Les Justes : un attentat manqué
L’après-guerre met de nouvelles problématiques sur le devant de la scène : le fascisme, au nom duquel ont été commises tant d’atrocités, la Résistance, que les nazis nommaient « terrorisme », la mise en place de la dictature stalinienne en URSS… De nombreux auteurs, engagés dans les combats politiques du temps, comme Albert Camus, utilisent alors la scène pour poser une question cruciale : la justice de la lutte vaut-elle qu’on lui sacrifie tout, y compris la vie d’innocents ? Tel est le thème des Justes, pièce écrite en 1949.
Il s’inspire d’un fait réel : dans la Russie de 1905 les conjurés de l’Organisation Sociale Révolutionnaire, avec pour chef Annenkov, préparent un attentat contre le grand-duc Serge. C’est Kaliayev – Camus a conservé le nom de ce personnage historique – qui doit lancer la bombe, et tous attendent son retour. Mais à son retour il annonce qu’il n’a pu accomplir sa mission car, dans la calèche du grand-duc, se trouvaient ses enfants. Un violent débat débute alors.
La fin justifie-t-elle les moyens ?
LES LIMITES DE L’OBEISSANCE
Kaliayev défend sa thèse dans ce débat. Il refuse le terrorisme politique quand il conduit à tuer des enfants, s’oppose donc à l’Organisation comme le montre le connecteur : « Mais elle ne m’avait pas demandé de tuer des enfants ». S’associent à lui Voinov et Dora. Deux arguments sont avancés.
Le premier est d’ordre affectif : les « enfants », terme récurrent dans le débat, sont le symbole même de l’innocence, d’où l’horreur éprouvée à la seule idée de les tuer. Elle est mise en valeur par les allusions aux réactions physiques face à cette idée : « Mes mains tremblent », avoue Voinov, « plus bas« , comme s’il ne pouvait même évoquer cet acte. La « violence » de Dora, signalée par la didascalie, reproduit ce sentiment d’horreur que souligne aussi sa question à Stepan avec l’apposition en son centre : « Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ? » Elle tente de le mettre en contradiction avec lui-même, en opposant sa réponse positive, et sa réaction : « Pourquoi fermes-tu les yeux ? » La défense de Stepan semble bien maladroite face à cette accusation, d’abord une forme de déni (« Moi, j’ai fermé les yeux ? »), puis une réponse peu convaincante : « C’était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause ».
Le second argument est de nature politique, en envisageant le profit d’un attentat sur le long terme : « l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes. » Elle met en avant la contradiction entre l’idéal révolutionnaire, « le peuple entier, pour qui tu luttes », un idéal de justice, et l’assassinat d’enfants, qui ferait horreur à ce peuple-même : « la révolution sera haïe par l’humanité entière ». Sous forme hypothèses interrogatives, elle tente d’enfermer Stepan dans cette contradiction : selon elle, il n’est pas possible de faire le bonheur du peuple qu’on prétend aimer et conduire à la liberté en allant contre le libre choix de ce peuple.
=== Dora, Voinov et Kaliayev représentent ceux qui ne sont pas prêts, pour satisfaire l’espoir d’une libération, à aliéner les valeurs humanistes qui les poussent, précisément, à entreprendre la lutte. Sacrifier leur propre vie, oui, mais sacrifier celle d’innocents, ils refusent avec force ce choix. Ils vivent donc un déchirement intérieur.
LE MILITANTISME POLITIQUE
Face à eux se dresse Stepan, évadé du bagne qui vient de rejoindre l’Organisation. Cet homme, victime de la tyrannie tsariste, est sans état d’âme : pour lui, un militant révolutionnaire doit obéir aux ordres, quels qu’ils soient.
Il insiste sur ce devoir d’obéissance comme le prouve le champ lexical qui parcourt le débat : « l’Organisation t’avait commandé », « Il devait obéir », « si l’Organisation le commandait ». C’est un argument qui fait passer les valeurs collectives avant celles des individus. Désobéir signifie, en effet, faire prendre des risques à l’ensemble des révolutionnaires : « nous risquons d’être pris ». De plus cela annule des mois de travail collectif, avec les efforts énumérés dans les questions de Stepan : « Deux mois de filature, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais ? », « Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tensions incessantes [...] ? » Plus grave encore, cela enlève tout sens à la mort de ceux qui se sont sacrifiés pour obéir, ce que renforce la répétition : « Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. » Toute cette réplique est prononcée sur un ton violemment polémique, avec l’interpellation finale qui vise à faire réagir les adversaires : « Êtes-vous fous ? »
Par contraste le ton du chef, Annenkov, est plus mesuré. Il ne donne pas tort à Kaliayev, mais, pour autant, réaffirme la puissance de l’Organisation en prenant sur lui la faute : « Il fallait que tout fût prévu et que personne ne pût hésiter sur ce qu’il avait à faire. » Cet aveu, en effet, souligne la puissance d’un ordre donné, face auquel personne ne doit « hésiter ». D’ailleurs son intervention vise bien à poser collectivement la décision, de façon à ce personne ne puisse ensuite se dérober à nouveau : « Il faut seulement décider si nous laissons définitivement échapper cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek d’attendre la sortie du théâtre ». Le choix verbal, « nous ordonnons », confirme la primauté du collectif sur l’individuel. Il n’intervient plus dans la suite du débat, comme si pour lui toute cette argumentation n’était qu’accessoire.
Dans ce débat, Stepan considère que la fin, qu’il pose comme une certitude avec le futur, justifie tous les moyens mis en oeuvre pour l’atteindre : « nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera ». Il refuse ainsi toute forme de compassion, qu’il assimile à de la sensiblerie : « Je n’ai pas assez de coeur pour ces niaiseries », dit-il en parlant des enfants dont Dora suggère l’innocence. C’est en raison de cette certitude aussi qu’il juge nécessaire de faire le bonheur du peuple malgré lui, s’il le faut : il s’agit d’ »imposer [la révolution] à l’humanité entière et [de] la sauver d’elle-même et de son esclavage ». Cela le conduit au paradoxe de la dernière réplique, en réponse à la question de Dora qui demande s’il « faudra [...] frapper » le peuple « aussi » : « Oui, s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. Moi aussi, j’aime le peuple. » Pour rendre libre le peuple, il serait donc indispensable de tout mettre à son service, quitte à accomplir les actes les plus terribles.
CONCLUSION
Cette analyse a adopté un ordre, qui aurait pu être inversé, car le débat n’est pas tranché dans ce passage… Il revient, en fait, au lecteur de délibérer sur le pouvoir politique et sur ses limites : peut-on justifier le crime révolutionnaire ? Peut-on justifier une dictature qui se proposerait pour but de mener au bonheur ? On sait, aujourd’hui, à quels excès ont conduit ces théories et que la « dictature du prolétariat » n’a jamais été, elle aussi, qu’une autre forme de dictature… Mais à l’époque de Camus, le débat restait d’actualité.
D’ailleurs il n’est pas clos aujourd’hui, où le terrorisme et son fanatisme sont revenus sur le devant de la scène, avec leur cortège d’innocents tués au nom de la justice. Le théâtre engagé peut certes paraître parfois trop bavard, trop argumentatif, ce qui lui enlèverait une part de son dynamisme. Mais Camus a su, en tout cas, créer des personnages attachants, dont les déchirements nous rappellent qu’il n’est pas si simple de décider qui sont « les justes » face à l’injustice que chacun s’accorde plus facilement à reconnaître.
Ubu-Roi : acte III, scène 7
En réaction aux excès du drame romantique, de nouveaux courants apparaissent dans le théâtre de la fin du XIX° siècle, le réalisme, le symbolisme…
Jarry, lui, retrouve dans Ubu-Roi, les exagérations de la farce, mais il la pousse jusqu’à l’absurde, annonçant par là le courant qu’illustrera, dans le théâtre du XX° siècle, Ionesco par exemple. La pièce est d’abord une plaisanterie de lycéens : il vient d’un texte composé, alors que Jarry est au lycée de Rennes, pour caricaturer un professeur de physique, Hébert, surnommé « le père Heb » ou « père Ebé », sous le titre « le roi de Pologne ». Ce texte, retravaillé, deviendra huit ans plus tard la pièce qui vaudra à Jarry son plus grand succès.
Le père Ubu, poussé par sa femme, a éliminé du trône de Pologne le roi Wenceslas, et il a établi une dictature sans partage. Mais son ancien allié, Bordure, l’a abandonné et s’est réfugié chez le tsar Alexis : il espère, avec l’aide de ce dernier, remettre au pouvoir le fils du roi Wenceslas. [ Ubu-Roi, III, 7 ] C’est au cours d’un conseil avec ses ministres qu’Ubu apprend cette nouvelle.
Quel rôle joue le comique dans cet extrait ?
LES FORMES DU COMIQUE
Les quatre formes de comique s’articulent dans cet extrait pour accentuer la caricature. Le comique le plus évident est celui de gestes, forcément excessifs ici, comme on peut l’imaginer lors de la menace « je te poche avec décollation et torsion de jambes ». Signalé par la didascalie « Il pleure et sanglote », il met aussi en relief le coup de théâtre qui inverse la situation : le personnage fond en larmes sous l’effet de sa peur alors que, jusqu’alors il apparaissait comme un tyran sanguinaire, un dictateur qui présidait, avec une redoutable autorité, son conseil. Le héros devient ainsi totalement ridicule, ce que souligne cet effet de contraste entre sa peur et sa cruauté, tout comme, dès le début, celui entre le sérieux du premier sujet, « le chapitre des finances », et l’absurdité du second : « un petit système que j’ai imaginé pour faire venir le beau temps et conjurer la pluie », plaisante parodie des pratiques primitives qui, elles, étaient destinées à faire pleuvoir !
