », « je ne peux pas supporter ça », « C’est ça que je ne peux pas supporter. »
Cela donne au récit une double tonalité.
À travers la relation qui unit ces deux personnages Vian maintient la fantaisie, et parvient à faire sourire le lecteur, par le mode d’action de cette mise à mort : Il faudra « marche[r] sur [s]a queue ». On comprend mieux alors le sacrifice que représente pour le chat cette tuerie,alors qu’il s’emploie tout de même à rassurer la souris : « je la laisserai dépasser, n’aie pas peur. » Le dialogue entre eux devient comique par la réaction de la souris quand elle met sa tête dans la gueule du chat : « Dis donc, tu as mangé du requin, ce matin. »
Pourtant l’atmosphère reste tragique, car c’est tout de même d’un suicide qu’il s’agit, et la fragilité de la souris est soulignée : sa peur (« Ça peut durer longtemps ? »), son « cou mince, doux et gris ».
=== Ainsi B. Vian retrouve le procédé de la fable, en recourant, pour terminer son récit à des personnages animaux, dotés de la parole et de sentiments. Mais il ne respecte ni la relation habituelle qui les unit, ni le registre habituel à la fable. Le lecteur est donc conduit à s’interroger sur le sens de ce dénouement.
LE SENS SYMBOLIQUE
Comme dans un apologue, le récit se charge d’un sens doublement symbolique.
Il y a d’abord le symbolisme animal.
La souris, par sa compassion, s’identifie à Colin. Elle comprend le désir de Colin de venger la mort de Chloé, de tuer « le nénuphar » qui représente sa maladie : « il attend qu’il remonte pour le tuer ». Elle pressent aussi sa mort : « Un de ces jours, il va faire un faux pas », « il va tomber dans l’eau. Il se penche trop. » Liée au couple, elle est, en quelque sorte, leur double : sa mort annonce au lecteur celle du héros.
Quant au chat, il ne représente que le moyen du suicide. Il ne croque pas directement lui-même la souris. I : c’est par un mécanisme de « réflexe rapide » que la sourit périt. Il ne fait cela que pour « rendre service ».
En principe, la fable conduit à une « moralité ». Mais, dans l’ avant-propos, Boris Vian a déjà signalé son refus de donner des « règles », et son désir de montrer simplement où est la beauté, et « tout le reste est laid ». C’est ce que confirme cet dénouement.
La beauté est bien ici l’amour, celui de Colin qui ne peut survivre à la mort de Chloé, et celui de la souris pour Colin. C’est un amour absolu, prêt à perdurer au-delà de la mort.
La laideur est ici le destin en marche, symbolisé par les « onze petites filles aveugles », qui, comble d’ironie, arrivent « en chantant » pour donner la mort. Autre ironie, le lieu d’où elles viennent, « l’orphelinat de Jules l’Apostolique » : nom formé à partir d’un jeu sur les mots entre Julien l’Apostat, empereur romain qui renia la religion chrétienne et « apostolique », qui signifie « héritée des apôtres ». Cette image finale pose une nouvelle révélation d’un nouvel « apôtre », le romancier : les fillettes sont « aveugles », tel Dieu qui reste indifférent devant la souffrance humaine.
== Ainsi, la mort de souris est parallèle à celle de Chloé : deux morts tout aussi absurdes dans l’aveuglement du destin.
CONCLUSION
Ce chapitre fonctionne donc bien comme un apologue. Tout en empruntant au réel, Boris Vian a procédé par « distorsion » de la fable, mais, sous la fiction, au lecteur de comprendre que tout est « vrai ». Son objectif : montrer à la fois la beauté de l’amour et, parallèlement son échec dans une société qui lui reste aveugle.
Il nous conduit aussi à une ultime explicitation du titre : « L’écume » est la surface, le mode de vie joyeux, le goût des plaisirs, qui coiffe la réalité « des jours », beaucoup plus tragique. Dans le roman, un véritable piège s’est refermé sur des personnages qui avaient tout pour être heureux, mais qui sont conduits inéluctablement vers la mort. Peut-être faut-il y voir un écho à la maladie qui accable Boris Vian depuis son enfance, mais qui l’a conduit à cultiver tous les plaisirs de l’existence ?
En même temps, cette scène se déroule au bord du « marécage » où Chloé a été engloutie . On peut y voir comme un écho à ceux de la Louisiane, où Vian prétend avoir écrit le roman, et à la chanson de Duke Ellington, qui donne son prénom à l’héroïne et qui les évoque.
Les funérailles de Chloé, pp. 324-327
Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne, Chloé, permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société.
L’amour entre Colin et Chloé les a conduits au mariage. Mais, au cours du voyage de noces, Chloé tombe malade : un « nénuphar » la détruit peu à peu. Pour la soigner, Colin dépense tout son argent, se trouve contraint d’effectuer les plus pénibles des travaux. Mais rien ne freine la descente de Chloé vers la mort. Colin, ruiné, ne peut payer qu’un enterrement de pauvre, ce que le Religieux lui annonce comme « une cérémonie véritablement infecte ».
Quelle dénonciation ressort des funérailles de Cholé ?
LE DÉROULEMENT DES FUNÉRAILLES
Les funérailles sont, traditionnellement, un moment de silence et de respect devant la mort et le chagrin qu’elle entraîne chez les proches. Or, ici, tous les signes de respect se trouvent inversés.
La description de l’enlèvement du corps insiste sur la laideur, ce qui crée une atmosphère sinistre.
Déjà le lieu est enlaidi. La dégradation de l’appartement de Colin et Chloé, parallèle à l’évolution de la maladie, est à présent achevée : « couverts de saleté, l’escalier se dégradait de plus en plus », « L’entrée ressemblait maintenant à un couloir de cave ». C’est un lieu symbolique car Chloé y semble déjà comme enterrée. Vian semble représenter ici le passage du monde des vivants à celui des morts qui inverse la représentation de la naissance.
À cela s’ajoute la laideur des porteurs. Alors que le roman a insisté sur la beauté des différents protagonistes, ici les intervenants présentent tous les signes qui les rendent répugnants, à commencer par leur habillement : « couverts de saleté […] leurs vieux habits », « les trous de leurs uniformes ». Leurs corps ne valent pas mieux, comme le signale le gros plan sur « les poils rouges de leurs vilaines jambes noueuses » : ils sont déformés, et grotesques, et la couleur rouge, violente, évoque le sang. Enfin leur comportement est inadapté à la situation : « ils saluèrent Colin en lui tapant sur le ventre », geste familier jusqu’à la grossièreté. Et ils ne respectent pas le cercueil qu’ils « précipitèrent par la fenêtre », comme on jetterait un vieux matelas, un objet sans valeur.
Enfin le transport lui-même est enlaidi. Il se fait dans « la voiture à morts, […] un vieux camion peint en rouge ». Déjà une première périphrase, « la boîte noire », a enlevé toute noblesse au « cercueil », terme attendu. De même une seconde périphrase, « la voiture à morts » au lieu de « corbillard », enlève au véhicule toute dignité, et banalise la mort. Cela est accentué par sa caractérisation, « un vieux camion », et sa couleur, là encore le « rouge », inappropriée au deuil. De plus, le véhicule adopte une allure excessive, obligeant les assistants à « courir pour le suivre » . Le fait que « le conducteur chantait à tue-tête » contraste avec l’allure solennelle attendue lors d’un convoi funèbre.
La cérémonie religieuse traduit le même irrespect à l’égard de la mort. D’ailleurs, le cercueil de Cholé n’est même pas transporté dans l’église : il reste à l’extérieur, comme si cette messe ne la concernait plus.
C’est encore la laideur qui se trouve mise en évidence. Tous les gestes du « Religieux » traduisent le fait qu’il accomplit machinalement un cérémonial, auquel il ne prête aucun intérêt : « l’air renfrogné, [il] leur tournait le dos et commença à s’agiter sans conviction ». Ses gestes perdent tout sens, ne sont plus que de l’ « agit[ation] », ou pire, ridicules : « le Religieux sautait d’un pied sur l’autre ». En fait de musique religieuse, « le Religieux tournait une crécelle », instrument au son grinçant, inadapté, et, à la fin il « soufflait dans un tube », expression qui suggère une flûte ridicule. Enfin, au lieu de mentionner des textes sacrés, il récite « en hurlant des vers latins ». Le ton est inapproprié, et même les textes ont perdu toute valeur, deviennent profanes.
Le moment habituellement consacré aux condoléances termine la cérémonie sur une vision d’horreur, avec l’apparition de deux autres personnages, ridiculisés par la déformation grotesque du nom de leur fonction : « le Chuiche (= le Suisse) et le Bedon (= le Bedeau) ». Eux non plus ne portent pas les vêtements attendus pour cette cérémonie : ils sont « richement vêtus de couleurs claires ». Mais c’est surtout leur comportement qui est odieux, parce qu’il inverse un moment de tristesse où chacun devrait s’incliner devant la souffrance de Colin, en une danse grotesque : « Ils se mirent à huer Colin et dansèrent comme des sauvages autour du camion ». Le chapitre se termine sur un dernier geste horrible, une forme de lapidation : « en recevant les poignées de cailloux ».
=== Le passage s’inscrit dans le registre burlesque : un sujet tragique, la mort, est traité sur un ton fantaisiste. Mais le passage, s’il peut faire sourire par son écriture, laisse un sentiment de malaise au lecteur, car la dérision contraste avec la douleur ressentie par le héros.
LEUR SENS SYMBOLIQUE
Ce déroulement, qui détourne totalement la représentation traditionnelle d’une cérémonie funéraire, se charge de signification, un blâme violent de la part de Boris Vian.
La première critique porte sur l’importance prise par l’argent dans la pratique religieuse. Lors de son mariage, Colin avait payé « 5000 doublezons » : il avait alors eu droit à une luxueuse cérémonie. Ici, au contraire, ruiné, il n’a pu payer que « 150 doublezons ». Il ne peut donc avoir droit qu’à ce qui est « prévu au règlement des enterrements pauvres », formule qui ouvre le passage, à la fin du 1er paragraphe, et qui explique la résignation de Colin à la fin : « il avait signé pour l’enterrement des pauvres ».
