Problématique
» Entre rêve et réalité : un roman d’apprentissage ? «
Le « roman d’apprentissage » s’inscrit dans la tradition romanesque depuis le XVIII° siècle, dans un double mouvement :
Le roman picaresque (cf. Lesage, Gil Blas de Santillane) raconte l’évolution du héros, jeune et naïf, à travers de multiples aventures, souvent comiques. Il traverse différents milieux sociaux, il acquiert ainsi une lucidité, qui le conduit à la réussite sociale.
Le roman d’initiation (cf. l’Abbé Prévost, L’histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux) fait découvrir au héros les réalités sociales, mais en détruisant souvent ce qu’il a de meilleur en lui. Des Grieux, par sa rencontre avec Manon, et son entrée dans les milieux corrompus de la vie parisienne, passe lui aussi de la naïveté à la lucidité, mais après avoir vécu l’issue tragique de sa relation amoureuse.
=== Le XIX° siècle, avec Balzac, Stendhal, Maupassant, produira de nombreux romans d’apprentissage. Les épreuves traversées par les héros constituent une forme d’initiation.
La problématique conduit à rechercher quelles relations le roman établit entre les rêves – les désirs et les espoirs – des individus et les réalités sociales, porteuses de normes et de contraintes.
C’est-à-dire quelle influence la société exerce-t-elle sur ces rêves eux-mêmes, en les faisant naître ou en les empêchant, par exemple rêve de richesse, rêve d’amour … ? Comment agit-elle aussi sur la conscience des personnages, par les modèles, parfois opposés, qu’elle propose ?
Donc quels conflits engendre-t-elle ? des conflits extérieurs, entre moi et autrui, quand les rêves diffèrent, voire s’opposent ? Ou des conflits intérieurs, au sein de la personne elle-même, déchirée entre des aspirations diverses ?
Introduction
Il est symbolique. Le Pacifique est un des plus vastes océans du monde, avec des mers bordières, la mer de Chine et le golfe du Siam. Ce sont elles qui inondent la concession de la mère. Mais le roman ne les mentionne jamais, insistant au contraire sur la puissance de « l’océan » (cf. pp. 32-33) qui détruit les barrages, toujours évoqués au pluriel (cf. p. 30, p. 250). Le singulier du titre prend donc une valeur particulière en soulignant l’aspect dérisoire d’ »un barrage » contre un océan. C’est un projet démesuré, une folie, un rêve irréalisable qui ne peut qu’échouer. Le titre illustre, de ce fait, la résistance, perdue d’avance, contre une force plus puissante, image de l’impuissance des individus contre le système colonial tout entier, de la lutte sans espoir de « la mère » contre « les agents du cadastre » qui lui ont accordé sa concession incultivable. (cf. pp. 289-290)
SA STRUCTURE
Le roman comporte 2 parties. La 1ère partie compte 8 chapitres, tous assez longs (10 à 20 pages) : son rythme est ralenti, à l’image de la vie dans le bungalow. Seul le 3ème (pp. 89-98) est plus rapide, car il représente un moment-clé, celui de l’ultimatum posé à M. Jo, épouser Suzanne. Ils font alterner les scènes au bungalow et celles à Ram, la petite ville la plus proche. La 2nde partie avec ses 22 chapitres, se scinde en deux étapes. Les 10 premiers chapitres (68 pages) se passent à la ville. Plus courts, ils marquent une accélération du rythme, à l’image de celui de la ville, qui détermine l’évolution des personnages. Puis, avec le retour au bungalow, les 12 chapitres (122 pages) s’allongent à nouveau, pour reproduire la longue attente qui s’installe alors.
==== S’étant ouvert sur la mort du cheval, annonciatrice déjà, le roman se ferme sur la mort de la mère, qui va permettre le départ des enfants (cf. p. 365).
Biographie ? Autobiographie ?
http://fr.wikipedia.org/wiki/Marguerite_Duras#L.27enfance_coloniale
Marguerite Duras a évoqué sa jeunesse en Indochine dans de nombreuses oeuvres, dont L’Amant et l’Eden-Cinéma. Mais il est difficile d’en restituer la chronologie exacte, car elle a brouillé à plaisir les pistes.