Le comique de langage renforce l’impression d’absurdité, déjà par le langage du père Ubu qui ne recule ni devant les obscénités, ni devant les insultes scatologiques : « madame de ma merdre », « corne de ma gidouille », « sagouin », ou « bouffresque », qui s’oppose de façon cocasse à la tendre appellation ultérieure, « mon amour », sous l’effet de sa peur sans doute. Ces insultes font également apparaître un autre procédé, les mots déformés ou inventés, comme « bouffresque » à partir de « bougresse ». La déformation orthographique, « phynances », ne sera pas perceptible au spectateur, elle, sauf si l’intonation de l’acteur souligne la plaisante solennité de ce « ph » emprunté à l’antiquité grecque. En revanche le public ne pourra que rire du néologisme « salopins », créé par contamination de « salopards » et de « galopins », ou de l’inversion absurde : « j’ai des oneilles pour parler et vous une bouche pour m’entendre ».
=== Ces procédés jouant sur l’absurde créent un personnage grotesque, qui n’a plus rien du héros qu’il prétend être : le roi devient ce qu’il est convenu de nommer un « anti-héros ».
LA CIBLE DE LA SATIRE
Comme la caricature d’un professeur faite par des lycéens, qui permet de démythifier son pouvoir et son autorité, le comique permet à Jarry de démythifier les valeurs auxquelles une société peut croire, à commencer par la toute-puissance de la dictature.
C’est bien d’une dictature qu’il s’agit ici. L’extrait montre l’écrasement du peuple, assujetti par le poids des impôts. Le pouvoir possède des percepteurs comparés à des chiens de chasse : « Un nombre considérable de chiens à bas de laine se répand chaque matin dans les rues et les salopins font merveille ». Leur but est, bien entendu, de remplir le trésor public, et pour cela tous les moyens sont bons, depuis « l’impôt sur les mariages » jusqu’aux « maisons brûlées ». Le cynisme est prouvé par le véritable plaisir qu’il met à énumérer ces actes barbares.
Parallèlement on constate que ce conseil n’est qu’une parodie : Ubu parle à ses conseillers comme à des enfants, « tâchez de bien écouter et de vous tenir tranquilles », et n’est pas prêt à accepter la moindre critique. Ainsi il rejette violemment l’interruption de sa femme. Une dictature s’établit par la force, d’où le juron qui mentionne une arme, « sabre de ma gidouille », et c’est aussi par la force qu’elle se soutient : le seul « parti à prendre » face à une menace est « la guerre », choix qu’affirment la double ponctuation exclamative et la reprise unanime, « Vive Dieu ! Voilà qui est noble ! »
Mais face à cette dictature, impossible de ressentir la moindre peur, puisque celui qui l’exerce est, lui-même sans force propre, entièrement dominé et manipulé par la Mère Ubu. Celle-ci n’hésite pas à dénoncer face aux conseillers l’inutilité des décisions prise par le tyran : « L’impôt sur les mariages n’a produit que onze sous, et encore le Père Ubu poursuit les gens partout pour les forcer à se marier. » On imagine aisément le ridicule de la scène. De plus le Père Ubu se place lui-même en position ridicule, en reconnaissant, même s’il en rejette la faute sur sa femme, qu’il est « bête ». Enfin le sommet est atteint lorsqu’il exprime sa peur, à grand renfort d’interjections, « Ho ! ho ! J’ai peur ! J’ai peur ! Ah ! je pense mourir », et en pleurnichant comme un bébé : « ce méchant homme va me tuer ». On notera la parodie de l’association entre le pouvoir absolu et la religion dans ses invocations à la religion, et d’abord à Saint-Antoine, le plus souvent imploré pour retrouver les objets perdus ! Son ultime réplique forme un contraste cocasse, puisque, face à l’esprit guerrier qui anime « tous » ses conseillers, il est le seul à se plaindre, comme un enfant boudeur : « Oui, et je recevrai encore des coups ».
=== Le public voit donc, au fil de la scène, se dégonfler ce dictateur dont la cruauté n’est qu’un masque ridicule.
CONCLUSION
En créant son anti-héros, Jarry a réellement innové, au point qu’un adjectif a été inventé pour définir ce mélange de grossièreté comique et d’excès dans l’absurde, « ubuesque », qui traduit bien sa parenté avec « grotesque ». Ce terme désigne d’abord une situation invraisemblable : c’est le refus du réalisme qui sous-tend cette nouvelle forme de « drame ». Mais il marque aussi l’exagération dans le comique : Jarry ne recule devant rien pour provoquer le public, voire le choquer.
Les surréalistes du début du siècle se souviendront de ce moyen de faire réagir le public devant les abus de leur temps.
Ruy Blas, III, 2
Ruy Blas n’est qu’un simple « laquais » du noble Dom Salluste, que celui-ci a décidé d’utiliser pour servir sa vengeance contre la reine d’Espagne. Sombre histoire de traîtrise, sur fond historique, la pièce se double de l’histoire d’amour entre Ruy Blas et la reine d’Espagne. Telle est la trame du drame romantique, Ruy Blas, que Victor Hugo fait représenter en 1838.
A l’acte III, Ruy Blas, qui a gravi peu à peu les échelons du pouvoir, est devenu premier ministre, et il tente de remplir au mieux ses fonctions. Mais il a fort à faire avec les conseillers du royaume, corrompus, qui veulent l’éliminer. Il les surprend en plein complot. [ Ruy Blas, III, 2 : extrait de la tirade du héros ] Comment le héros va-t-il dénoncer leurs injustices ?
L’IMAGE DE L’ESPAGNE
Conformément aux exigences du drame romantique, qui ne veut plus de sujets empruntés à l’antiquité, mais pris dans l’histoire contemporaine, Hugo fait de l’Espagne le sujet même de la pièce, en jouant sur un double contraste.
D’une part, la tirade oppose le pays, « l’Espagne », qualifié de façon méliorative dans le vers au rythme binaire (« L’Espagne et sa vertu, l’Espagne et sa grandeur ») à des visions plus précises, qui, elles, sont nettement péjoratives. Quand il s’agit du pays, en effet, c’est sa puissance passée, celle du temps de « Philippe IV », qui est mise en valeur, « sur la mer », allusion à ce qui a fait sa gloire : ses colonies aux Amériques, héritées des Conquistadores. La tirade étudiée a coupé un long passage qui énumérait toutes les possessions espagnoles. Mais « au dedans », l’image est bien différente. Les lieux vont se réduire pour souligner à quel point le pays est déchiré par « routiers » et « reîtres » qui, poussés par la misère, le mettent à feu et à sang et causent sa ruine. C’est un pays dangereux jusqu’ »au coin de tout buisson » : l’on n’y est à l’abri nulle part. L’anaphore du terme « guerre » souligne cette destruction d’un pays qui s’entre-déchire, jusque dans ses lieux les plus sacrés, les « couvents », parce qu’y règne la faim dont le champ lexical s’affiche à la fin du passage : « dévorer », « morsures », « affamés ». Cette faim ressort particulièrement de la métaphore finale, « morsures d’affamés sur un vaisseau perdu », qui nous rappelle le tableau de Géricault, le Radeau de la Méduse (1816), avec sa terrible vision de naufragés affamés.
D’autre part on notera l’opposition temporelle, entre le présent et le passé récent. C’est sur l’Espagne actuelle que s’ouvre la tirade, et la situation est dramatisée par la reprise en anaphore du mot « l’heure », avec son [ e ] muet prononcé devant l’adjectif « sombre », qui fait écho à la personnification le suivant : « l’Espagne agonisante pleure », ici aussi l’adjectif se trouvant allongé par le [ e ] muet prononcé. Cette image saisissante est prolongée par une autre personnification, « votre pays qui tombe », avec la gradation produite par l’homonymie à la rime : « dans sa tombe ». Une autre personnification, à nouveau renforcée par une répétition, confirme cette vision sinistre : « L’Etat est indigent, / L’Etat est épuisé de troupes et d’argent ». Ainsi toute la grandeur de l’Espagne n’est plus qu’un lointain souvenir, ce que traduit la brutalité des trois monosyllabes du rejet : « Tout s’en va ». Mais l’évocation soutenue par les verbes au passé composé qui s’ensuit ne fait qu’accumuler d’autres catastrophes, qui expliquent cette crise terrible. Il s’agit d’abord de défaites militaires, que le passage coupé développait largement. Mais la répétition de « nous avons perdu » va encore plus loin avec l’enjambement qui place « perdu » en tête de vers et le chiffre qui souligne cette perte (« trois cents vaisseaux sans compter les galères ») et, surtout, avec deux précisions. La première « sur la mer où Dieu met ses colères » donne l’impression que l’Espagne paie ses propres fautes, et « sans combattre » ajoute à la défaite l’accusation de lâcheté. Puis le héros dépeint l’état de la société, avec l’anaphore « Le peuple », en gradation puisque précisé par « misérable ». C’est la misère qui ressort de cette description, évoquée de façon imagé par le verbe « a sué », et par la diérèse qui augmente le chiffre »quatre cent trente milli/ons d’or », une misère sans fin puisque l’ »or » rime avec « on pressure encor ».
=== Cette tirade présente donc l’image d’un pays en pleine décadence, qui a perdu sa gloire ancienne et a, comme ses « vaisseaux », sombré dans une misère horrible.
LE RÔLE DU HEROS
Cette tirade est d’autant plus saisissante quand on pense qu’elle est prononcée par celui qui, à l’origine, n’était qu’un laquais. Or c’est lui qui, ici, semble incarner toute cette gloire passée de l’Espagne. Déjà il faut imaginer le coup de théâtre que produit son arrivée, en grand costume de ministre, portant la décoration suprême, la « toison d’or », et sa posture, son regard, signalés par la didascalie, lui prêtent une attitude de supériorité : « Ruy Blas se couvre, croise les bras, et poursuit en les regardant en face« . Il se tient tel un juge en face de ses adversaires pour lesquels la didascalie précise : « Silence de surprise et d’inquiétude. »
En saluant ironiquement ses adversaires (« Bon appétit, Messieurs »), il débute un véritable réquisitoire, sur un ton indigné marqué par les modalités expressives. L’interrogation oratoire, « Quel remède à cela ? », révèle pleinement son souci de guérir un pays malade. Les exclamations se multiplient, dès l’apostrophe initiale ironique « Ô ministres intègres ! / Conseillers vertueux ! » Les connecteurs, « donc », « et », se répètent, pour renchérir sur les reproches, tandis que les points de suspension, en laissant les phrases inachevées, donnent l’impression que la colère l’étouffe comme d’ailleurs l’interjection « Ah ! » qu’il ne peut retenir. Enfin on observe le double rôle des impératifs. Tantôt ils accentuent la violence du blâme (« Soyez flétris », qui évoque la marque d’infamie gravée au fer rouge sur l’épaule des galériens), tantôt ils tentent de ramener les adversaires à plus de conscience, comme dans la gradation « Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur », ou « songez-y ».