Cette critique parcourt l’ensemble du passage, toujours associée à une structure syntaxique négative, restriction pour expliquer tout ce qui est refusé : « on ne descendait les morts à bras qu’à partir de cinq cents doublezons », « il ne se taisait qu’à partir de deux cent cinquante doublezons ». Le pire est que même le Christ semble justifier une telle cérémonie par sa question : « Pourquoi n’avez-vous pas donné plus d’argent cette fois-ci ? ». La remarque qui interprète sa réaction après la réponse de Colin, « Il paraissait gêné », sonne cependant comme une sorte de blâme indirect du fonctionnement de son Église. Mais, en même temps, il reste totalement passif.
En contraste avec l’horreur de la cérémonie, la douleur de Colin ressort, en donnant au texte une tonalité pathétique.
La perte de Chloé lui semble insupportable. Il ne se résigne pas au fait qu’elle soit enfermée : « on ne voyait plus Chloé mais une vilaine boîte noire […] toute bosselée ». Il se résigne encore moins au traitement qui est infligé à son cercueil, ce qui se traduit par la reprise d’ « il pleura » en début puis en fin de phrase : « et il pleura parce que Chloé devait être meurtrie et abîmé ; il songea qu’elle ne sentait plus rien et pleura plus fort ». Cette reprise marque la prise de conscience de ce que représente la mort, un néant qui détruit définitivement l’être aimé.
Dans un second temps, c’est la révolte que Colin exprime dans ses questions au Christ, d’abord « Pourquoi est-ce que Chloé est morte ? », puis, de façon plus accusatrice, « Pourquoi l’avez-vous fait mourir ? » On trouve ici l’attitude humaine traditionnelle devant une mort qui apparaît injuste, et pour laquelle on cherche des responsables : « Qui est-ce que cela regarde ? ».
Le sentiment d’injustice ressort d’abord à travers l’éloge de Chloé, avec un adverbe d’insistance, « Elle était si douce », puis amplifié par l’antéposition de la négation : « Jamais elle n’a fait le mal, ni en pensée, ni en action ». Ainsi la mort apparaît comme un châtiment injustifié. Et la réponse du Christ « Ça n’a aucun rapport avec la religion », détruit le dogme lui-même, qui associe la sanction divine au péché. Ensuite il s’associe lui-même à cet éloge, avec le pronom « nous » et toujours au moyen de négations : « Je ne vois pas ce que nous avons fait, dit Colin, nous ne méritions pas cela. »
=== Ces critiques formulées par Colin posent en fait la question philosophique du sens à donner à l’existence du « mal » quand rien, dans la vie humaine, ne semble justifier de subir ce qui est perçu comme une punition divine immérité.
Ainsi ce chapitre conduit à un déni de tout ce qui fonde la foi chrétienne.
Pendant la cérémonie, devenue parodique, chaque geste traduit des valeurs totalement opposées à celles que prône la religion : aucune charité, aucune compassion pour la souffrance, notamment celle de Colin, qui se fait « huer » à la fin, aucun respect devant la mort, ni même devant la vie. C’est significatif quand le cercueil « brisa la jambe d’un enfant qui jouait à côté ». Personne n’y prête la moindre attention : « on le repoussa contre le trottoir ». Cela n’est, finalement, qu’un détail sans importance.
La représentation du Christ est tout aussi péjorative. Lui aussi est montré comme parfaitement indifférent à cette cérémonie : « il avait l’air de s’ennuyer », repris plus loin par « Il regardait ailleurs et semblait s’ennuyer ». Lors du dialogue, ses réponses détruisent la valeur que les hommes attachent à la foi pour expliquer l’existence : « Je n’ai aucune responsabilité là-dedans ». Ainsi le Christ n’est plus qu’un simple « assistant », plus ou moins intéressé selon l’ampleur de la cérémonie : « – Je vous avais invité à mon mariage, dit Colin. – C’était réussi, dit Jésus. Je me suis bien amusé. » Il refuse d’ailleurs de poursuivre une conversation sur la mort, ce que traduisent ses réponses elliptiques et peu expressives : « Oui… dit Jésus », « Mmmmmm… dit Jésus. », « Oh… dit Jésus, n’insistez pas. » Vian détruit ainsi toute valeur qui pourrait être accordée à la religion.
Le sommeil final marque une gradation dans cette représentation négative du Christ. Alors qu’au début, c’est seulement l’ennui qui est mentionné, peu à peu, le texte bascule vers la représentation du sommeil : d’abord, « il chercha une position plus commode sur ses clous. », ensuite « Il secoua un peu la tête pour changer l’inclinaison de sa couronne d’épines », comme quelqu’un qui se prépare à dormir, ce qui ridiculise, en même temps, les symboles de la passion du Christ, devenus de simples objets inconfortables. Vient ensuite « marmonna Jésus en bâillant », puis le sommeil est décrit dans l’avant-dernier paragraphe. La critique de Vian est renforcée par la comparaison, qui assimile Jésus à un « chat », animal considéré traditionnellement comme égoïste : « Colin entendit sortir de ses narines un léger ronronnement de satisfaction, comme un chat repu. »
=== À l’irrespect de la cérémonie répond dont un double irrespect : celui du Christ à l’égard des hommes, et celui de Vian à l’égard de la religion.
CONCLUSION
Ce passage marque une inversion des représentations traditionnelles d’une scène de funérailles. Cela permet une remise en cause, par cette dérision proche de l’humour noir, à la fois de la religion, mais aussi de la valeur même accordée à la vie. Cette dérision sonne cruellement, d’une part parce que le lecteur s’est attaché aux personnages du roman, d’autre part parce que l’on sait que Vian lui-même est confronté à une maladie dont il sait que l’issue est fatale.
De plus cela conclut l’inversion du schéma traditionnel du roman d’amour. Le roman de Vian est, au début, encore proche du conte de fées : il commence par une situation initiale de manque (Colin veut « aimer »), puis vient la scène de rencontre, élément perturbateur qui, par le coup de foudre provoqué, détermine le destin des personnages. Ensuite, on trouve les péripéties, obstacles rencontrés par le héros dans sa quête, qui finissent par se résoudre et conduire à un dénouement heureux, le mariage qui comble le manque initial.
Mais, à partir de la rencontre, tout se modifie car elle amène au mariage, sans le moindre obstacle. C’est à la fin de cette cérémonie du mariage qu’intervient le premier indice : « en arrivant sur le perron, Chloé se mit à tousser ». La situation empire au fil des pages, chaque péripétie détruisant davantage les lieux et les personnages, et le roman se conclut sur la mort, sur le malheur, au lieu du bonheur.
La rencontre amoureuse : pp.71-76
Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne, Chloé, permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société.
La situation initiale a présenté le héros, Colin, et son univers, étrange, partagé avec ses amis, Chick, passionné par Jean-Sol Partre, et celle qu’il aime, Alise, la nièce du cuisinier Nicolas, et Isis Ponteauzanne. L’amour né entre Chick et Alise donne à Colin le désir d’aimer : « je voudrais une âme-sœur du type de votre nièce », « j’ai tant envie d’être amoureux », déclare-t-il au chapitre IX. Le chapitre X s’ouvre sur la conjugaison du verbe « aimer », alors que Colin se rend à une fête organisée par Isis pour l’anniversaire de Dupont, son caniche. C’est au cours de cette fête, au chapitre XI, que se produit l’événement perturbateur : la rencontre entre Colin et Chloé qui marque la naissance de leur amour.
Cela conduit à une question : Comment Boris Vian renouvelle-t-il le topos de la scène de rencontre amoureuse ?
LES CIRCONSTANCES DE LA RENCONTRE
Depuis le conte de fée, Cendrillon, jusqu’à Madame Bovary de Flaubert et Le Bal du Comte d’Orgel de Radiguet, en passant par La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, repris par la rencontre amoureuse est un topos littéraire, qui pose un cadre et des personnages.
Nous retrouvons ici toutes les composantes traditionnelles d’une soirée de fête, adaptée à cette époque, l’immédiat après-guerre où toute une jeunesse, alors surnommée les « zazous », veut d’abord et avant tout s’amuser pour oublier les contraintes de l’Occupation. Mais chacun des éléments introduits se trouve « détourné », « décalé » pour nous plonger dans un univers totalement fantaisiste.
Par exemple, la musique est celle que les jeunes écoutent alors dans les « caves » de Saint-Germain-des-Prés, quartier de Paris alors à la mode. C’est la musique américaine, interdite pendant l’Occupation : le jazz, avec la mention de « Duke Ellington », et le prénom de l’héroïne, emprunté à un de ses titres. On reconnaît aussi l’importance alors prise par les disques et le « pick up », et la danse à la mode, « le boogie-woogie ». Mais le « biglemoi », lui, est inventé, pour suggérer une danse où les partenaires se regardent les yeux dans les yeux, comme une forme de slow…
On trouve également, très traditionnels, les « petits fours » offerts par leur hôtesse, Isis, avec un « éclair miniature ». Mais ils sont servis « sur un plateau hercynien », terme géographique, qui qualifie une forme de relief relié à une période géologique ! L’éclair est « de type ramifié », jeu sur les mots, entre l’éclair météorologique et ses jaillissements, comme des branches qui se diffusent, et l’éclair-gâteau. De plus, il y a « un piquant de hérisson dissimulé dans le gâteau », peut-être encore un jeu de mots par rapport au bâtonnet qui permet de piquer les petits fours…
Pour les boissons, on passe de la question ordinaire « C’est du champagne ? » à la réponse énigmatique, « C’est un mélange », sans plus de précision. De même, la formule pour annoncer le repas est banale, « passer à table », mais contraste avec l’étrange façon d’en donner le signal : « Alise lui tapa le dos gentiment et ça résonna comme un gong balinais. »
Enfin fleurs et éclairages sont de tradition pour décorer une salle de réception, mais ici les fleurs sont étrangement placées : « une épaisse frange d’iris d’eau cachait le bas des murs ». L’éclairage, lui, crée une atmosphère étrange : « des gaz diversement colorés s’échappaient d’ouvertures pratiquées çà et là ». Et, en fait de baies vitrées permettant aux gens de voir de l’extérieur, « le plafond était à claire-voie, au travers de laquelle regardaient les locataires d’en dessus ».