On retiendra 4 temps forts : Sa mère exerce des fonctions d’institutrice depuis son départ de France en 1899, seule date précise du roman, d’abord avec son époux, puis seule, donnant des cours particuliers une fois veuve (cf. pp. 23-24). Puis elle obtient une concession au Cambodge, entre Réam et Kampot (cf. carte supra), à la fin des années 1920. Elle y vivra des échecs successifs, évoqués dans le roman (cf. pp. 24-25). Marguerite, de son nom véritable Donnadieu, entre au lycée de Saïgon, où elle est pensionnaire, tandis que sa mère enseigne à Sadec. C’est à cette époque qu’elle reconnaît dans l’Amant sa relation avec un riche Chinois, le premier amant. Enfin intervient le renvoi de son frère aîné en France, la date en restant approximative mais à coup sûr avant l’achat de la concession.
Or, dans plusieurs passages du roman, écrit à la 3ème personne, le regard du narrateur semble proche de celui de Suzanne, parfois même en une sorte de monologue intérieur. On pense alors à une autobiographie, mais masquée, car la volonté de transformation est flagrante.
« M. Jo », le « riche planteur du Nord » du Barrage, est encore fort loin de l’amant chinois avoué dans les oeuvres ultérieures. Mais comme lui il est riche avec son « diamant » et sa luxueuse voiture.
Le roman ne met en scène qu’un seul frère, qui semble emprunter aux deux frères réels. Pierre, l’aîné, se signale par sa violence et le mystère qui plane autour de lui : « Il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans [...] Je voulais tuer, mon frère aîné, je voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule fois et le voir mourir. » Pourquoi a-t-il été renvoyé brusquement en France ? S’agit-il d’inceste ? Quelle menace ferait peser sur la famille celui qui est désigné dans l’Amant comme « l’assassin des enfants de la nuit, de la nuit du chasseur » ? Accusé par M. Duras de la mort de « Paulo », à Saïgon en 1942, il n’était en tout cas plus présent lors de l’achat de la concession. « Paulo » est le petit frère tant aimé, amour proclamé dans l’Eden-Cinéma, reprise du Barrage sous forme théâtrale. Ce serait donc plutôt lui qui se masquerait sous le personnage de Joseph, dans sa complicité avec Suzanne.
La chronologie dans le roman
LA TEMPORALITE DANS LE 1er CHAPITRE
En apparence, dès la fin de l’incipit le récit progresse de façon linéaire, du retour de Joseph (p. 14) à « cinq heures » à la nuit. Mais cette linéarité est sans cesse interrompue, brisée par des retours en arrière, ou analepses, procédé traditionnel dans les romans pour expliquer, par exemple ici le passé de la mère ; inversement des anticipations, ou prolepses, soit annoncent une réalité future (Joseph ira à la chasse, la mère fera ses comptes, ils iront à Ram…), soit permettent de plonger dans la dimension du rêve : Suzanne (p. 21), tout comme Joseph (p. 32) rêvent de départ…
DANS L’ENSEMBLE DU ROMAN
Une seule date figure dans le roman, 1899 : la mère était encore institutrice en France et rêvait du monde colonial.
Pour le reste, on observe surtout des durées : à Ram, le lendemain de la mort du cheval, le phono un mois après… On note la fréquence du chiffre 8, qui fonctionne de façon magique, image d’un infini qui ouvre l’espoir : Joseph disparaît pendant 8 jours à la ville, M. Jo avait 8 jours pour parler de Suzanne à son père, l’aventure de Suzanne avec Agosti dure 8 jours, juste assez pour lui donner la force de partir…
Enfin quand il s’agit de Suzanne, le temps est beaucoup plus flou. On sait que la scène de la « salle de bain » (un jour avant le cadeau du phono) se reproduit tous les jours, mais pendant combien de temps ? On sait que Joseph parle à M. Jo « peu après » le cadeau du phono, mais quand ? Après le départ de M. Jo, « Il y avait un mois qu’elle attendait de pouvoir impunément relever sa robe et se tremper les jambes dans la mare ». Mais à quand remonte ce mois ? Au phono ? M. Jo, lors de sa conversation avec Joseph déclare « Depuis quinze jours, je faisais un peu ce que j’aime faire… « , mais à quoi renvoie cette durée ?
=== Tout se passe comme si la mémoire, tout en restituant les faits, se refusait inconsciemment à les inscrire dans une réalité temporelle.
Les lieux dans le roman
L’ACTUALISATION SPATIALE DANS LA 1ère PARTIE
Le monde des hommes est constamment menacé par les éléments naturels.
La mer d’abord, omniprésente sans être vue dans le roman avec l’échec des « barrages » et la stérilité de la « plaine », est signe de misère et de mort. Le sel fait avorter la vie et empêche les récoltes (pp. 115-119).