De cette longue tirade, deux reproches se dégagent. Le premier est une accusation de corruption, immédiate avec l’ironie de la formule « Bon appétit », qui suggère métaphoriquement leur avidité de richesse bien plus que le repas en cours. Des images péjoratives soutiennent ce reproche, tels le verbe « pillez » ou le terme « fossoyeurs », qui les rapprochent des pilleurs de tombe, que rien de sacré n’arrête. Un contraste est créé avec le terme « serviteurs », destiné à leur rappeler leur fonction politique, et qui souligne leur absence totale de patriotisme : ils sont en principe au service de la « maison » Espagne, alors qu’ils ne servent que leurs propres intérêts. Le rythme des vers 6 et 7, sans coupe, fait ressortir la comparaison qui les assimile à de vulgaires voleurs : « remplir votre poche et vous enfuir après ! «
A cela il convient d’ajouter l’accusation de cynisme. Ils font, en effet, preuve d’un manque de scrupules absolu. Hommes dépourvus de toute morale, enfoncé dans les vices, comme le traduit la gradation (« Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie »), ils n’hésitent pas à accabler toujours davantage le peuple « portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie ». Il leur manque donc les sentiments de pitié que devrait éprouver tout homme devant la situation terrible du pays, et que ressent, par contraste, le héros : « Ayez quelque pudeur », « Ah ! j’ai honte pour vous ! »
=== Le héros, lui-même issu du peuple, devient donc le porte-parole de ce peuple opprimé, digne représentant ainsi du héros romantique à l’âme noble.
CONCLUSION
Cette tirade illustre bien les caractéristiques du drame romantique. C’est l’Histoire qui sert de décor, pour renforcer le réalisme, mais ici, derrière l’Espagne, il faut voir la Monarchie de Juillet : avec la Restauration le peuple est à nouveau exclu du pouvoir et retombe dans la misère tandis que la moblesse et la haute bourgeoisie retrouvent leur vie d’opulence et de luxe. Le théâtre représente alors la revanche du peuple, incarné par le héros, Ruy Blas, qui, même s’il est « laquais » fait preuve de plus de noblesse, de dignité, de patriotisme et de valeurs morales que les nobles conseillers du royaume, ses « maîtres ». Enfin la scène adopte un ton nouveau, avec ce violent réquisitoire exprimé en des alexandrins brisés par de nombreuses ruptures, et fortement ponctués.
Il faudrait rapprocher ce texte de la Préface : « En examinant toujours cette monarchie et cette époque, au-dessous de la noblesse ainsi partagée, et qui pourrait, jusqu’à un certain point, être personnifiée dans les deux hommes que nous venons de nommer, on voit remuer dans l’ombre quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu. C’est le peuple. Le peuple, qui a l’avenir et qui n’a pas le présent ; le peuple, orphelin, pauvre, intelligent et fort ; placé très bas, et aspirant très haut ; ayant sur le dos les marques de la servitude et dans le coeur les préméditations du génie ; le peuple, valet des grands seigneurs, et amoureux, dans sa misère et dans son abjection, de la seule figure qui, au milieu de cette société écroulée, représente pour lui, dans un divin rayonnement, l’autorité, la charité et la fécondité. Le peuple, ce serait Ruy Blas« . On comprend alors que le théâtre devient véritablement une « tribune », un moyen de s’engager dans des luttes sociales et politiques, ce que développeront les auteurs engagés du XX° siècle.
L’Ile des esclaves, scène 10
Comédie en un acte jouée en 1725, l’Île des esclaves s’inscrit dans les luttes entreprises au siècle des Lumières contre les préjugés, notamment ceux qui conduisent les privilégiés à abuser de leur pouvoir. Marivaux imagine, en effet, une situation qui inverse le monde réel : dans une île au temps de la Grèce antique, des esclaves ont pris le pouvoir sur leurs maîtres. Ainsi, sous le contrôle du gouverneur de l’île, Trivelin, Arlequin et Cléanthis ont pu dénoncer les comportements d’Iphicrate et d’Euphrosine, dans l’espoir de les corriger.
Déjà, dans la scène 9 Arlequin a rendu à son maître, qui a reconnu ses torts envers lui, son habit, symbole de son rang. Il invite Cléanthis, dans cette scène 10, l’avant-dernière de la pièce, à suivre son « exemple ». [ L’Île des esclaves, scène 10, tirade de Cléanthis ] Mais celle-ci va se montrer plus vindicative… Comment Marivaux représente-t-il le conflit entre les maîtres et les valets ?
LA CRITIQUE DES MAITRES
La longue tirade de Céanthis forme un violent réquisitoire, lancé sur un ton indigné. On notera les modalités expressives qui soutiennent cette polémique, exclamations (« Ah ! vraiment nous y voilà avec vos beaux exemples », « Fi ! que cela est vilain… ») jusqu’à celles qui ferment la tirade, interrogations oratoires qui se multiplient, et impératifs qui interpellent les destinataires, à travers Euphrosine : « Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? », « Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rougir de honte. » Le mépris qu’elle exprime est également soutenu par un lexique péjoratif, tel le possessif dans « voilà de nos gens qui… », et la récurrence du présentatif, « voici » ou « voilà » qui amplifie les reproches. Enfin le rythme des phrases, avec les énumérations en gradation et les anaphores, donne l’impression que rien ne pourra arrêter sa colère. C’est le cas avec la reprise du pronom relatif « qui » dans la deuxième phrase, avec le rythme ternaire dans « n’avoir eu pour seul mérite que de l’or, de l’argent et des dignités » ou la triple interrogation oratoire : « Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout. »
=== Cette tirade s’inscrit dans le registre polémique, car ce discours permet de dénoncer une hiérarchie sociale que l’héroïne présente comme infondée.
Elle brosse, en effet, un portrait sévère des maîtres, que peut résumer l’ironie par antiphrase au centre de la tirade, « Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde » : elle joue entre le sens de l’expression « honnêtes gens », qui désigne les qualités de l’homme distingué, et l’adjectif « honnête » pris dans son sens propre, qui suggère, par antithèse, qu’ils sont profondément « malhonnêtes ». Elle révèle qu’au-delà d’Euphrosine, se trouve visé l’ensemble des privilégiés qui abusent de leur pouvoir.
La satire porte essentiellement sur deux défauts. D’abord elle dénonce leur vanité, c’est-à-dire la fierté excessive de leur position sociale qui les conduit à mépriser ceux qu’ils considèrent comme des inférieurs. Cela est mis en valeur par la gradation : « qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, [...] et qui nous regardent comme des vers de terre », avec la comparaison fortement péjorative. La critique est répétée d’ailleurs avec beaucoup d’ironie: « c’était bien la peine de faire tant les glorieux », « Allez ! estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! » Ensuite, c’est leur dureté qui est soulignée, allusion directe aux mauvais traitements que subissent les serviteurs, encore légaux au XVIII° siècle : « qui nous maltraitent » est repris par la gradation « offensés, maltraités, accablés ». Elle reproche donc à ceux qui possèdent des « dignités », c’est-à-dire des titres de noblesse, et des richesses de s’arroger tous les droits, de façon totalement injustifiée.
Cette dénonciation repose sur deux façons de concevoir le « mérite ». La première, celle qui a largement cours sous la Monarchie absolue, repose sur l’état social : « de l’or, de l’argent et des dignités », « riche [...] noble [...] grand seigneur ». La seconde pose la notion de mérite personnel, fondée sur des valeurs naturelles, et c’est de celle-ci que se réclame Cléanthis, au moyen d’une hyperbole qui revalorise les serviteurs : « nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux ». Ainsi la vraie valeur est affirmée par l’inversion, qui attribue aux serviteurs deux qualités essentielles, la « vertu » et la « raison ».
Le terme « vertu » est placé au centre de l’énumération : « le coeur bon, de la vertu et de la raison » Dérivée de la notion de « charité » chrétienne, c’est une valeur centrale au XVIII° siècle, qui relève du « coeur » et révèle « l’âme sensible » : « Il s’agit de vous pardonner », « cette bonté-là », « le coeur bon », « ont aujourd’hui pitié de vous ». Tous ces termes montrent bien qu’il s’agit d’une qualité morale, indépendante de la naissance ou de la position sociale.
Quant à la raison, elle est, depuis Descartes, considérée comme définissant l’essence même de l’homme. C’est sur elle que se fonde tout le mouvement des Lumières, qui en fait le guide infaillible de l’homme vers la vérité et le progrès. Or toute la tirade de Cléanthis est construite sur un raisonnement rigoureux, qu’elle invite sa destinatrice à suivre. Elle pose d’abord une hypothèse : « Où en seriez-vous aujourd’hui, si nous n’avions point d’autre mérite que cela pour vous ? » Elle rappelle ainsi la base même de l’utopie : dans l’île les esclaves ont tout pouvoir, ils auraient très bien pu se venger de leurs maîtres en leur infligeant les pires cruautés. Or, ils ne l’ont pas fait. Donc ils sont meilleurs que leurs maîtres, car ils se sont montrés plus raisonnables en ne cherchant pas à abuser de ce nouveau pouvoir. Elle met également en relief le manque de logique des maîtres, en les obligeant à inverser la situation : ils demandent aujourd’hui à leurs serviteurs de leur « pardonner », donc de faire preuve de « bonté », alors qu’eux-mêmes n’ont jamais été capables que de les « maltraite[r]« … La structure de la phrase, avec le parallélisme et l’inversion, met particulièrement en relief ce mauvais usage de leur raison : » de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd’hui pitié de vous, tout pauvres qu’ils sont. » Ainsi le plus « estimable » des hommes sera celui qui fera le meilleur usage de sa raison, et comprendra que tout excès est condamnable.