=== Vian met donc en place un univers romanesque à l’image de cette époque, mais il prend les plus grandes libertés avec les codes traditionnels.
On ne voit pas vraiment les invités de cette fête, mais seulement les familiers de Colin. Chick représente bien la jeunesse intellectuelle de l’après-guerre, fascinée par la philosophie contemporaine, l’existentialisme illustré par Jean-Paul Sartre, ici nommé par inversion des consonnes « Jean-Sol Partre ». De même, le titre cité, « Paradoxe sur le dégueulis », renvoie à son roman, La Nausée, paru en 1938, dans lequel, à partir du constat de « l’Absurde » il pose le sens de l’existence.
Chick est tombé amoureux d’Alise, nièce du cuisinier de Colin. Elle illustre bien la liberté alors naissante dans les relations amoureuses, en jouant à flirter avec Colin : « Alors, vous vous en allez sans avoir dansé une seule petite fois avec moi ? », « Pourtant, quand on vous regarde comme ça, on est forcé d’accepter… ». De même, elle ne repousse pas le geste de Colin « l’enlaçant » et « frottant sa joue contre les cheveux d’Alise ».
Quant à Isis, elle est entraperçue dans son rôle d’hôtesse, servant les « petits fours » ou présentant les invités, comme elle le fait pour Colin. Son prénom est évocateur de la divinité égyptienne, déesse protectrice et maternelle.
=== Cette jeunesse des personnages permet aussi de mettre en scène leur immaturité : ils semblent vivre sans aucune des contraintes du monde adulte, au gré de leurs plaisirs. Leur langage est le reflet de cette décontraction. Par exemple l’explosion de Colin, « Zut ! Zut et Bran, peste diable boufre », rappelle les insultes tant appréciées de Père Ubu chez Jarry.
UN COUP DE FOUDRE
De la même façon que pour la « scène de bal », Boris Vian reprend les composantes traditionnelles du coup de foudre, mais en créant des décalages fantaisistes.
Dans la tradition, le coup de foudre repose sur le jeu des regards : il naît, en principe, dès le premier regard échangé entre les deux protagonistes, de façon réciproque. Mais ici, Vian procède un peu différemment.
On ne sait pas vraiment ce qu’a perçu Colin au premier regard, quand il a été présenté à Chloé, si c’est son physique ou son prénom qui l’ont troublé à ce point, trouble traduit par les points de suspension. Ce n’est que plus loin dans le récit que nous apprendrons le portrait de Chloé. Mais son prénom peut déjà suffire à provoquer un choc, puisque c’est sur le titre de Duke Ellington sur lequel Colin avait appris à danser le « biglemoi » avec Nicolas, au chapitre VI. Tout se passe comme si cette rencontre était l’effet d’un destin… C’est aussi ce qui peut expliquer la phrase prononcée par Colin : « Bonj… Êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? »
Ce premier regard provoque, comme il est d’usage, un trouble physique chez le héros : « Colin avala sa salive. », avec des sonorités imitatives. Il lui devient impossible de parler, ce que signale la comparaison qui suit : « comme du gratouillis de beignets brûlés », là aussi avec des sonorités imitatives. Vian fait preuve de fantaisie et d’humour pour traduire cette paralysie. Ce trouble est explicité un peu plus loin, dans la comparaison introduite dans le récit par prétérition : « Il n’ajouta pas qu’à l’intérieur du thorax, ça lui faisait comme une musique militaire allemande, où on n’entend que la grosse caisse » : les sonorités [t] et [K], redoublées, imitent les battements de cœur.
MAIS, à partir de là, Vian introduit un décalage, exprimé brutalement : « Et puis il s’enfuit parce qu’il avait la conviction d’avoir dit une connerie. » La scène pourrait alors s’arrêter, et le héros deviendrait un anti-héros par sa faiblesse… dont il a totalement conscience vu les multiples reprises : « Puis il se rappela qu’il s’enfuyait et s’enfuit. », « Je viens d’être idiot… et ça me gêne de rester. », « Je lui ai dit une stupidité. Et c’est pour ça que je m’en allais. » De plus, comme la scène est racontée en focalisation interne, on ne sait rien de ce que ressent Chloé. Donc aucune réciprocité…
L’originalité de Boris Vian consiste donc à redoubler la rencontre, à partir d’un second regard de Colin. Ce regard permet un portrait de Chloé, mais qui ne met l’accent que sur des détails physiques, « les lèvres rouges, les cheveux bruns », les deux éléments de sensualité d’une femme. La construction de la phrase associe étrangement par le connecteur « et » un élément psychologique, « l’air heureux », et un élément vestimentaire, « sa robe n’y était pour rien », allusion à l’importance que Colin a, au cours des chapitres précédents et pendant cette fête, accordée aux robes des jeunes filles. Cela accorde donc à l’héroïne une valeur qui lui est propre, et qui ne doit rien à son vêtement.
Ce second regard est, cette fois-ci, réciproque : « Chloé le regarda encore. Elle avait les yeux bleus ». Et il induit l’acceptation de l’invitation.
Dans la scène traditionnelle, cette rencontre est publique, et le couple devient le centre de tous les regards des spectateurs. Ici, on retrouve cette notion, mais de façon étrange, puisque ce sont « les locataires d’en dessus » qui « regardaient », tandis que l’entourage proche s’efface totalement.
C’est la danse qui permet le premier rapprochement. Avec le rapprochement des corps, la rencontre prend une connotation sensuelle. Mais nous notons le décalage entre les deux personnages. Le comportement de Chloé est empreint de douceur et de séduction : « Il sentait ses doigts frais sur son cou », « Elle agita la tête pour repousser en arrière ses cheveux frisés et brillants ». Inversement, le langage de Colin est dépourvu de toute sensualité, pseudo-scientifique, comme s’il était en train de visualiser de façon technique la décision du rapprochement.
En même temps, cela confirme la liberté naissante des jeunes filles. Face à la timidité de Colin, Chloé n’a aucune hésitation : c’est elle qui « mit la main sur son épaule » la première, pose « ses doigts frais sur son cou », et « appliqua, d’un geste ferme et déterminé, sa tempe sur la joue de Colin ».
Comme il est de tradition, ce moment de danse isole le couple du reste des invités. Mais cet isolement est raconté de façon fantaisiste. Le « silence » n’est pas profond, mais « abondant », et le langage reproduit la familiarité qui règne entre ces jeunes gens : « la majeure partie du reste du monde se mit à compter pour du beurre ». La fin du disque marque aussi la fin de cet isolement, ou, comme l’écrit de façon humoristique B. Vian, le retour « à la vraie réalité ».
L’ultime étape est le baiser. Il est introduit comme s’il s’agissait d’une sorte de jeu, en écho à ce qu’avait expliqué Nicolas à Colin à propos du « biglemoi », jugé « obscène » quand il était dansé sur le rythme du boogie-woogie. D’où le choix lexical et l’impératif exclamatif : Colin est « horrifié » et s’écrie « Ne regardez pas ça ! ».
Ce baiser reste encore très timide, mais scelle l’amour entre les deux héros, exprimé paradoxalement par un parallélisme négatif, autre façon de détourner le langage habituellement affirmatif : à « Elle frémit, mais ne retira pas sa tête. » répond « Colin ne retira pas ses lèvres non plus. »
=== La scène de rencontre est, le plus souvent, romantique. Mais ici la fantaisie nous écarte du romantisme, même si l’amour, lui, est immédiatement vécu dans toute sa sincérité.
CONCLUSION
Vian traite ici une scène devenue un « topos » du roman : le bal au cours duquel l’amour naît entre les deux héros. Il en reprend toutes les composantes, mais il les détourne de leur fonction première, avec une distanciation humoristique, qui témoigne de la désinvolture de l’auteur et de la jeunesse des héros.
Cette jeunesse correspond à la fois à l’époque de l’écriture, l’après-guerre où la jeunesse s’affirme dans son désir de liberté, mais aussi à la volonté de renouveler l’image de l’amour. Vian met en scène un amour insouciant, un peu immature, qui joue avec la vie sans la prendre au sérieux. Mais, derrière cela, nous percevons la profondeur d’un moment qui scelle le destin des héros.
L’incipit
Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne, Chloé, permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société.
L’incipit, dans tout roman, joue un rôle important puisqu’il présente l’intrigue, tout en inscrivant l’œuvre dans un registre. De plus ici, en parallèle avec l’ « avant-propos », il complète le pacte noué avec le lecteur.
Nous chercherons d’où vient l’originalité de cet incipit.
LA FONCTION INFORMATIVE
Le roman débute à l’intérieur de l’appartement de Colin. Deux lieux totalement banals. Il y a d’abord la salle de bain, avec tout ce qui peut la caractériser banalement : le mobilier, avec « l’étagère de verre », « la baignoire », et les objets de toilette : « vaporisateur », « peigne », « coupe-ongles », miroir », tapis de bain », « serviette ». Puis le texte nous amène dans le couloir de la cuisine, d’où nous apercevons les « robinets de laiton soigneusement astiqués ». L’accent est donc mis sur la luminosité. Ces lieux donnent une impression d’un quotidien heureux et harmonieux, et ce sont eux qui traduiront l’évolution de la maladie de Chloé.