Par opposition, la forêt (pp. 157-58, pp. 338-39), au-delà de sa monstruosité, est une sorte de paradis préhistorique, loin de la civilisation humaine. À chaque fois qu’il y a passage dans la forêt, c’est un temps de bonheur : la chasse pour Joseph, Suzanne et Joseph après la rupture avec M. Jo.
Entre ces deux lieux, il y a le rac, torrent qui descend de la montagne, à la fois effrayant (on y jette ce qui doit pourrir), et attirant, par sa fraîcheur qui invite aux bains.
Le monde colonial est illustré par la cantine à Ram : là se concentrent les rapports sociaux, se côtoient les coloniaux (pp. 39-40). Il représente la « vraie vie », la vie des autres dont la famille se sent séparée. Cependant elle lui reste reliée par la piste, lieu intermédiaire, symbolique du système colonial (pp. 244-245) qui l’a bâtie. Celle-ci peut apporter l’horreur, mais elle permet aussi d’aller se distraire.
=== La piste est à la fois lieu de mort (pour la construire) et lieu d’espoir : elle peut apporter un candidat potentiel au mariage (pp. 24-25). Mais les voitures passent le plus souvent sans s’arrêter.
Enfin il y a le bungalow, relié au monde par un pont, lieu de la famille : autour de la table, le jardin, le salon…, le hangar où Joseph répare incessamment la voiture. Mais on a l’impression que tout le bungalow s’organise autour de la salle de bain, le lieu de Suzanne, dont la porte fermée /entrouverte se trouve au fond, au centre de la maison.
=== On note le contraste entre cette maison à la porte ouverte (p. 68), où la mère accueille des enfants, avec des vérandas d’où l’on peut voir de tous les côtés, porte du bungalow ouverte (p. 68) et une pièce close, la salle de bain : ce lieu va devenir le lieu de la prostitution.
L’ACTUALISATION SPATIALE DANS LA 2ème PARTIE
La « ville blanche », le Haut Quartier, représente le lieu des rapports sociaux, donc des discriminations sociales, montrées par la structure géométrique de la ville (cf. pp. 168-69) : c’est le lieu de toutes les injustices, qui marque la rupture avec le cadre habituel de la famille : la mère y est perdue (cf. p. 193), Suzanne aussi s’y perd. Elle se sent mal à l’aise car elle prend conscience de sa différence (cf. pp. 185-87).
L’Hôtel Central est à l’intersection des deux mondes, lieu de passage et d’attente, pour la famille, attente de la vente du diamant, puis du retour du Joseph (pp. 171-72), comme ces femmes qui y attendent le client.
Heureusement, il existe un monde « en dehors » des hommes, de la civilisation, de l’ordre colonial, le cinéma, lieu de refuge, « oasis » qui abrite des regards des autres. C’est donc un lieu égalitaire grâce à sa « nuit démocratique » (cf. p. 188). Il représente un paradis (cf. le nom du cinéma où travaillait la mère, « Eden Cinéma »), mais artificiel. C’est aussi le lieu du désir. Pour la mère le désir est resté inassouvi, inaccompli : elle n’a jamais pu voir un film, sauf une fois, en cachette (cf. pp. 283-84) ; pour Suzanne, le cinéma suscite le désir , en le préparant (cf. les conseils de Carmen, p. 199 + rencontres au cinéma, pp. 223-24) ; enfin pour Joseph, le cinéma dépasse le stade du désir rêvé, c’est un lieu de « chasse », et là où il va rencontrer Lina : cf. p. 195, p. 258, pp. 262-63.
Enfin n’oublions pas les automobiles, les limousines noires, lieux clos, isolées du monde, qui appartiennent au monde de la ville. Elles sont aussi porteuses de rêves, de désirs, apportant l’oubli des difficultés, telle une petite bulle magique qui traverse le monde (cf. pp. 122-23, pp. 225-26).
La société
En 1950, année de sa parution, le roman se lisait dans le malaise qu’entraînait la guerre d’Indochine, même si l’intrigue se déroule vers 1925-30.
A cette époque-là, le système colonial est encore bien en place et le roman peut apparaître comme un témoignage sur la vie de cette colonie française, la Cochinchine.