CONCLUSION
Depuis l’ascension de la bourgeoisie au cours du XVII° siècle montent des revendications qui opposent les privilèges de la naissance au mérite personnel. De plus ces privilèges ont perdu leur valeur initiale, puisque l’argent permet de s’acheter des titres nobiliaires, et que la faillite de Law (en 1721) a ruiné de nombreux nobles, tel Marivaux lui-même d’ailleurs, qui voient alors accéder aux privilèges des gens qui n’ont aucun éducation et pour seul « mérite » leur fortune. Cela peut expliquer que Marivaux veuille ici, non pas lancer de dangereuses idées révolutionnaires sur l’égalité des « ordres » sociaux, mais rappeler chacun à plus de conscience morale, en refondant ainsi la noblesse sur une vraie dignité, celle du « coeur ».
Parallèlement ce passage nous interroge sur le rôle de l’utopie au théâtre. Un peu comme le temps des Saturnales qui, dans l’antiquité romaine, offraient aux esclaves quelques jours de licence totale, cette île « de nulle part » (sens premier du terme « utopie ») a permis aux valets d’exprimer leurs critiques, de se libérer des désirs de vengeance qu’ils portaient en eux. Mais à la fin chacun reprend son vêtement d’origine, le théâtre n’a été qu’une parenthèse qui a « purgé » les passions, permis une « catharsis » pour reprendre la fonction que lui assignait le philosophe grec Aristote. Il est seulement possible d’espérer qu’il aura conduit les maîtres à réfléchir sur leurs comportements en se voyant ainsi caricaturés.
Les Fourberies de Scapin, III, 2
Dans cette comédie, représentée en 1671, Molière s’inspire de l’intrigue de nombreuses comédies antiques. Deux jeunes gens amoureux, Octave et Léandre, que leurs pères, Argante et Géronte, veulent marier contre leur gré, vont être aidés par le valet Scapin. Ce personnage emprunte beaucoup de ses traits aux valets des comédies antiques, mais aussi au « zanni » de la commédia dell’arte qui veut régler ses comptes avec son maître. Ainsi dans cette scène, Scapin a fait croire à Géronte qu’on le cherche pour le tuer, et l’a persuadé de se cacher dans un sac. Acte III _scène_2
Quelle image de la relation entre le maître et le valet ce passage présente-t-il ?
UNE SCENE COMIQUE
Traditionnellement le valet, rôle tenu par Molière lors de la représentation, est porteur du comique, dont le plus immédiatement perceptible ici est le comique de gestes. La didascalie qui précise « Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac » nous permet d’imaginer le jeu des deux acteurs, l’enthousiasme du valet et les soubresauts du maître dans le sac. On peut aussi rire de la gestuelle de Scapin « se plaignant et remuant le dos », qui mime avec exagération une douleur fictive. Enfin on rira de ce maître ridicule, « mettant la tête hors du sac » comme un diable qui sort de sa boîte. De plus, même sans didascalies, nous pouvons imaginer les mouvements de Scapin, changeant de place et d’attitude pour correspondre au personnage dont il imite la voix, afin qu’il ne se confonde pas avec sa propre fonction de valet.
A cela s’ajoute le comique de langage, fondé sur le décalage entre le rôle du valet et celui de l’agresseur gascon avec son accent fictif. Nous pouvons aisément imaginer le ton joyeux des insultes lancées au maître : « cé fat de Géronte, cé maraut, cé vélître ».
=== Nous assistons donc à une sorte de mise en abyme, scène de théâtre dans le théâtre, qui fera rire par la situation ainsi créée, qui inverse les rapports de force entre le maître et le valet. La revanche de Scapin pourra particulièrement plaire au public populaire…
LE CONFLIT ENTRE LE MAITRE ET LE VALET
Le portrait du maître s’inspire de la tradition : c’est un vieillard (cf. étymologie de son nom « Géronte »), naïf et stupide. A aucun moment il ne met en doute la situation ou ne mesure l’aspect fictif de cet accent gascon. Il est impossible au public d’éprouver la moindre pitié pour lui en raison de son égoïsme. La dernière réplique, « Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner », nous permet, en effet, de mesurer son mépris pour son valet : il est prêt à exiger qu’il reçoive les coups à sa place.
Face à lui, le valet prend l’avantage, puisqu’il va jusqu’à donner des ordres à son maître, en feignant la fidélité : « Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d’un étranger. » Le geste de lui « remet[ttre] la tête dans le sac » montre à quel point son maître est devenu une marionnette entre ses mains ! Mais l’on sent aussi son enthousiasme dans l’élaboration de la tromperie, quand il feint de faire l’éloge de son maître : « Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense ». De même la feinte est perfectionnée par l’imitation de la souffrance due aux coups prétendument reçus : « Ah ! Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable ». Il accentue, par sa dénégation (« Nenni, c’est sur les miennes qu’il frappait ») la stupidité de son maître, contraint à se défendre de façon ridicule : « J’ai bien senti les coups et les sens bien encore. » En redoublant la situation à la fin, Scapin prolonge en fait sa vengeance de valet, contraint à tout supporter de la part d’un maître tyrannique.
CONCLUSION
Ce passage représente une scène de farce traditonnelle, avec coups et injures, propre à plaire au public populaire. Mais il illustre aussi la fonction « cathartique » de la comédie, telle que la définissait le philosophe grec Aristote : en assistant à cette inversion des rôles, le public se libère de ses propres pulsions, en vivant par procuration, en quelque sorte, ses propres désirs cachés. Le rire naît précisément de cette libération, du plaisir de voir s’accomplir sur scène ce que le monde réel interdit.
Molière, certes, reprend là le personnage traditionnel du valet, rusé, face à un vieux maître naïf. Mais il va plus loin que ses prédécesseurs, puisqu’il ne se contente pas de lui donner le rôle du trompeur : il concrétise cette tromperie par le geste audacieux des « coups » donnés au maître.
Le maître et l’esclave
Cette comédie, l’Andrienne, inspirée de deux pièces de l’auteur grec Ménandre et représentée en 166 av. J.-C., fut le premier succès de Térence, alors soutenu par le puissant cercle cultivé des Scipion. L’intrigue de cette « palliata », nom donnée aux comédies dont les acteurs portent le manteau grec, le « pallium », reste traditionnelle : l’amour d’un jeune homme, Pamphile, pour une courtisane, est contrarié par son père, Simon, qui veut le marier à la fille de son vieil ami Chrémès. Mais ce dernier, qui a appris cette « infidélité », rompt la promesse de mariage. Simon, sûr de sa puissance paternelle, entend bien contraindre son fils, et convaincre Chrémès de donner sa fille : il feint donc de tout ignorer et de préparer les noces comme prévu. Mais c’est sans compter sur l’esclave rusé, Dave, qui aide les amours de Pamphile…
Quellles relations entre le maître et l’esclave ce double passage représente-t-il ? (scène 2 et début de la scène 3 L’Andrienne, scènes 2 et 3 )
Nous observons d’abord la ruse du maître, surprenante car, dans la comédie traditionnelle, les vieillards sont le plus souvent naïfs, un peu sot, facile à duper. Ce n’est pas le cas de celui-ci ! Les deux premiers échanges en aparté marquent, en effet, l’habile supériorité du maître, qui a tout « compris », et c’est lui qui surprend ici le discours de Dave, qui n’a pas conscience d’être écouté : « C’est notre maître ! Et moi qui ne l’avais pas aperçu ! » L’esclave reconnaît d’ailleurs l’habileté de son maître, en expliquant parfaitement sa feinte : « Il a voulu nous leurrer d’une fausse joie. [...] puis nous surprendre bayant aux corneilles, sans nous laisser le temps d’aviser à rompre le mariage. » On sent même toute son admiration dans l’exclamation adressée par un rusé à un autre rusé : « La belle malice ! » Nous retrouvons d’ailleurs cette admiration dans son monologue de la scène 3 : « il n’est pas facile de lui en faire accroire ».
Ce père a donc su faire preuve d’hypocrisie, d’un « calme imperturbable », en cachant soigneusement sa colère : « il n’en souffle mot à aucun de nous, et il n’en montre aucune aigreur ! » Cette hypocrisie va se poursuivre dans la première partie du dialogue, puisqu’il aborde Dave sur un ton familier, en se présentant d’abord comme un père soucieux du bonheur de son fils, ne souhaitant pas « outrepasser [s]es droits ». On a presque l’impression qu’il parle à son esclave comme à un égal, auquel il expliquerait ses fonctions de père, qui doit à présent marier son fils au mieux : « à dater de ce jour, il faut qu’il change de vie et prenne d’autres habitudes ». D’où le discours moralisateur qui généralise : « Tous ceux qui ont un amour en tête se révoltent à l’idée qu’on veut les marier. » Mais cette bienveillance n’est qu’un masque, qui laisse percer l’autorité, puisqu’il emploie spontanément le verbe « j’exige », aussitôt transformé cependant en « je te prie », pour solliciter l’aide de son esclave : « le ramener dans la bonne voie ». Il s’agit bien, dans un premier temps, d’amadouer celui dont il se méfie, à juste titre.