Sur le plan de l’actualisation temporelle, c’est un incipit « in medias res » : « Colin terminait sa toilette », « il s’était enveloppé » suggèrent que l’action est prise en cours. Il est fait d’une succession d’actions, toutes représentant les gestes les plus ordinaires du quotidien : se peigner, s’essuyer « entre les doigts de pieds », « accroch[er] la serviette au séchoir ».
Mais le roman ne donne aucune datation précise, sauf « ce n’était encore que samedi ». Or, cela introduit une première distorsion puisque Colin vient « surveiller les derniers préparatifs du repas » alors que le dîner n’est prévu que deux jours plus tard : « Comme tous les lundis soirs ».
=== Cette situation initiale consiste en une suite d’habitudes et de gestes quotidiens. Mais aucun rappel du passé, aucun ancrage du/des personnage/s dans le temps historique.
Nous découvrons aussi les personnages. Colin, dont le prénom est le premier mot du roman, est désigné d’emblée comme son héros. Son portrait, pour l’essentiel, est fait en focalisation externe, comme si un spectateur était placé à ses côtés : « on pouvait voir… ». Cependant on note un commentaire, « Le nom de Colin lui convenait à peu près » : l’auteur juge son propre choix… mais sans en donner la moindre explication !
Physiquement, Boris Vian le définit d’abord par référence à un film, supposé connu des lecteurs, Hollywood Canteen, de 1944, qui raconte la vie de jeunes soldats américains pendant la guerre : « le blond ». La suite du portrait passe en revue le héros, mais vu « [d]ans la glace », comme en un reflet, et il reste très schématique en raison des adjectifs, très banals : « Sa tête était ronde, ses oreilles petites, son nez droit, son teint doré. […] une fossette au menton », « grand, mince (cf. le surnom, « Slim »), avec de longues jambes ». Cela lui donne un aspect jeune, et plutôt séduisant, avec une évidente ressemblance à son créateur lui-même. Mais ce portrait n’est pas très évocateur.
Psychologiquement, Vian le montre d’abord comme doté d’une sorte de joie de vivre : « Il souriait souvent d’un sourire de bébé ». Le terme qualifiant banalement sa psychologie, « gentil », est ajouté à la fin du portrait physique, le connecteur « et » liant étrangement les deux. Cette gentillesse est ensuite prouvée par son comportement envers son ami, Chick : la dernière phrase du quatrième paragraphe souligne aussi son tact. Puis le narrateur se fait omniscient pour porter un jugement, qui renforce ces premières notations : « Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons », « Il était presque toujours de bonne humeur… ».
Socialement, son âge est donné par l’intermédiaire de celui de son ami Chick (« 22 ans ») et de même on sait qu’il est « célibataire ». Il n’a, en revanche, aucun ancrage familial ou professionnel. On apprend seulement ses « goûts littéraires », ce qui laisse supposer qu’il a reçu une bonne éducation, et qu’il a « une fortune suffisante pour vivre convenablement sans travailler pour les autres ». C’est ce que révèle aussi le fait d’avoir un « nouveau cuisinier ».
=== Il apparaît ainsi comme une sorte de prince charmant, totalement libre de ne s’occuper que de lui, de sa toilette minutieuse, d’élaborer une cuisine raffinée.
Quelques personnages secondaires sont introduits dans cet incipit.
Chick n’est pas décrit, mais présenté comme une sorte de double. Une différence est, cependant, immédiatement soulignée : « mais moins d’argent ». Il exerce un « métier d’ingénieur », le même que celui de Vian, ce qui donne lieu à une première critique : « ne lui permettait pas de se maintenir au niveau des ouvriers qu’il commandait ». Cela pose deux thèmes, ceux de l’argent et du travail, dont on peut supposer qu’ils joueront un rôle dans le roman.
Nous ne savons rien de Nicolas, à part son statut de « nouveau cuisinier ».
Mais il y a surtout les « souris de la cuisine », personnages surprenants. Cette appellation fait d’elles des sortes de génies familiers des lieux, dont les habitants prennent soin (« le cuisinier les nourrissait très bien »), et elles paraissent heureuses : « aimaient danser », « couraient », « jouaient ». L’accent est mis sur l’une d’elles : « Colin caressa ». Elle est dépeinte plus précisément : « de très longues moustaches noires, elle était grise et mince et lustrée à merveille ».
=== Le lecteur ne peut que s’interroger car rien ne permet de mesurer le rôle que joueront ces personnages, plutôt étrange, dans un contexte si banal. L’horizon d’attente reste très flou.
LA FONCTION DE SÉDUCTION
Plusieurs éléments s’écartent du réel, des limites naturelles, en créant systématiquement l’insolite, à la façon des artistes surréalistes. Par exemple, nous sommes placés dans un monde étrange avec « un soleil de chaque côté » du couloir vitré, « car Colin aimait la lumière ». Le héros est donc comme un dieu, au sein d’un univers fait sur mesure, qui répond à son bon plaisir. De même, son corps est modifiable, à son gré là aussi : la « fossette » est apparue uniquement en raison de son « sourire », il « tailla en biseau les coins de ses paupières mates », qui « repoussaient vite », comme des ongles. Enfin cet univers est fait d’une matière qui, elle aussi, se plie aux nécessités humaines. Ainsi nous voyons Colin « perçant un trou au fond de la baignoire ». Mais, sans la mention du moindre outil, cela est présenté comme un geste parfaitement naturel. De plus, l’eau tombe chez « le locataire de l’étage inférieur »… sans que cela ne semble déranger personne. Autre exemple, le « tapis de bain » s’anime, quand Colin le traite à la façon d’un escargot : avec du « gros sel » pour lui faire « dégorge[r] toute l’eau contenue », il « se mit à baver ».
=== Cet univers étrange fait sourire. Mais l’ensemble devient totalement naturel en raison du déroulement des gestes.
Dans cet univers étrange, trois éléments nous rappellent le conte de fée, donc le registre merveilleux. D’une part, l’inanimé s’anime : les « comédons » sont personnifiés. Il y a aussi « les jeux des soleils sur les robinets » qui « produisaient des effets féériques » et une sorte de musique s’y trouve associée : « danser au choc des rayons de soleil sur les robinets »). À cela s’ajoute l’aspect liquide : « comme des jets de mercure jaune ». Parfois, c’est une simple variation grammaticale qui marque la personnification, telle la préposition « à » au lieu de « sur » : « Il prit à l’étagère de verre le vaporisateur ».
D’autre part, le temps devient élastique, plastique : on n’est que « samedi », d’habitude Chick vient le « lundi », mais il suffit que Colin ait « l’envie de la voir », pour que le temps soudainement s’accélère.
Enfin, comme un souvenir de Cendrillon, nous observons l’alliance entre le monde animal et le monde humain, à travers les jeux et la familiarité des souris, animal en général peu apprécié dans une maison.
Mais ce registre s’insère si étroitement dans le réel que tout paraît, finalement, logique. Pourquoi l’eau ne tomberait-elle pas chez le voisin, puisque la phrase suivante, comme une sorte d’explication, précise que « sans prévenir Colin, celui-ci avait changé son bureau de place » ? Pourquoi n’y aurait-il pas de souris, puisque, toujours par cette même juxtaposition des phrases, « Le cuisinier les nourrissait très bien » ?
=== Le lecteur est ainsi incité à entrer dans un univers parallèle au nôtre, mais qui en garde les codes de comportement.
Boris Vian joue sur le langage, avec des procédés variés, qui, là aussi, rappellent les activités surréalistes ou les jeux « pataphysiques » de Jarry. Déjà, il emploie une figure de style qu’il détourne de son sens premier. Ainsi, quand Colin se peigne, il « divisa la masse soyeuse en longs filets orange [1er détournement de la forme et de la couleur « normales » des cheveux] pareils aux sillons que le gai laboureur [titre d’un morceau de musique de Schumann : 2ème détournement] trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricot », 3ème détournement.
Il cherche à créer un effet de surprise, par exemple avec le « coupe-ongles » qui va servir pour des « paupières », ou les « sandales en cuir de roussette », c’est-à-dire d’une chauve-souris de Madagascar ! Il s’amuse à pratiquer une fausse logique : « Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait ». Enfin les jeux de mots sont nombreux : au tissu de « velours à côtes vert d’eau », il ajoute « très profonde », il porte un « veston de calamande », le plus souvent nommé « calmande », tissu lustré d’un seul côté qui sert à des tissus d’ameublement ou à des vêtements d’intérieur, ce qui permet un jeu sonore en ajoutant « noisette ».
=== Ces multiples décalages contribuent aussi à faire sourire le lecteur.
Cela conduit forcément le lecteur à s’interroger sur le sens de cet étrange incipit, à partir des informations déjà acquises. S’il le rapproche du titre, il imagine une vie qui, pour Colin du moins, semble facile, légère, faite d’amusement, de plaisirs, même pour les souris. S’il rapproche le texte de l’avant-propos, il comprend mieux la notion de « projection de la réalité » combinée à celle de « distorsion », c’est-à-dire la déformation du réel.
Mais, précisément, cet avant-propos » nous guide déjà vers un sens, les deux principes antithétiques, qu’on retrouve ici, la laideur et la beauté.
La laideur physique est immédiatement rejetée, puisque les « comédons » eux-mêmes ne se supportent pas : « En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau ». De même, la laideur sociale est illustrée par les difficultés financières de Chick, qui mettent en scène un paradoxe : un « ingénieur » qui ne gagne pas « de quoi se maintenir au niveau des ouvriers ». Le lecteur, telles que sont présentées les choses, est incité à plaindre Chick… Mais pourquoi ne pas plaindre plutôt les ouvriers du monde réel, qui, eux n’ont pas d’ « oncle » à qui « emprunter de l’argent » ? Finalement, c’est le travail en soi qui semble laid !
Face à elle ressort la beauté. Vian met en place un monde qui baigne dans la joie, avec de nombreux exemples : la comparaison au « gai laboureur », « il souriait souvent », « joyeusement », sa « bonne humeur », et la « joie sereine » du cuisinier Nicolas. Le texte se termine d’ailleurs sur le symbole de cette joie : la danse finale des suris sous les rayons de soleil.