LE MONDE COLONIAL
Il s’agit d’une société inégalitaire, fortement hiérarchisée, comme le montre la structure de la « ville » qui sépare Blancs et indigènes, riches et pauvres. Les limites du « haut quartier » sont bien marquées. C’est un lieu clos où une personne non conforme à la règle ne peut s’insérer. Les « costumes blancs » des Blancs riches accentuent aussi la différence avec les autres, et donnent un air de noblesse à ces « quelques centaines » de familles (p. 185). Mais la « belle image des Blancs est démentie par la façon dont ils fondent leur fortune sur l’exploitation des autres et la corruption : le père de M. Jo (pp. 62-65), la construction de la piste (pp. 244-45).
L’administration, pour sa part, est montrée comme pourrie : les agents du cadastre distribuent des concessions incultivables, ils exigent des pots-de-vin et une quote-part de l’argent gagné par ceux qui trafiquent. Les banques, elles, cautionnent l’ensemble du système. En fait, la ville entière est sous le signe de la prostitution, que ce soit l’Hôtel Central, le port ou la ville haute, qualifiée de « bordel magique » (p. 169).
=== Ainsi tout le système social se définit par l’idée de prostitution et, parallèlement, de tromperie : Monsieur Jo sait très bien qu’un « crapaud » entache son diamant ; la proposition de Barner à Suzanne est un quasi-achat (p. 216), et Pierre, le mari de Lina, « vend », pour ainsi dire, sa femme.
RÉACTIONS FACE AU SYSTÈME COLONIAL
Le peuple indigène vit dans la misère, les enfants meurent de faim. Même fuir le monde de Blancs, et se réfugier dans la forêt ne sera pas une solution : ils y mourront tout autant de faim (p. 159). Le pire est que cet écrasement conduit même à trahir les siens en se rangeant du côté des Blancs : c’est le cas de la milice indigène.
Certains « petits Blancs » choisissent, eux, d’utiliser le système à leur profit, tels le Père Bart ou Agosti, qui vivent en partie de la contrebande du pernod. Carmen aussi trouve son compte dans la prostitution, puisqu’elle a échappé aux contraintes pour devenir, à son tour, « fournisseuse » et qu’elle peut à présent choisir les hommes avec qui elle ira. Elle maîtrise ainsi le système et en profite au lieu d’en être l’esclave (pp. 174-75).
La Mère, elle, résiste, parce qu’elle ne peut renoncer à l’illusion coloniale. Même après l’échec des barrages – projet absurde en soi -, elle continue de se battre, de croire en l’impossible victoire contre tout un système, de « faire ses comptes de cinglée » (p. 138) comme le dit Joseph. Cependant, tout en étant sûre de son droit, elle aussi fait partie de ce même système, sans vraiment se l’avouer. Elle accepte le diamant (symbole de prostitution), les propositions de Barner, et elle-même est assimilée à une prostituée, mais vaincue : « une sorte de vieille putain qui s’ignorait » (p. 193). Cependant à la fin du roman, elle devient lucide, tout semble enfin s’éclairer, d’où l’ironie de son visage quand elle est morte (pp. 358) : la lucidité est donc la prise de conscience du tragique inéluctable.
Mais ce sont surtout Joseph, puis Suzanne qui, à partir d’un seuil de désillusion, font preuve d’une lucidité qui se manifeste par le fou-rire comme lors de la première soirée à Ram, ou, pour Suzanne, après le séjour à la ville (p. 203). Cette lucidité conduit à considérer l’argent comme une chose à se procurer à tout prix : pour Suzanne, M. Jo est fait pour en « extraire » (p. 13) de l’argent, pour prendre une revanche sur la misère (p. 139). Mais M. Duras pressent déjà la révolte, telle celle de Joseph renvoyant l’agent du cadastre (on retrouve l’idée d’éclat de rire), et incitant les paysans de la forêt à se révolter à leur tour, avec les fusils qu’il leur laisse.
=== Le ton critique de l’auteur qui condamne ce système colonial est perceptible notamment à travers l’ironie ou à travers les images et la violence du ton, par exemple le « sang » mis en parallèle avec le « latex », ou le discours de Joseph aux paysans. En face de ce système, elle pose un autre système d’échanges possible, fondé sur le don, la générosité. Il est représenté à plusieurs reprises, dans la forêt, quand Joseph et Suzanne reçoivent de la nourriture des plus pauvres, par Lina, qui achète le diamant à Joseph, puis le lui rend, avec Carmen qui s’offre généreusement et aide avec une réelle gentillesse ou la mère, qui recueille chez elle les enfants de la plaine.
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