Mais face à lui l’esclave n’est pas dupe ! Réalisant qu’il a été pris au piège et que son maître l’a entendu, Dave va s’employer à retourner la situation à son avantage. D’abord, il feint d’être surpris, et joue l’innocence dans ses questions : « Hein ! Qu’est-ce ? », « A propos de quoi ? » Puis il se réfugie dans des réponses évasives, pour tenter de détourner la conversation, « Le monde se soucie bien de cela, ma foi », « On le dit. », en feignant de ne pas se sentir concerné par la conversation : « Par Hercule, je ne comprends pas. », « Je suis Dave, et non Oedipe ». Contraint de plier face à son maître dans la seconde partie de la scène, le monologue lui fait retrouver son goût pour la ruse, puisqu’il s’exhorte lui-même à l’action : « ce n’est pas le moment de se croiser les bras et de s’endormir », « Si l’on ne prend pas les devants avec quelque bonne ruse, c’en est fait de moi ou de mon maître. » Mais l’esclave a-t-il un autre recours que d’être hypocrite s’il veut survivre ?
MAITRE ET ESCLAVE
Ce double extrait met aussi en place la réalité des rapports entre un maître et un esclave pendant l’antiquité romaine, et rappelons que Térence, venu sans doute d’Afrique, avait été lui-même esclave avant d’être affranchi par un riche sénateur.
A Rome l’esclave est défini comme « res », »chose » certes « de genre vocal » pour le distinguer des biens mobiliers ou des bestiaux, mais une chose dépourvue de tout droit face à un maître tout-puissant. Et c’est bien cette puissance que manifeste Simon, par sa colère et ses menaces, déjà perceptibles dans les apartés du début : » Le bourreau ! comme il parle ! », « ce ne sera pas sans qu’il t’en cuise », avec une litote qui ne fait qu’amplifier l’idée des coups ici promis. Puis, il renonce à sa bienveillance hypocrite, et la menace se fait explicite et violente, avec un futur de certitude : « je te ferai rouer de coups, maître Dave, puis je te mettrai à la meule pour le reste de ta vie ». La menace est de taille ! Si les esclaves, au sein d’une maisonnée, peuvent mener une vie assez paisible, surtout s’ils sont nombreux pour assurer les tâches quotidiennes, il en va tout autrement pour les esclaves de l’Etat qui travaillent dans les mines ou dans les moulins, comme l’envisage Simon. Mal nourris, roués de coups, ils s’épuisent vite et ne survivent guère… Ecoutons Apulée les évoquer dans les Métamorphoses : « des êtres chétifs à l’épiderme tout zébré par les marques livide du fouet et dont le dos meurtri de coups était caché plutôt qe protégé par un haillon rapiécé. » De plus, la menace est renforcée par la clause ajoutée, avec le redoublement verbal, façon de dire que ce châtiment ira jusqu’à la mort, puisque le maître n’ira, bien sûr, jamais se livrer à sa place : « et je m’engage, et m’oblige, si je t’en retire, à tourner moi-même la meule à ta place ». Enfin les impératifs qui ferment le dialogue de la deuxième scène redoublent le danger couru : « n’agis pas à la légère, et ne viens pas dire que tu n’as pas été prévenu. Prends garde à toi. »
L’esclave est d’ailleurs, malgré la désinvolture ironique dont il tente de faire preuve face à son maître, parfaitement conscient du risque qu’il court, comme en témoigne son monologue à la scène 3. Bien sûr, on rira de cette parodie du dilemme tragique : « Que faire ? Je ne sais trop. Servir Pamphile ou obéir au vieux ? » Mais l’enjeu est parfaitement mesuré : « S’il m’y prend, je suis perdu. », « si la fantaisie lui en passe par la tête, il en prendra prétexte pour me précipiter, à tort ou à raison, à a meule. » L’esclave fait apparaître ici son peu de pouvoir, puisqu’il dépend d’un arbitraire total.
CONCLUSION
Le texte tire son intérêt de la double énonciation, caractéristique du théâtre, qui se manifeste à travers les apartés et le monologue. Ils aident à mieux cerner la personnalité des deux personnages, ici en conflit, et font progresser l’action en donnant aux plus faibles des armes contre les plus puissants socialement. Parallèlement, ils font du public un complice, entraîné dans le jeu de la tromperie : il sait ce que le personnage dupé ignore.
Mais ici les deux personnages semblent lutter à armes égales en matière d’hypocrisie, et cela accroît l’horizon d’attente. Si Dave parvient à empêcher le mariage qui risque de désespérer son jeune maître Pamphile, il aura, en tout cas, pris sa revanche contre son maître… Ce que l’on découvre, chez Térence, c’est le fonds dans lequel puisera Molière, car Dave n’annonce-t-il pas déjà La Flèche, le valet qui aidera Cléante contre Harpagon dans l’Avare, ou Scapin ?
Lysistrata
La comédie, représentée en 411 av. J.-C., se rattache directement au contexte de la guerre du Pélopnnèse (431-404 av. J.-C.), qui déchire les cités grecques. Pour exprimer ses idées pacifistes, Aristophane imagine une situation originale : les femmes s’unissent, se barricadent sur l’Acropole dont elles ferment les portes, et prêtent serment de se refuser à leurs époux tant que ceux-ci n’auront pas signé la paix. La révolte est menée par Victoire. Pour la ramener à la raison, les hommes lui envoient le magistrat. Mais pourra-t-il mater la révolte ?
LE THEATRE, IMAGE DE LA VIE POLITIQUE
Lysistrata, la révolte des femmes Ce dialogue nous fait pénétrer dans la vie de la cité d’Athènes au V° siècle avant Jésus-Christ, considérée comme le berceau de la démocratie, notamment parce qu’elle accorde, depuis Solon et Dracon, une place essentielle aux lois : « décret », »résolution », terme récurrent. On note aussi le rappel du rôle dévolu à l’ »assemblée » du peuple, ou « ecclésia », débats sur les grandes questions de la cité, et vote, et c’est un « magistrat » qui est envoyé aux femmes pour résoudre la crise. Cependant, cette démocratie reste tout de même limitée, puisqu’en sont exclus non seulement les esclaves et les métèques, étrangers accueillis dans la cité, mais aussi les femmes : « vous ne nous permettiez pas d’ouvrir la bouche ».
La scène fait également allusion à la guerre du Péloponnèse, dont le coût est rappelé au début du texte, et aux « ambitieux » qui « suscitent continuellement de nouveaux troubles », parmi lesquels est cité Pisandre. Aristophane ne se prive guère, dans ses comédies, des attaques nominales ! C’est qu’il déplore qu’à la mort de Périclès, la cité soit tombée entre les mains des factions et des clans, cause de « désordres ». Ce pouvoir politique affaibli est en train de ruiner la démocratie même : c’est donc bien du « salut de la Grèce » qu’il est question dans ce dialogue.
Le portrait du magistrat est nettement péjoratif, puisque sa colère est croissante, signalée par ses exclamations et ses questions indiggnées, et qu’il perd toute la dignité propre à ses fonctions. »Tu te fâches », souligne d’ailleurs ironiquement Lysistrata, et lui-même le reconnaît : « j’ai peine à me contenir, tant je suis en colère ». Son langage devient alors vulgaire, comme lorsqu’il lance « Croasse cela pour toi, la vieille », recourant aussi à l’insulte : « scélérate ». On comprend que l’homme exerce un pouvoir autoritaire, et qu’il reculera pas devant les coups pour obliger la femme à rentrer dans son rôle : » Il te serait arrivé mal de ne pas te taire », « Tisse ta toile, ou ta tête s’en ressentira longtemps ». C’est donc bien leur volonté de maintenir les femmes dans leur rôle subalterne qu’incarne ce personnage.
Mais, au-delà de ce seul personnage, le texte se livre à une violente critique politique, puisque Lysistrata accuse à la fois les gouvernants et les citoyens. Aux premiers, elle reproche d’utiliser la guerre dans leur intérêt personnel : « C’est pour avoir le moyen de voler que Pisandre et tous les ambitieux suscitent continuellement de nouveaux troubles ». Mais les citoyens portent leur part de responsabilité, puisque, dans cette démocratie directe, ce sont eux qui votent les lois. Or ces lois sont définies, dans la réplique de Lysistrata comme des « résolutions funestes », c’est-à-dire étymologiquement cause de mort, formule répétée et reprise par le superlatif, « une résolution des plus mauvaises ». Comme preuve de ses critiques, Lysistrata fait appel au discours rapporté, qui sous-entend que son jugement sur l’incapacité politique des hommes au pouvoir est largement partagé : « Est-ce qu’il n’y a plus d’hommes dans ce pays ? - Non, en vérité, il n’y en a plus, disait un autre. » Leur pouvoir, absolu et sans partage, puisqu’ils refusent même d’ »écouter [les] sages conseils » des femmes, conduit donc la Grèce entière à sa perte.
L’IMAGE DES FEMMES
Elle est fondée sur un contraste entre la vision traditionnelle et la révolte que représente Lysistrata.
A Athènes, la femme vit dans le gynécée et se consacre aux tâches domestiques. C’est cette image traditionnelle que nous rappelle le texte : leur vie se déroule « au logis » surtout, et l’impératif, « tisse ta toile », employé dans le discours rapporté direct, est éloquent sur le peu de considération que leur accordent les hommes. Tout juste sont-elles bonnes à des occupations futiles. C’est cette même vision qu’inverse la dernière réplique, où Lysistrata ordonne au Commissaire : « file la laine, mange des fèves ». Cette place les maintient dans un comportement de soumission. Elles doivent, en effet, rester humbles et modestes devant leur époux, soucieuse de lui montrer un visage souriant : « cachant notre douleur sous un air riant ». Ainsi Lysistrata insiste sur leur « modération exemplaire », et sur le silence longtemps gardé, par peur de représailles. En aucun cas la femme ne pourrait élever la voix, et son habillement est le signe même de cette obéissance : le « voile », mentionné à plusieurs reprises, la « ceinture » qui maintient la robe drapée, sont autant d’éléments qui empêchent la femme de se mouvoir en toute liberté. L’on perçoit tout le mépris envers les femmes dans la réplique finale du magistrat : « tu prétends me faire taire, toi, avec ton voile sur la tête ? J’aimerais mieux mourir. »
Cela tranche fortement avec les revendications qu’exprime l’héroïne dans le texte, fondées sur une image méliorative de la femme. Les femmes ont toutes les qualités requises pour gérer le trésor public : « nous l’administrerons nous-mêmes ». Face à l’objection du magistrat, l’argument de Lysistrata est sans appel : « N’est-ce pas tout qui administrons l’argent de nos maisons ? » Les femmes sont également capables de lucidité sur la situation du pays, et elles ont su « se réunir pour travailler de concert au salut de la Grèce », faisant ainsi preuve d’une sagesse dont les hommes sont dépourvus. Enfin elles revendiquent le droit à la liberté d’expression, comme le souligne la question indignée de Lysistrata : « Comment, misérable ! il ne nous sera même pas permis de vous avertir [...] ? » La scène conduit ainsi à une inversion comique de la situation, puisque non seulement Lysistrata ne cède pas, mais riposte, mot pour mot, à toutes les objections du magistrat, dans la première partie du dialogue, et, surtout, ridiculise son adversaire à la fin de la scène. Celui-ci, en effet, perd toute crédibilité en criant à la « tyrannie » alors que tout le texte a présenté les hommes eux-mêmes comme des « tyrans ». La citation d’Homère se retrouve elle aussi inversée, enfin l’on peut imaginer la mise en scène dans la dernière réplique, avec sa série d’impératifs, qui conduirait à un déguisement du magistrat en femme.