CONCLUSION
Comment juger cet incipit ? Tout en respectant le rôle traditionnel d’un incipit, il s’en écarte considérablement par son aspect insolite. En cela, il peut désarçonner certains lecteurs. Mais il plaira à ceux qui aiment l’étrange, le merveilleux, et qui vont chercher le sens de cet univers mystérieux.
L’horizon d’attente, que doit, en principe, créer un incipit reste très flou. Tout au plus peut-on y distinguer la mise en place de l’opposition entre la richesse et le monde du travail, lié, lui, à la pauvreté. Mais le merveilleux fait penser à un conte de fées, donc suggère que le roman pourrait être une forme d’apologue, dont il appartiendra au lecteur de dégager le sens.
L’avant-propos
Le rôle de cet avant-propos de l’Écume des jours est double : expliquer les objectifs et le mode de travail de l’écrivain, et conclure un pacte de lecture avec le lecteur, en l’orientant vers un sens à donner au roman.
Mais le lecteur n’a pas encore lu l’œuvre : il est obligé d’adhérer à ce discours, ne peut encore en mesurer la vérité, ni entièrement le comprendre. Cependant, un avant-propos se relit aussi a posteriori, pour le comparer à sa propre lecture du roman, aux constats tirés.
Nous allons ici l’analyser de façon linéaire, étape par étape.
1ère PARTIE
La 1ère phrase, « Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements à priori. », posée comme une vérité générale, représente, en réalité, un paradoxe, car un jugement « à priori » est, le plus souvent, considéré comme dangereux, car base de préjugés. Il est donc surprenant pour le lecteur d’en trouver ici un éloge.
La 2nde phrase, avec le connecteur « en effet » prétend apporter la preuve de ce principe surprenant. Cette phrase, « Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. » donne elle-même l’exemple d’un jugement « a priori » avec l’adverbe « toujours ». Rien ne peut prouver une telle affirmation, sauf si l’on se place délibérément d’un point de vue anarchiste. Mais c’est une affirmation importante, qui se vérifiera à la lecture du roman : Vian y oppose nettement les « individus » (les trois couples) et les « masses », par exemple lors des scènes à la patinoire, dans le monde du travail ou pendant les conférences de Jean-Sol Partre. Ce sont toujours des scènes terribles, horribles, et qui conduisent à la mort.
2ème PARTIE
La 2ème partie présente les conséquences de ce principe initial. La phrase, « Il faut se garder d’en déduire des règles de conduite : elles ne doivent pas avoir besoin d’être formulées pour qu’on les suive. », affirme fortement, avec la modalité impérative « Il faut », un refus. Vian rejette d’emblée ce qui constitue le désir fréquent du lecteur : chercher la vérité que l’auteur veut transmettre, un « message », un sens moral ou philosophique.
Mais nous notons une nouvelle contradiction entre les deux propositions de la phrase : face au rejet de « règles de conduite » qui seraient posées, l’idée de « les suiv[r]e », n’est pas, elle, rejetée. Il s’agit plutôt, pour l’auteur, de proclamer son droit de ne rien expliciter (« pas besoin d’être formulées ») et d’obliger le lecteur à poser sa propre interprétation.
Mais aussitôt intervient une nouvelle contradiction, puisque, même s’il emploie le terme « choses », bien vague, Vian donne au lecteur deux clés pour interpréter son roman : « Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec les jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. » La 1ère vérité affirmée est la force de l’amour, « l’amour, de toutes les façons, avec les jolies filles ». C’est, en effet, la clé du roman, puisque toute l’intrigue tourne autour des trois couples, et que, pour chacun, l’amour est un absolu : Colin se sacrifie pour Chloé, Alise tue pour sauver Chick, Isis se mésallie pour Nicolas.
L’autre idée affirmée est la toute-puissance de « la musique » de jazz : composante essentielle de la vie de B. Vian, elle accompagne toutes les scènes de bonheur, et il y a même un titre qui représente l’héroïne, « Chloé ».
La 1ère partie de la phrase suivante est catégorique : « Le reste devrait disparaître, car le reste est laid,… » Ainsi Vian souligne ce que la lecture permettra de constater . Dans le roman, deux mondes s’opposent, en effet : celui du beau, les « jolies filles », « la musique », par exemple avec le pianocktail, et celui du « laid », le monde du travail, les lieux fréquentés par les masses, la maladie et, bien sûr, la mort.
3ème PARTIE
La suite de la phrase, « …et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. », contredit encore une fois la volonté précédente de rejet des règles. La formule « pages de démonstration » assigne, en effet, au roman un sens, c’est-à-dire confirme les bases de cette opposition entre beauté et laideur.
Mais la fin de cette phrase pose un autre paradoxe, fondé sur une fausse causalité entre deux termes antithétiques, « entièrement vraie » et « imaginée d’un bout à l’autre ». Cela fait penser à une des origines antiques du récit, la fable, de *fabula : c’est le mensonge, qui, pourtant, se donne pour but de poser une vérité. Comme ses prédécesseurs, Boris Vian revendique le pouvoir de la fiction, de la « distorsion du réel », de conduire à dégager une vérité sur ce même réel.
Vient alors une étrange affirmation sur un ton scientifique : « Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion. » Le lexique fait ici une comparaison entre l’élaboration du roman et un mécanisme physique. Dans les deux cas, le point de départ est « la réalité », mais « en atmosphère biaise et chauffée » : ce n’est donc pas une reproduction à l’identique (« biaise ») et elle va être « chauffée », donc exagérée, accentuée. Puis, cette « réalité » se trouve « proje[tée] » sur « un plan de référence », qui est l’intrigue du roman, la fiction. Mais là aussi il se produit des déformations : si le plan est « irrégulièrement ondulé », cela crée des creux et des bosses, qui déforment l’image, comme si elle se retrouvait tordue.
Vian lance, pour conclure, un appel indirect au lecteur, à travers le pronom « on », il se trouve pris à témoin : « On le voit, c’est un procédé avouable, s’il en fut. ». Il est aussi considéré comme une sorte de confesseur, avec l’adjectif « avouable ». Mais le terme « avouer » suggère aussi qu’il s’agit d’une faute. L’écrivain attendrait-il le pardon de la part du lecteur ? Quelle serait cette faute ? Ne serait-ce pas, précisément, ce procédé de « distorsion » ?
La dernière pirouette qui ferme l’avant-propos est la mention finale d’un lieu et d’une date. Si la date peut paraître vraisemblable, du moins pour l’achèvement du roman, en revanche B. Vian n’a jamais mis les pieds aux USA. Mais c’est aussi un signal : la « Nouvelle-Orléans est le berceau du jazz. Cela souligne, une fois de plus, son importance dans le roman.
CONCLUSION
Pourquoi faire précéder le roman d’un avant-propos, sur un ton si didactique, alors même que Vian affirme le refus de poser une interprétation ? D’affirmations paradoxales en contradictions successives, sur un ton délibérément désinvolte, il donne le ton de son roman. Rien n’y sera « réalité », mais tout la représentera, « biaise »… pour poser deux vérités, qu’il appartiendra au lecteur de dégager : le bonheur se trouve dans l’amour et dans la musique de jazz. Mais ce bonheur est menacée par tant de laideurs…
Vian pose aussi une question fondamentale pour le roman, celle du réalisme. Stendhal définissait le roman comme « un miroir que l’on promène le long d’un chemin ». L’écrivain tenait, certes, le miroir, mais Stendhal posait ainsi une volonté de représenter la réalité dans une totale ressemblance : c’était alors la naissance d’un réalisme affirmé. Par opposition, B. Vian, dans la lignée du surréalisme, revendique une double déformation. D’une part, la surface du « miroir » a été délibérément déformée : cela explique les choix stylistiques, mais aussi le recours à des registres comme le merveilleux, le fantastique. D’autre part, l’atmosphère du « chemin » et le chemin lui-même ont été modifiés, ne ressemblent plus à la réalité : le réel évoqué sera lui-même modifié. Mais l’objectif ultime reste le même : l’histoire est « absolument vraie ». C’était aussi l’affirmation des surréalistes : rechercher, par la combinaison des points opposés, une réalité « plus vraie » dépassant les contradictions.
Le désir d’écrire, pp. 129-130
de « Tu veux écrire… » à « … qui t’écrase. »
Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.
Le passage se situe à la fin de la seconde partie. Le narrateur a parcouru les étapes de sa vie, l’enfance dans sa famille adoptive, l’école militaire à Aix, l’École du service de santé militaire à Lyon, jusqu’au moment où, après avoir doublé sa seconde année, il décide de tout arrêter pour « fonder sa vie sur l’écriture ».
Comment Juliet présente-t-il ses efforts et ses doutes face au choix de devenir écrivain ?
LES OBSTACLES À L’ÉCRITURE
Même si cette décision apporte au narrateur un véritable soulagement, il se retrouve livré à soi-même, et devenir écrivain n’est pas si simple.
Le redoublement dans les deux premières phrases du texte, « Tu veux écrire », qui affirme cette volonté, contraste fortement, en effet, avec un aveu d’ignorance : « tu ignores tout ». Le pronom « tu » prend ici toute sa force de dédoublement entre une part lucide de lui-même qui observe la part secrète, encore cachée, qui veut s’exprimer. Et cette part lucide se juge sévèrement : « Lorsque tu en prends conscience, tu es accablé », « l’autodidacte qui a honte de son ignorance. » L’ignorance est double, renvoyant aux deux bases de l’écriture : la nécessité de maîtriser des techniques, de connaître « ce en quoi consiste l’écriture », et d’avoir des références littéraires, des modèles : tu n’as strictement aucune culture ». Le handicap est donc lourd.