CONCLUSION
Ce texte présente ce que nous pouvons considérer comme une première revendication féministe. Il faudra encore bien des siècles, et bien des femmes jusqu’à la Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne, rédigée par Olympe de Gouges pendant la Révolution française, et bien des siècles pour que cet écrit théorique s’incarne concrètement dans des lois dites de « parité ». C’est ce sens que nous pouvons lui donner aujourd’hui, d’autant plus que certains écrivains ont repris l’idée d’Aristophane, tel Marivaux au XVIII° siècle dans son utopie, La Colonie.
Mais il convient de ne pas faire dire à Aristophane plus que ce qu’il dit, et de ne pas oublier que ce dialogue s’insère dans ce qui est d’abord une comédie. Aristophane, souvent très misogyne dans ses pièces, n’aurait certainement pas imaginé que les femmes de son temps puissent jouer un rôle politique. Il utilise plutôt ce subterfuge comique pour critiquer les hommes politiques de son temps, en suggérant que même des femmes pourraient gouverner mieux !
Les Cavaliers
Cette comédie fut le premier succès d’Aristophane, et lui valut le premier prix lors du concours de l’année 424 av. J.-C.. Il y exprime, en ridiculisant le démagogue et belliciste Cléon sous les traits du Paphlagonien, sa propre opinion opposée à la guerre qui déchire alors les cités rivales d’Athènes et Sparte. Ce Paphlagonien s’est introduit grâce à ses flatteries dans la maison de Démos, où il règne en maître. Deux esclaves, Nicias et Démosthène, vont tenter de combattre cette influence nocive. Mais leur sera-t-il possible d’échapper à leur condition servile ?
UNE SCENE DE PRESENTATION
Les Cavaliers, scène d’exposition La scène d’exposition a pour rôle premier de présenter les enjeux de la pièce.
Le lieu est désigné dès le début de la pièce : « la maison de Démos« . En raison du sens premier du nom du maître, « démos » signifiant « le peuple », c’est la cité d’Athènes elle-même qu’Aristophane met en scène. Le qualificatif « nouvelle peste », appliqué péjorativement au Paphlagonien, pose immédiatement l’élément perturbateur : la pièce s’ouvre « in medias res », sur une situation de crise déjà commencée.
Cette crise est due à ce Paphlagonien, dont l’extrait brosse un portrait sévère. « Il s’est glissé dans la maison » suggère une façon insidieuse de s’emparer de l’esprit de son maître, tandis que le terme de « prince » qui le désigne montre un abus de pouvoir, puisqu’à l’origine il n’était qu’un esclave, prisonnier de guerre. Il en profite pour allier sournoiserie (« ses calomnies ») et violence contre ses pairs : « il ne cesse de rouer de coups les serviteurs ». Cela explique leur désir de trouver « quelque moyen de salut », mais aussi leur peur, marquée par le jeu de mots sur le « frottement de mains ».
Les deux esclaves, par leur nom, nous renvoient directement au contexte historique, puisque que le démagogue, Cléon, soit le Paphlagonien, s’était approprié tout le mérite des victoires des deux généraux, Nicias et Démosthène. N’oublions pas que les acteurs grecs sont masqués, il était donc facile de permettre au public d’identifier rapidement ce que ces deux personnages représentaient. La scène les différencie peu : on peut imaginer que tous deux ont la même gestuelle en entrant en scène, puisque le texte précise ensuite « gémissons de concert », et les réunit dans l’expression de leur plainte. Leur dialogue n’est, en fait, qu’un jeu, car tous deux savent bien quel est le « moyen de salut », la fuite, mais ils sont parfaitement conscients du risque qu’ils prendraient alors : la fuite est considérée comme une révolte, et le châtiment peut être terrible, « les plus légers frottements de mains emportent la peau ». Les esclaves peuvent aussi être envoyés dans les mines, où leur durée de vie est alors très réduite. Ainsi ils sont réticents devant le seul fait de formuler cette idée à haute voix : « NICIAS. – Mais quel moyen ? Dis-le moi. DEMOSTHENE. – Dis-le plutôt, afin qu’il n’y ait pas de dispute. » D’ailleurs la formule « chant de départ » précède le jeu sur « détalons ». C’est donc d’abord leur peur qui les rassemble.
UNE SCENE COMIQUE
En même temps, la scène d’exposition donne le ton de l’oeuvre, et doit immédiatement séduire le public en retenant son attention.
Ici toutes les formes de comique sont présentes. Il faut, en effet, même si les pièces antiques restent encore fort statiques, imaginer la gestuelle des deux esclaves, signe des coups reçus, voire leur démarche pour imiter leur souffrance, signalée par les exclamations du début, et la récurrence du terme « malheur ».
Le comique de langage se reconnaît de même dans la parodie du registre tragique avec l’interjection du début, « iattataex! », les malédictions lancées contre le Paphlagonien, le champ lexical (« gémissons », « plaintes », « pleurer ») et l’allusion à l’auteur tragique Euripide par le néologisme « euripidesquement » et la mention du « cerfeuil » qui ironise sur la mère de ce dernier, dont on disait qu’elle avait vendu des légumes au marché. En même temps Aristophane en profite pour se moquer de ce dramaturge auquel il reproche d’avoir rabaissé la noblesse de la tragédie en montrant sur scène des héros en haillons. Pourquoi deux esclaves ne deviendraient-ils pas alors des héros tragiques, eux aussi ? Ajoutons à cela le jeu de mots fondé sur le rapprochement de « Dette » et de l’impératif « Allons », lui aussi soutenu certainement par un jeu de scène. Enfin la personnalité même de ces deux personnages est comique, déjà par le renchérissement de la peur de l’un à l’autre. Mais le public rira aussi du raisonnement absurde de Nicias pour asseoir sa croyance en l’existence des dieux : « Parce que je suis en haine des dieux. N’est-ce pas juste ? »
Cette présentation crée également un horizon d’attente en raison de la peur exprimée par les deux esclaves : « j’ai peur que ce ne soit pour ma peau un mauvais présage ». Parviendront-ils à démasquer les agissements de leur ennemi ? De plus, avec la modalité impérative, « considérons autre chose », le public pressent la mise au point d’un piège pour perdre le Paphlagonien. Il attend donc de savoir si les deux esclaves pourront triompher.
CONCLUSION
Ce texte présente un double intérêt. Il constitue une scène d’exposition traditionnelle, vivante grâce au dialogue et qui remplit parfaitement son rôle d’information et de séduction. Il illustre aussi très bien la comédie d’Aristophane, avec son comique simple et sa dimension satirique, puisque, derrière les deux esclaves, le public reconnaît les personnages qui jouent un rôle dans la vie politique de la cité.
Il met enfin en place une première image du serviteur dans la littérature, montré à la fois comme un être exploité, brimé, et comme capable de ruse pour triompher de son maître, image qui deviendra traditionnelle. Les deux esclaves vont voler les « oracles sacrés » du Paphlagonien, et vont ainsi découvrir le moyen de le vaincre. Seul un « marchand de boudins », disent ces oracles, aura ce pouvoir. Il ne leur restera plus qu’à trouver un charcutier pour mettre en marche la victoire.
Introduction
PROBLEMATIQUE
Pour approcher un texte de théâtre, il est utile d’en connaître les origines, pour l’Europe l’Antiquité grecque, qu’il s’agisse de comédie ou de tragédie. [cf. lien : site http://www.crdp-nice.net/theatre/#theatre.html ]
En se plongeant dans ces origines, on constate que le théâtre a aussi bien servi à transmettre les valeurs fondatrices de la cité qu’à critiquer ceux qui ne les respectaient pas, coupables d’ »hybris » dans la tragédie, ou abusant jusqu’à l’excès de leur pouvoir dans la comédie. Aristote, dans sa Poétique, considérait que le théâtre, en incarnant les personnages sous les yeux du public, permettait la « catharsis », ou purgation des passions coupables. Les représentations théâtrales se déroulaient alors sous forme de concours, organisés à l’occasion des fêtes. C’est le sens premier du terme « agôn », agir, action. Ensuite, ce mot désignera la partie de la pièce qui présente un débat entre deux personnages soutenant chacun une thèse opposée. C’est la mise en scène du conflit qui soutient l’action dramatique et la fait progresser.
L’évolution ultérieure du théâtre a conservé, tant dans la commedia dell’arte dont s’inspire, par exemple, Molière, que dans les grandes oeuvres tragiques du siècle classique, puis, plus tard au « siècle des Lumières », au XIX° siècle dans le drame romantique, et jusque dans ses formes modernes, sa dimension critique.
Les textes insérés dans ce corpus nous conduiront donc à dégager le conflit et les cibles visées : individu, le plus souvent parce qu’il est un « type », l’image d’un groupe social ou d’un comportement, ou, de façon plus vaste, une institution (le gouvernement, la justice, le mariage…), une idéologie, voire un concept, tel le racisme ou l’individualisme. Le conflit se produit lorsque des forces antagonistes entre en contact et cherchent à s’éliminer réciproquement. Nous pourrons observer un conflit entre deux personnages (ou groupes de personnages, voire peuples dans le cas d’une guerre, par exemple), dont l’un se pose en position de supériorité par rapport à l’autre : maître/valet, père/fils, roi/sujet…Mais il peut aussi se situer au plan abstrait, entre forces intellectuelles, affectives, morales, sociales antagonistes : ce sont des systèmes de valeurs qui s’opposent.Enfin le conflit peut être intérieur, dans la pensée, le cœur, la conscience d’un personnage.
Le conflit implique un trouble, un désordre introduit dans un monde ordonné. Mais il convient de ne pas oublier que le théâtre « re-présente », il met en scène ce qu’il dénonce : les textes ne peuvent s’analyser sans envisager les conditions de leur représentation, décor, costumes, effets techniques, jeu des acteurs, en relation avec les procédés propres au registre choisi, comique, tragique, polémique, pathétique, lyrique…
LES INJUSTICES
L’observation du sens du terme « injustice » fait nettement apparaître son double sens, illustré par son allégorie qui la représente tenant dans une main une balance, dans l’autre un glaive. D’une part, la balance renvoie à la notion d’équité, c’est-à-dire d’égalité. Est « injuste » donc celui qui ne la respecte pas en se montrant partial, en favorisant un homme aux dépens d’un autre qui aurait les mêmes droits, en abusant de son pouvoir pour écraser autrui. On voit bien alors qu »analyser l’injustice revient à définir les droits légitimes de chaque être, et l’exercice du pouvoir.
D’autre part, le terme renvoie au concept même de « justice »,c’est-à-dire à l’établissement de lois pour définir, dans une société donnée, le « bien » et le « mal ». De ce fait « l’injustice » consiste à agir de façon immorale, coupable, condamnable par les lois humaines comme par les lois religieuses, quand le contexte les pose comme base du fonctionnement social, ce que figure le glaive qui arme sa main dans l’allégorie.
=== Le corpus nous conduira à envisager cette double approche, en définissant parallèlement les relations qui unissent les personnages des textes : conflits entre les puissants et les faibles, parfois violemment exprimés, parfois plus masqués, mais aussi union des faibles entre eux pour entreprendre leur lutte.
ARISTOPHANE, Les Cavaliers, scène d’exposition
Cette comédie d’Aristophane fut joué en 424 av. J.-C., alors que les deux cités rivales de Sparte et Athènes, avec leurs alliés, sont en guerre pour l’hégémonie sur la Grèce. L’arrivée au pouvoir d’un démagogue, Cléon, menace la démocratie. Il est représenté, dans la comédie, par le Paphlagonien, qui tente d’abuser par ses flatteries, son maître, Démos (le peuple) à la grande colère de deux esclaves qui vont tenter de se débarrasser de lui : quelle image nous donnent-ils de leur condition servile ?
ARISTOPHANE, Lysistrata, La révolte des femmes
Dans Lysistrata, comédie datant de 411 av. J.-C., Aristophane imagine une révolte des femmes contre le pouvoir masculin qui mène la guerre contre Sparte : les femmes des cités en guerre s’unissent et décident une « grève de l’amour » pour contraindre les hommes à signer la paix. Ceux-ci comptent bien les convaincre de renoncer à leur projet, mais le magistrat, qu’ils leur envoient pour les ramener à leur rôle subalterne, sera-t-il de taille à mater cette révolte ?
TERENCE, L’Andrienne, 2 et 3, maître et esclave
L’Andrienne, comédie « palliata » représentée en 166 av. J.-C, reprend un schéma traditionnel depuis la comédie grecque de Ménandre : les amours d’un jeune homme, Pamphile, sont contrariés par son père, Simon. Heureusement l’esclave rusé, Dave, que Simon compte bien utiliser pour espionner son fils, se range dans le camp de la jeunesse et de l’amour… Mais le maître ayant tout pouvoir sur l’esclave, celui-ci ne court-il pas alors un grand risque ? Doit-il aider Pamphile ou servir son maître ? Le voilà face à un dilemme…
MOLIERE, Les Fourberies de Scapin, III, 2
Molière se souvient certainement des comédies de l’antiquité quand il crée ses Fourberies de Scapin en 1671 : deux jeunes gens auront besoin de l’aide du valet, Scapin, pour empêcher leurs pères de les marier contre leur gré. Mais Molière s’inspire aussi des « zanni », les valets rusés de la commédia dell’arte, et son Scapin dépasse largement ses prédécesseurs. Il ne se contente pas, en effet, de berner son vieux maître Géronte, mais il prend une réelle revanche contre les abus de celui-ci. Comment la comédie permet-elle d’inverser les rapports de forces ?
Corneille emprunte à l’histoire romaine l’intrigue de sa tragédie, Cinna, représentée en 1641, sous-titrée « La Clémence d’Auguste », épisode transmis par le philosophe romain, Sénèque, dans le De Clémentia. Il s’agit pour lui, en écho aux conspirations qui menacèrent le règne de Louis XIII, de montrer comment l’indulgence face à des adversaires politiques est souvent préférable au cycle infernal de la répression. Ainsi l’empereur Auguste revêt-il un double visage : celui d’un tyran, qui n’a reculé devant rien pour accéder au pouvoir, mais aussi celui d’un être qui reste humain, conscient de ses abus. Comment le monologue de Cinna dépeint-il la tyrannie?
Le Cid, II, 2
C’est à l’Espagne que Corneille doit le sujet de sa pièce, le Cid, représentée en 1636, qu’il nomme « tragi-comédie ». Elle remporte un vif succès, ce qui provoque la jalousie de nombreux rivaux, à l’origine de ce que l’on appellera la « querelle du Cid ». Les reproches des théoriciens du classicisme n’empêchent pas le public de se passionner pour le drame des amants, Rodrigue et Chimène, séparés malgré eux par le conflit qui oppose leurs pères. Rodrigue, après un douloureux dilemme, choisit, pour venger l’insulte faite à son père, de provoquer en duel le père de Chimène, le comte Don Gormas. Comment Corneille met-il en valeur le conflit entre deux générations ?
RACINE, Britannicus, III, 8 et V, 6
C’est certainement son désir de rivaliser avec Corneille qui pousse Racine à s’inspirer de l’histoire romaine : dans Britannicus, tragédie jouée en 1669, il lui emprunte son empereur resté célèbre pour sa cruauté, Néron. Mais il le montre encore novice dans le crime… Dans son désir d’échapper à l’influence de sa mère, Agrippine, qui l’a poussé au pouvoir aux dépens de son demi-frère, Britannicus, le jeune empereur s’est choisi un conseiller, Narcisse, et il cherche à éliminer ce frère rival qui a su conquérir le coeur de Junie.
Dans l’acte III, il retient Junie prisonnière, et lui interdit de revoir Britannicus. Mais les deux amants parviennent à avoir un entretien, que Néron surprend. Un violent conflit l’oppose, dans la scène 8, à ce frère haï. Comment ce conflit met-il en évidence la tyrannie de Néron ?
La suite de la pièce conduit à l’empoisonnement de Britannicus. Dans l’acte V, Agrippine, furieuse, accuse alors violemment son fils. Comment Racine dépeint-il cette colère, et les réactions de Néron face à elle?
MARIVAUX, L’Ile des esclaves, scène 10
L’Ile des esclaves, représentée en 1725, est une utopie puisque le dramaturge imagine une île sur laquelle des esclaves de la Grèce antique, révoltés, auraient pris le pouvoir pour ne plus subir les injustices de leurs maîtres. C’est ce qui arrive à Iphicrate et Euphrosine, les deux maîtres, dont les esclaves, réciproquement Arlequin et Cléanthis, vont ainsi pouvoir se venger. Ils en font le portrait satirique, parodient leurs manières et leur discours amoureux ; Arlequin entreprend même de faire la cour à Euphrosine… Mais il se rend compte qu’il dépasse là une limite, et rend à son maître son costume et ses fonctions. La servante Cléanthis en fera-t-elle autant ?
MUSSET, Lorenzaccio, Acte IV, scène 11
C’est à une oeuvre de George Sand,avec laquelle il entretient une liaison passionnée, que Musset emprunte le sujet de son drame romantique, publié en 1834. Celle-ci s’était elle-même inspirée d’une chronique de la vie florentine sous la Renaissance pour composer Une Conspiration en 1537. Il plonge ainsi dans les événements politiques troublés de cette époque pour mettre en place l’image touchante et complexe d’un héros qui rêve de devenir un nouveau Brutus en tuant le duc Alexandre de Médicis, tyran débauché qui opprime la ville. Pour apaiser la méfiance de celui-ci, Lorenzo a choisi de partager sa vie corrompue… jusqu’au jour du meurtre. Mais cet assassinat libérera-t-il la ville? Comment Musset représente-t-il cette scène de meurtre et son héros ?
Lorsque Victor Hugo fait jouer Ruy Blas, en 1838, il donne un nouvel exemple de ce drame romantique qu’il a voulu fonder pour dépasser ce qu’il considère comme les limites du théâtre classique. La pièce s’appuie sur l’Histoire, celle de l’Espagne au XVII° siècle, et sur un déguisement : Ruy Blas, un « laquais », va être utilisé par le redoutable Dom Salluste pour servir sa vengeance contre la Reine, qui fait en sorte qu’il accède au pouvoir sous un nom d’emprunt. Mais Ruy Blas est amoureux de la reine. Devenu « premier ministre », parviendra-t-il à la sauver du piège tendu par Dom Salluste ? Il tente en tout cas de jouer au mieux son rôle politique…
Quand Jarry fait représenter son « drame », Ubu-Roi, en 1896, il s’inspire d’un texte écrit et joué alors qu’il était encore au lycée, sorte de farce destinée à caricaturer un de ses professeurs sous les traits d’un dictateur grossier et stupide. Le Père Ubu, poussé par sa femme, a éliminé le roi de Pologne, Wenceslas, et a établi son pouvoir en terrorisant la population. Ainsi la scène 2 de l’acte III montre comment il se débarrasse de tous ses adversaires potentiels.