À cela s’ajoute la solitude, à laquelle le narrateur, pensionnaire dès son plus jeune âge, n’est pas habitué. Cela peut d’ailleurs aussi expliquer ce recours au « tu », reflet de l’habitude du dialogue avec soi-même pour compenser l’absence d’interlocuteur. Elle lui interdit toute aide dans sa démarche d’apprentissage, ce que met en valeur la phrase nominale négative : « Nulle personne pour guider tes pas ». Ce passage fait aussi écho à ce qu’avait évoqué la 1ère partie du récit pour la mère, l’image d’une quête. Il reprend, en effet, la métaphore de l’explorateur face à « l’immense continent des littératures », le pluriel renvoyant à la fois aux divers pays mais aussi aux « ouvrages de toutes sortes », à la multiplicité des genres et des registres littéraires, énumérés dans le passage entre tirets. Le fait de se « plonge[r] au hasard » reproduit également l’idée d’errance propre à la quête. En lien avec la solitude, nous mesurons à quel point cette quête spirituelle peut rapprocher le narrateur de ce qu’étaient les ermites au moyen-âge !
Mais la quête, dans ce passage, conduit à un aveu d’impuissance. Le dernier paragraphe du texte oppose nettement, en effet, avec le connecteur « mais », la vie intérieure dont l’activité est intense (« où que tu sois, quoi que tu fasses, tu ne cesses de moudre des phrases dans ta tête. ») et le vide de la production : « des heures s’écoulent sans que tu puisses tracer un mot. » Les négations se multiplient dans cette fin de texte, comme pour reproduire ce sentiment d’échec.
=== Tout comme sa mère naturelle, qui avait voulu « explorer » son monde intérieur, Juliet se lance à l’aventure, mais sans vraiment savoir quel est l’objet de sa quête.
LES ATOUTS
Il est cependant soutenu car il se reconnaît une force que sa mère n’a pas eu la chance d’avoir.
Paradoxalement, c’est son origine paysanne qui, alors qu’elle a limité son apprentissage, constitue son meilleur atout, ce que développe une métaphore filée. Il en a hérité, en effet, l’habitude d’un dur travail, qu’il avait mis en valeur d’ailleurs dans le portrait de ses deux mères : « ce labeur à venir ne t’effraie pas ». L’énumération des verbes qui renvoient à l’agriculture à l’infinitif, « d’abord labourer, herser, semer, rouler », marque ces efforts répétés nécessaires. Puis il a en lui « la mentalité du paysan », c’est-à-dire la patience, « tu es tenace, obstiné », et une forme de résignation face au temps, aussi bien dans sa durée (« attendre que tournent les saisons ») que dans son climat : « les calamités diverses ». En même temps, le paysan ne renonce pas, car il reste soutenu par l’espoir du résultat, qui ressort : tracer un « sillon » implique « moissonner » et « la récolte », termes ouvrant et fermant l’énumération. Dans son apprentissage littéraire, Juliet compare ainsi l’écriture à une sorte de grain, obtenu après avoir moulu (cf. ligne 28) l’idée brute, puis semé, et qui produira son fruit après de longs efforts.
Il fait preuve aussi d’une très forte volonté dans la mise en œuvre de son projet. Il s’agit d’abord d’acquérir cette culture qui lui manque, nécessité exprimée par une double métaphore hyperbolique : « faire des gammes et dévorer des centaines, peut-être des milliers de livres. » (l. 6-7) Cette image est reprise dans le deuxième paragraphe, qui explique « cette boulimie de l’autodidacte », en insistant sur sa force d’âme : il « veut coûte que coûte » combler ce vide culturel. Ainsi, à la solitude humaine répond une nouvelle présence, celle des livres, qui deviennent des compagnons, idée rendue par la personnification de la librairie : « tu lui rends de fréquentes visites. » (l. 18)
Enfin, même si rien n’a été réellement produit sur le papier, la fin du texte affirme, de façon paradoxale, une réussite, grâce au sentiment d’une intense activité : « tu penses n’être pas resté inoccupé ou la tête vacante ne serait-ce que quelques minutes. » C’est d’ailleurs sur une métaphore guerrière que se ferme le passage, toujours en affirmant sa volonté : »Tu veux ouvrir une petite brèche dans ce mur au pied duquel tu te trouves et qui t’écrase. »
=== L’écriture apparaît ainsi comme une absolue nécessité, digne de tous les sacrifices.
CONCLUSION
Ce texte présente la naissance de l’écrivain, qui a dû avoir le courage de lutter contre un destin apparemment contraire, contre son passé, pour affirmer sa liberté de devenir écrivain. Or, de façon originale, il a réussi l’impossible conciliation en transformant ce passé, obstacle en soi, en une force d’action.
Juliet confirme aussi ce qu’a représenté pour lui l’écriture, une revanche contre son enfance et un accès à la liberté. Il confirme ainsi la définition de son rôle posée aux pages 124-125 : « En écrivant, se délivrer de ses entraves, et par là même, aider autrui à s’en délivrer. Parler à l’âme de certains. Consoler ces orphelins que les non-aimés, les mal-aimés, les trop-aimés portent en eux. Et en cherchant à apaiser sa détresse, peut-être adoucir d’autres détresses, d’autres solitudes. » Pour lui, l’écriture est donc une véritable thérapie.
La peur, pp. 94-95
de « La peur… » à « … de la folie. »
Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.
Le passage étudié se situe au début de la seconde partie, qui présente l’enfance du narrateur-auteur dans la famille d’accueil qui l’a recueilli après l’internement de la mère, alors qu’il est âgé d’à peine quelques mois. Le récit de sa petite enfance est organisé autour d’un thème, « Une peur dévorante t’habite », dont le passage va donner un exemple.
Comment Juliet recrée-t-il ses souvenirs d’enfance ?
LES CAUSES DE LA PEUR
Le 1er paragraphe du texte lui sert d’introduction en mettant en place le thème, la peur. Dès la seconde phrase, « La peur a ravagé ton enfance », le verbe donne l’impression qu’il s’agit d’un phénomène naturel extérieur à soi, avec le choix du passé composé qui sous-entend que ce fait passé a un résultat présent. Les causes en sont aussi posées en de courtes phrases nominales et en gradation : nous passons d’une peur naturelle et partagée par beaucoup d’enfants (« l’obscurité ») à une peur métaphysique : « disparaître » qui fait écho à ce qui est arrivé à sa mère, oubliée au fond de son asile d’aliénés.
L’obscurité est mise en valeur à travers deux moments temporels, avec un présent qui traduit ici la fréquence de ces expériences. « Le matin, à l’aube » (l. 4), le jour n’est pas encore levé, la vision de l’environnement reste donc floue, d’où l’importance du champ lexical du regard : « être aux aguets » (l. 7), « scruter » (l. 8), « en promenant un regard circulaire » (l. 9-10). L’obscurité favorise l’imagination du pire. Puis sont évoqués « ces soirs d’hiver » (l. 18), tournure rendue emphatique par le démonstratif. L’obscurité est mise en valeur par le choix exceptionnel du singulier « la ténèbre » (l. 23), qui renforce l’opacité, auquel s’ajoute la présentation négative et la personnification : « la lumière avare qui n’éclaire qu’un faible espace et laisse dans l’ombre le tonneau » (l. 27-28). Tout se passe comme si la lumière devenait ennemie de l’enfant.
Les lieux, quant à eux, sont liés à la solitude et au silence : à l’extérieur, c’est « la campagne déserte et silencieuse », il en va de même pour la cave. Dans les deux cas, l’auteur donne l’impression d’une profondeur et d’une chute : « tu t’enfonces dans la campagne » (l. 6) est repris, pour la cave, par les verbes « plonger » et « dévaler les escaliers avec le sentiment que tu t’enfonces graduellement dans l’abîme » (l. 25-27). On pense aux images des descentes aux enfers, que rappelle aussi l’hyperbole « la terrible épreuve » (l. 21). Est affirmée l’idée d’enfermement : dans le premier récit, la route est limitée par « les bois » et « les buissons », dans le second c’est pire car il s’agit d’une « cave », lieu a priori sinistre.
Enfin les adultes représentent, pour l’enfant, une menace, double.
Nous découvrons ici la menace traditionnelle pour les enfants à cette époque, représentée par « le voleur d’enfants » (l. 14), avec l’article défini qui renvoie aux récits et légendes alors racontés par les adultes. Immédiatement est imaginée la violence potentielle : « qui s’apprête à bondir et à se saisir de toi » (l. 14-15). De même, dans le second récit, cette menace est suggérée par le seul bruit : « la serrure qui grince et qui risque de signaler ta présence » (l. 37-38).
Une autre forme de menace, évoquée implicitement, est celle des moqueries des adultes devant une peur d’enfant. Ce sont eux qui donnent l’ordre, auxquels la peur est dissimulée : « il faut aller chercher du vin à la cave » (l. 19). De même, lors du retour, tout est fait pour masquer cette peur : « « bravement pousser la porte et reprendre ta place à table comme si rien ne s’était passé » (l. 43-45).
=== Les deux récits, qui s’enchaînent par « Mais le pire » (l. 18), forment une gradation. La peur devient une « terrible épreuve » (l. 21), et à la fin, se trouve amplifiée avec l’anaphore de « Chaque fois » (l. 46) et une nouvelle gradation entre l’adjectif « terrifié » (l. 46) et le mot final : « folie ». Ce terme de « folie », dans cette 2nde partie du roman, renvoie le lecteur à la mort de la mère en asile psychiatrique : c’est, bien évidemment, un mot choisi par l’auteur adulte, qui commente les sentiments du personnage, et non pas propre à l’enfant.
LA LUTTE CONTRE LA PEUR
Dans les deux cas, le récit rappelle une sorte de voyage initiatique dans les ténèbres, une épreuve vécue pour se renforcer, se forger une forme de courage.
Pour ce faire, le contact avec les animaux joue un rôle important. Dans cette solitude et dans ce silence, l’animal, ici les vaches, est, en effet, un substitut à l’humain : « Pour te rassurer » (l. 10-11), espoir que peut-être elles pourraient te défendre » (l. 12-13), « la présence des bêtes te réconforte » (l. 17). Les vaches s’humanisent aussi par le fait de leur parler : « le son de ta voix t’aide à te sentir moins seul, moins menacé » (l. 15-16). Ainsi l’animal, dans ce monde où la communication est limitée, redonne à l’enfant sa nature humaine.
Pour résister, l’enfant entreprend de lutter contre le temps. Dans le second récit, on note, en effet, une différence entre le temps objectif, forcément limité, car le parcours n’est pas bien long pour « traverser la cour », et le temps subjectif, allongé en raison de la peur. C’est lui le véritable ennemi qui oblige à « attendre interminablement » (l. 29) et contre lequel l’enfant se bat pour « ne pas faire durer la terrible épreuve une seconde de plus » (l. 21-22). Une personnification illustre d’ailleurs ce supplice : « le robinet haï qui ne laisse couleur qu’un mince filet noir » (l. 30-31).
Pour lutter contre cet allongement du temps, illustré par la longueur de la phrase, se produit une accélération du mouvement, marquée par le rythme qui imite l’essoufflement : juxtaposition des multiples actions exprimées à l’infinitif, avec les nombreuses virgules. Nous notons cependant un contraste entre cette accélération, « dévaler les escaliers » (l. 25), « la cour traversée en trois bonds » (l. 38-39), et la maîtrise des mouvements, pour limiter cette accélération : « ouvrir la porte d’une main ni trop lente ni trop rapide » (l. 24-25), « t’empêcher de gravir les marches quatre à quatre » (l. 33-34). Le récit met donc en valeur le déchirement intérieur entre le désir spontané (courir) et la contrainte que l’on s’impose à soi-même : ne pas accélérer.
La maîtrise de soi devient ainsi une stratégie d’auto-protection contre cette peur. D’abord il convient d’apprendre à regarder, à écouter : « être aux aguets », « te retourner », « scruter », surveiller » (l. 7-9). Puis « Chaque pas, chaque geste mis au point » (l. 20) montre comment la personnalité du narrateur se construit dans cette lutte pour échapper à la peur. Nous retrouvons cette idée de stratégie, d’apprentissage, dans la longue phrase du 5ème paragraphe qui marque un contraste entre les effets de la peur et les étapes de la lutte contre elle. D’un côté, les sensations physiques sont précisément restituées pour souligner cette peur : « le sang qui bat aux tempes, les oreilles qui bourdonnent » (l. 31-32), « une main qui tremble » (l. 35-36), « [reprendre] haleine, [laisser] le cœur se calmer » (l. 41). Face à cela, les infinitifs présentent une sorte de recette à la fois pour la descente, puis pour la remontée, toutes preuves d’autocontrôle : « t’empêcher » (l. 33), « veiller » (l. 34), « refermer précautionneusement » (l. 36)
=== Le personnage, lui aussi comme sa mère naturelle, vit une déchirure, entre son monde intérieur, cette peur inscrite en lui, et le monde extérieur, celui des adultes auxquels il ne veut pas dévoiler ce secret. Lui aussi se trouve donc contraint à porter un masque.
CONCLUSION
Dans ce passage le tutoiement et le recours constant au présent, en éliminant toute notion de temps, alors que l’autobiographie s’écrit traditionnellement au passé, donnent une force nouvelle à l’évocation du souvenir. Le récit devient un dialogue à deux voix, le narrateur, l’écrivain adulte, et l’enfant, soutenu par le un désir de donner sens à sa vie. Ainsi émerge un personnage qui permet de donner une cohésion entre ce que je fus et ce que je suis. L’autobiographie ne devrait-elle pas alors se nomme autofiction ?
Le récit d’enfance présente souvent, comme ici, une scène traumatique, qui révèle en profondeur une personnalité : au XX° siècle, la psychanalyse a montré l’importance de ce type d’expérience. Mais s’agit-il d’une obsession liée au traumatisme initial de l’abandon ou d’une explicitation apportée par l’adulte en quête de ses origines (p. 152) et qui tente de remédier à une culpabilité : pp. 146-147 ? De plus, tout se passe comme si, enfant, il revivait inconsciemment l’histoire de sa mère, par exemple pour celle-ci le chien (p. 77) joue le même rôle que les vaches pour l’enfant dans cet extrait. Le récit d’enfance ne serait-il pas alors le moyen de recréer cette parenté qui n’a jamais existé dans la vie réelle ?
Le monologue intérieur, pp. 33-34
de « Ce monde… » à « …jalousie. »
Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.
Le passage se situe dans la 1ère partie, après le récit de l’enfance difficile de la mère à la campagne pendant l’entre-deux-guerres, sa vie de jeune fille. Malgré une réussite brillante au certificat d’études, elle a dû quitter l’école pour travailler à plein temps à la ferme, ce qui lui cause un immense chagrin, car elle adorait apprendre. La découverte d’une Bible dans un grenier lui fait découvrir l’univers des mots, et elle commence à tenir son propre « Journal ».
Comment Juliet représente-t-il la vie intérieure de son personnage ?
L’INTROSPECTION
Étymologiquement, ce terme d’introspection signifie regarder à l’intérieur de soi, ce qui conduit à une double conséquence.
Cela oblige à une sorte de dédoublement de la conscience. La formule qui ouvre le texte, « Ce monde que tu découvres en toi » (l. 1) est le premier indice de dédoublement entre le « tu » sujet, qui observe, et « en toi » (ou « te »), devenu objet d’observation, que l’on retrouve dans l’expression « tu t’absorbes en toi-même » (l. 3). On en arrive ainsi à un véritable dialogue entre « cette voix que tu entends » (l. 4), reprise par « Cette voix inconnue » (l. 9), « elle te dit » (l. 5), « Ce dont elle t’entretient » (l. 11) et une autre part de l’âme qui représente l’être initial, avec 3 verbes qui montrent l’écart : « te surprennent, te déconcertent, s’opposent parfois radicalement à ce que tu penses » (l. 6-7).
C’est en fait une représentation d’un dialogue intérieur, de l’éveil de la conscience de soi, dans une vie jusqu’alors toute entière mise au service d’autrui, donc un éveil, non encore conscient, à la révolte. Cet éveil provoque un double sentiment. L’héroïne ressent un réel plaisir devant la découverte d’une dimension de soi encore ignorée : « Ce monde […], il te passionne ». L’antéposition souligne cette image de l’explorateur qui s’apprête à explorer un territoire inconnu, reprise à l’identique au début du second paragraphe. Mais, de façon contradictoire, elle éprouve un trouble, une inquiétude devant ce qui apparaît comme un mystère dans les trois question au discours rapporté direct : « Cette voix inconnue, que veut-elle ? Qu’a-t-elle à t’apprendre ? Où va-t-elle te mener ? » ( l. 9-10).
Cela conduit l’héroïne à entreprendre une quête, dans le sens traditionnel du terme : une obligation imposée, qui conduit à surmonter des épreuves avant de trouver le « Graal », l’objet sacré recherché, qui symbolise la vérité. On en retrouve, en effet, les étapes ici.
Une exigence sert bien de point de départ. La voix se fait, en effet, de plus en plus insistante, puisque ce qui n’est que « murmure » au début du texte (l. 4) devient de plus en plus distinct (« tu entends toujours mieux »), jusqu’à s’imposer, avec la reprise du verbe d’obligation : « il te faut… » (l. 8), « il te faut explorer » (l. 21). La précision « tu éprouvais le besoin d’y pénétrer » (l. 24) pose la certitude que ce monde intérieur existe.
Puis vient l’objet de la quête : donner une réponse à l’angoisse existentielle, c’est-à-dire définir le « moi »qui « souffre de solitude, songe continuellement à la mort, se demande si Dieu existe » (l. 15-17).
Mais il faudra subir des épreuves : le parcours est montré comme difficile, et génère de la souffrance. Les trois verbes en decrescendo au début du second paragraphe, « Ce monde qu’il te fait explorer, quand tu t’avances en lui, il se défait, se dilue, perd la réalité qu’il semblait avoir » (l. 22-23), illustrent l’image d’un chemin fantomatique, qui détruit la certitude initiale. Notons aussi le contraste entre le souhait, « Tu voudrais rencontrer en toi la terre ferme », et la réalité, exprimée au pluriel et sans article, accompagnée d’une négation restrictive : « tu n’y trouves au contraire que sables mouvants » (l. 26-27). Cela traduit l’absence de réponses.
=== Dans ce passage, la quête conduit à un échec : « Auxquelles tu ne sais jamais que répondre ». Cette subordonnée relative, dissociée de sa principale à la fin du premier paragraphe souligne, avec la négation, cet échec. Est ainsi mise en valeur la contradiction entre le bonheur de la découverte de ce monde intérieur et la « souffrance » que génère l’impossibilité de trouver « quelque certitude ».
LA DÉCHIRURE
Le pronom « tu » reproduit aussi un dialogue entre deux états de l’être : la réalité quotidienne et la conscience de soi. Mais ce dialogue traduit une déchirure : « tu te sens écartelé » (l. 12-13) ou, par une phrase nominale, « Sensation d’être toujours décalée » (l. 32). La structure même de la phrase des lignes 13 à 17 met en évidence cette opposition « Il y a celle […] et il y a celle ».
Une triple exigence compose la dimension sociale de l’être, déjà posée au début du récit (cf. texte pp. 14-16, « L’enfance de la mère). Ce passage rappelle le poids du travail, propre à sa condition « paysanne » (« ta pauvre vie de petite paysanne », l. 12) avec les tâches quotidiennes, à nouveau sous forme d’une énumération : « celle qui prépare la cuisine, fane, garde les vaches, prépare la bouillie des cochons » (l. 13-15). On est ici dans le domaine de l’action, du « faire ».
On retrouve aussi l’image d’une famille avec laquelle il est impossible de « communiquer » (l. 27-28), et des qualificatifs péjoratifs pour qualifier les parents : « Elle qui s’use au travail » et « lui, muré, qui n’ouvre la bouche que pour ronchonner et bougonner des ordres ».
Enfin le village vient complètement cette pesanteur, avec trois termes qui, à la fin du texte, révèlent, là aussi, une absence de communication : « défiance, suspicion, jalousie » (l. 38). Chacun y semble donc enfermé dans son propre destin, refusant tout contact avec autrui, perçu comme une menace pour ses biens et pour son identité.
Face à cette pesanteur sociale, la prise de conscience de soi engendre le sentiment d’une différence, plusieurs fois évoquée dans le texte : « Ce dont elle t’entretient se situe si loin de ta pauvre vie de petite paysanne » (l. 11-12), « Combien tout cela te paraît étrange » (l. 18). Mais, dans ce monde de traditions, toute différence ne peut qu’être condamnée, car elle met en péril la survie de la communauté, ce que souligne la violence lexicale « perçu comme une tare » (l. 34). Mais ce rejet conduit à un comportement qui met en danger, cette fois, l’individu. Il doit, en effet, porter un masque, donc nier une part de lui-même : « veiller à le garder secret » (l. 34-35).
=== C’est ce qui conduit à une vie en « lambeaux », faite de déchirures entre la réalité, le « faire », et les aspirations profondes de l’ « être » qui seront sacrifiées.
CONCLUSION
Ce passage présente une évolution du rôle du « tu ». Il n’est plus seulement ici le dialogue du narrateur avec la mère inconnue, mais devient aussi un dialogue de l’héroïne avec elle-même, une reproduction de son dédoublement, comme si nous lisions le « Journal » intime dont l’auteur vient de nous parler. Il peut même faciliter l’identification au personnage d’un lecteur qui aurait pu, lui aussi, vivre cet éveil à la conscience de soi.
De plus, il met en évidence le rôle des mots, de l’écrit. La découverte de la Bible, les commentaires que la lecture suscite, qui conduisent ensuite à une écriture personnelle forment les prémisses de l’expérience que Juliet a vécue lui-même, et de son propre écartèlement entre le monde paysan et le monde de l’école (pp. 110-111). Chez lui aussi la lecture conduit à la découverte du monde intérieur, tel un catalyseur : cf. pp. 147-148. Le fils, homme, représente donc ce que la mère n’a pas pu être, parce qu’elle n’a pas pu échapper à sa condition de femme.
L’enfance de la mère, pp. 14-16
de « La journée commence… » à « la fatigue. »
Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.
Le passage étudié se situe au début de la première partie. Il raconte l’enfance difficile de la mère à la campagne pendant l’entre-deux-guerres. En cela, il offre un témoignage sur une époque, qui permet aussi de découvrir la personnalité de l’héroïne.
Comment Juliet transforme-t-il en personnage romanesque sa mère inconnue ?
L’IMPORTANCE DU TRAVAIL
Le mot « travail » est mis en valeur dans une phrase nominale qui le répète : « Travail, travail. », et deux procédés stylistiques permettent d’accentuer la dure vie paysanne dans l’entre-deux-guerres
Le premier procédé est l’énumération, utilisée à 2 reprises, d’abord, des lignes 2 à 10, celle des tâches ménagères, avec des verbes à l’infinitif, « à laver », « à aller chercher », « à porter, la préposition « à » traduisant l’ensemble des contraintes marquant la vie d’une fille dans une ferme. Il y a, bien sûr, le soin des animaux, et il faut assurer la vie quotidienne : la nourriture (« légumes »), le chauffage au « bois ». Les points de suspension (l. 7) suggèrent que l’on pourrait encore allonger cette liste déjà longue. On note également l’accumulation de verbes d’action, face à un seul verbe d’état à la fin du texte : « tu restes » (l. 37).
On retrouve une énumération des lignes 23 à 26 dans laquelle les infinitifs, juxtaposés, qui présentent les tâches culinaires, contrastent avec la première partie de la phrase : « … le père tassé sur sa chaise face à la cheminée laisse couler les heures en tirant sur sa pipe ». Ressort ainsi l’opposition entre les hommes, qui peuvent jouir de moments de repos, et les femmes, pour lesquelles les contraintes ne cessent jamais, ce que révèle aussi le choix de verbes comme « dois» (l. 9) ou « il faut encore » (l. 25).
De plus, le texte est construit autour d’indices temporels, qui, tous, amplifient l’impression d’un travail incessant, en insistant sur la durée.
Au début, on peut penser qu’il s’agit d’une journée particulière, en « hiver » (cf. p. 13, « l’hiver venu »), mais la suite, avec des procédés de généralisation, montre qu’elle est représentative de ce mode de vie. Le texte s’ouvre avec « Quand la journée commence… » (l. 1) et se ferme sur la nuit : « Quand vient le moment d’aller dormir… » (l. 35), mais ce déroulement se trouve élargi par la mention des saisons sous forme d’ajout : « De surcroît, au printemps et en été » (l. 7), « En hiver » (l. 9). Puis le récit se focalise sur « Le soir » (l. 10), là encore par ajout, avec un contraste qui souligne le rôle de la fille « aînée », marqué par le connecteur d’opposition : « Puis elles [les jeunes soeurs] montent se coucher. Mais, pour toi la journée n’est pas encore finie » (l. 12-13). Un dernier ajout complète cette série d’activités : « Après quoi » (l. 25). La fin du texte présente clairement la généralisation, par élargissement successifs (« au long des journées », l. 29), puis dans l’énumération en gradation : « au fil des jours, des saisons, des années » (l. 40-41). Ainsi est mis en relief un véritable emprisonnement dans le travail, restitué par le futur dans la première phrase (« tu n’auras aucun répit »), qui transforme cette journée en destin.
Mais surtout, Juliet relie son personnage à une époque, l’inscrit dans un contexte qui explique son mode de vie. Il amplifie la pauvreté des campagnes, grâce aux adjectifs qui en font une composante inévitable de la conscience paysanne : « L’ancestrale, la millénaire obsession de la survie » (l. 17-18). Les choix lexicaux, « la misère », « le maigre avoir », montrent que c’est bien la peur du lendemain qui régit ce monde paysan âpre au gain.
Parallèlement Juliet montre bien ce qu’était alors la condition féminine. Malgré le rôle joué par les femmes pendant la 1ère guerre mondiale, on est, en effet, encore loin de leur libération. La mention du « rapide repas le plus souvent pris debout » (l. 10-11) révèle qu’elles restent encore au service de l’homme. Il explicite aussi ces contraintes, avec une généralisation par le pronom « vous » (l. 14-17) : « Une règle […] veut que les femmes ne restent jamais inoccupées », comme pour ne pas leur laisser le temps de penser… ce qui pourrait les conduire à un comportement dangereux, voire à une révolte.
Les choix d’énonciation contribuent largement à faire vivre sous nos yeux cette mère, comme si le lecteur était amené à partager cette vie. La narration faite au présent permet à Juliet de jouer sur un double tableau : c’est à la fois un présent d’instantanéité, qui met sous les yeux du lecteur une accumulation d’instants, tous liés au travail, et de vérité générale, puisque ces moments illustrent cette vie répétitive, monotone, en résumant une enfance.
Le pronom « tu », quant à lui, transforme le récit en un dialogue avec le personnage, qui n’est plus là pour répondre, mais qui est ainsi interpellé, donc pris à témoin de la vérité du récit, cautionnée aussi par le passage au pluriel (« vous », l. 15), qui laisse sous-entendre que le narrateur exprime une vérité générale.
De plus, le personnage est inséré dans un contexte familial, qui contribue à lui donner une épaisseur, tout en exprimant le poids de la famille. Déjà les articles définis, « le père », « la mère », certes appellation traditionnelle dans les campagnes, créent aussi une distanciation entre les parents et cette enfant. Aucune communication n’existe entre eux, le père restant silencieux (« en tirant sur sa pipe », l. 23), et les tâches avec la mère semblent s’accomplir sans la moindre parole, de même que le temps du repas.
La place dans la fratrie est également significative : « Tu es l’aînée, tu leur as servi de mère » (l. 25-26), formule reprise dans le dernier paragraphe (l. 39), suggère à la fois que la mère réelle n’était guère présente, et que cela ajoutait encore des tâches à cette enfant : « tu te penches sur leurs devoirs, leur fais réciter leurs leçons », l. 11-12). Mais aussi introduit un lien affectif au sein de cette famille : « « tu t’es employée à leur donner ce que tu ne recevais pas ». Rien n’est dit véritablement, aucun sentiment n’est mentionné, mais l’implicite est clair : il s’agit bien d’un don d’amour de l’aînée aux cadettes.
Tout cela conduit à restituer les sensations et les sentiments du personnage, son mal de vivre, de façon à émouvoir le lecteur. La clé est donnée par le terme « fatigue » répété trois fois à la fin du texte, comme en écho au mot « travail », répété précédemment.
=== Le texte a progressé de l’extérieur, plus facile à reconstituer vu que cela correspond à un mode de vie connu de Juliet, à l’intérieur : la solitude totale d’une enfant prisonnière de son milieu.
CONCLUSION
Cela nous amène à nous interroger sur le rôle de cette re-création. Il y a sans doute chez Juliet un double désir : expliquer la mort de cette mère, internée suite à une tentative de suicide, mais aussi établir un lien posthume entre lui et elle. Nous retrouvons d’ailleurs, dans d’autres passages de Lambeaux, les mêmes images de travail incessant, de monotonie, de contraintes et de vide intérieur : à la caserne (p. 117), à l’École du service de santé militaire de Lyon (p. 125)…Ainsi l’écrivain se sert de soi pour décrire la mère inconnue, et, parallèlement, affirme qu’elle lui a légué ce qu’il est.
Pour compléter l’analyse : une vidéo du spectacle, mise en scène de Sylvie Mongin-Algan