Mais est-il vraiment si terrible ? Il suffit de le voir présider son « Conseil »dans la scène 7 de ce même acte pour mesurer son ridicule, et surtout d’observer comment il réagit face à la menace d’invasion de son Etat par un de ses anciens alliés…
BRECHT, Maître Puntila et son valet Matti, dernier tableau
Ecrite en 1940 alors que Brecht était en exil en Finlande, sa pièce Maître PUntila et son valet Matti fut jouée à Zurich en 1948. Dans cette oeuvre organisée en 12 tableaux, Brecht reprend le thème du face à face entre un maître, riche propriétaire d’un vaste domaine, et son valet-chauffeur, mais avec une originalité : ce maître, autoritaire et cruel, devient humain et généreux lorsqu’il est ivre… Mais cette maladie ne facilite pas le travail de Matti, qui décide de la quitter…
« Les Conquérants«
Le titre du recueil de José-Maria de Hérédia, publié en 1893, les Trophées, évoque l’image de ces généraux victorieux de l’Antiquité qui, à l’issue de leurs victoires, rapportaient un riche butin. Or c’est bien ce rêve de richesse qui anime les « Conquérants » du XV° siècle, partis à la découverte de nouvelles terres. Mais n’est-ce pas aussi le rêve du poète qui, de sa lutte avec le langage, gagne son « trophée », le poème parfait ? Car tel était bien l’idéal des poètes parnassiens, courant auquel se rattache Hérédia, à la suite de Théophile Gautier, théoricien de « l’Art pour l’Art » : le primat de la beauté, la recherche de la forme parfaite en dehors de toute expresion du « moi », de tout engagement politique ou social.
Dans son sonnet, Hérédia, dont un des ancêtres avait été le compagnon de Cortès, [ pour en savoir plus sur l’écrivain : http://www.monsieur-biographie.com/celebrite/biographie/jose_maria_de_heredia-8138.php ] rappelle le premier voyage de Christophe Colomb, d’août 1492 à mars 1493, parti pour « Cipango », le Japon, mais qui arriva, en fait, à l’île d’Haïti.
Comment le poète transforme-t-il ce voyage historique en une vision féérique ?
LA METAMORPHOSE DES HOMMES
C’est à l’histoire qu’Hérédia emprunte l’image initiale des conquérants dans le premier quatrain. Leur violence ressort dès la lecture grâce aux jeux vocaliques, l’écho du [ o ], l’éclat du [ a ] à la rime ou à l’initiale du vers, et au martèlement brutal des consonnes, avec le [ t ] en appui à la rime et les gutturales [g ] et [ k ] associées au [ R ] sonore. Cette violence parcourt l’ensemble de la strophe, d’abord marquée par la comparaison, « Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal », qui assimile ces hommes à des oiseaux de proie avides de sang. Rattachés ainsi au contexte médiéval, tout comme par le terme « routiers », ils sont ainsi présentés comme des hommes sans scrupules.
La structure du quatrain met aussi en valeur leur nombre et leur force, avec un sujet qui n’apparaît qu’au vers 3, sans articles comme pour renforcer l’impression de masse déjà créée par le « vol » du premier vers. Le rejet du verbe « Partaient » reproduit l’élan du départ. Enfin une double caractérisation encadre ce sujet, en opposant le passé au futur. D’une part, « Fatigués de porter leurs misères hautaines » rappelle la réalité historique d’une Espagne où la noblesse, ruinée, n’a plus que son orgueil, les restes de sa gloire à présent déchue. D’autre part, le poème leur ouvre le chemin de la gloire, mais là encore imprégnée d’une violence née de l’association des deux adjectifs et des sonorités rudes : « ivres d’un rêve héroïque et brutal ».
=== Ainsi Hérédia montre ces « conquérants » dans leur vérité historique : des aventuriers grossiers, poussés par l’appât du gain, et qu’aucun scrupule ne semble pouvoir arrêter.
Mais le sonnet les métamorphose progressivement. D’abord le rythme se ralentit au fil des strophes. Déjà dans le second quatrain la périphrase verbale à l’imparfait, « ils allaient conquérir », allonge le vers comme pour illustrer la durée du voyage. Puis le premier tercet enlève au mouvement la violence que lui avait donnée le verbe « Partaient » : « penchés à l’avant » paraît plutôt accompagner le mouvement souple et glissant des bateaux qui « inclinaient leurs antennes », glissement d’ailleurs suggéré par l’allitération qui combine le [ s ] et le [ z ]. Le dernier tercet finit par les immobiliser : « Ils regardaient monter ». Ce ne sont plus alors eux qui bougent, mais l’univers autour d’eux : ils se figent dans la contemplation d’un nouveau monde qui les dépasse.
Parallèlement, leur objectif a évolué. Le premier quatrain, en mentionnant « leurs misères », posait nettement l’appât du gain comme motif essentiel. Or le second quatrain, par la périphrase, donne une autre dimension, à la richesse dont ils rêvent : « le fabuleux métal / Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines ». Les sonorités elles-mêmes, avec le jeu du [ l ] et du [ m ] et les voyelles nasales, reproduisent cet adoucissement, à l’image de la valeur légendaire de leur rêve. Cette transformation se confirme dans les tercets. La brutalité signalée au vers 4 s’efface au vers 9, dans « espérant des lendemains épiques », au profit d’une image de gloire qui, en raison de l’anacoluthe posant en sujet « l’azur », ne paraît plus venir d’eux-mêmes, mais naître de l’immensité qui les entoure. Mais c’est encore plus net au vers 11 où l’or n’est plus qu’un « mirage doré » aperçu pendant leur « sommeil », il semble perdre de sa réalité concrète, et le dernier tercet achève la métamorphose : ce sont les « étoiles », et leur reflet dans « l’azur phosphorescent de la mer des Tropiques », qui sont devenus les seuls éléments brillants sous leurs yeux.
=== Ainsi d’aventuriers violents qu’ils étaient, ils se sont transformés en hommes conscients de la grandeur de leur voyage, un voyage qui leur ouvre l’immensité d’une autre monde.
LA METAMORPHOSE DU DECOR
L’ancrage historique est marqué par des références géographiques précises. Le contexte espagnol est restitué par la mention du point de départ, « Palos de Moguer », la préposition « de » donnant au port de Palos, ici relié à la ville voisine « Moguer », une forme de noblesse. De même Hérédia retrouve, pour l’objectif du voyage, le Japon, l’ancien nom de « Cipango » avec sa consonance exotique. Il suggère, à lui seul, les voyages vers l’Asie, tels ceux de Marco Polo, qui faisaient de ce continent un lieu immensément riche, rempli de promesses offertes à l’Espagne.
Enfin le voyage lui-même nous fait passer du « monde occidental » à la « mer des Tropiques » (vers 10). Hérédia nous suggère tout l’effroi que provoquait alors cette aventure lointaine, à travers les adjectifs : « bords mystérieux », amplifié par la diérèse, « ciel ignoré », « étoiles nouvelles ». Dans ce décor, tous les repères connus disparaissent.
Mais, strophe après strophe, le décor devient féérique. Dans le second quatrain, les »vents alizés » font figure d’adjuvant magique qui, comme dans les contes de fées, font passer du réel au monde magique. On notera l’allitération en [ s ] et [ z ] qui en reproduit le sifflement. Le mouvement oblique des « antennes », associé aux deux vers sans coupe, soutient ce passage insensible d’un monde à l’autre. L’adjectif « mystérieux », avec la diérèse, se charge alors d’un autre sens, suggérant les secrets que renferme cet univers inconnu.
La vision des tercets achève cette plongée dans l’univers merveilleux des contes, grâce au jeu des couleurs et des lumières. Dans un premier temps le noir du « soir » contraste avec les « blanches caravelles », couleur amplifiée par l’antéposition et le [ e ] muet prononcé devant une consonne. Mais peu à peu c’est l’or qui domine, à la façon d’une gravure enluminée. Déjà l’adjectif « phosphorescent » suggérait la brillance de la mer. Le mouvement des deux derniers alexandrins accentue cette image, et fait écho au verbe « enchantait », puisque, sans coupes, ils reproduisent la fusion entre le ciel et la mer, au point qu’on ne sait plus si les étoiles sont au ciel ou « monte[nt] du fond de l’océan » sur lequel elles se reflètent. N’oublions pas que l’étoile est le guide originel, qui semble les conduire vers un nouveau monde fait de douceur et de légèreté, grâce à l’allitération de la consonne liquide [ l ].
=== On est alors bien loin du réalisme initial : le poète a accompagné les « conquérants » dans leur entrée dans un monde nouveau, auquel il donne une dimension quasi magique.
CONCLUSION
Comment expliquer le choix de José-Maria de Hérédia dans ce sonnet, l’évocation d’un voyage des « conquérants » du XV° siècle ? Bien sûr que traiter un sujet historique lui permet de rester fidèle à l’idéal du Parnasse, et pourtant… Cette histoire, faite de grandeur et de gloire, le « rêve » épique de ces hommes n’étaient-ils pas propres à fasciner dans un XIX° siècle bourgeois, en proie au désenchantement avec l’impression que plus rien n’est laissé à découvrir, ou que toute découverte ne peut être que liée à un profit économique ? N’est-ce donc pas, pour Hérédia, un choix « en négatif » par rapport au monde dans lequel il mène une vie sans éclat ?
Ce récit de « voyage » lui permet aussi de mettre en oeuvre les exigences poétiques des Parnassiens, puisqu’il réalise un véritable tableau : en associant les rythmes, les sonorités, les couleurs et les lumières, il nous fait partager ce voyage qui, débuté dans le registre épique, se clôt sur une vision merveilleuse. La poésie est donc, à elle seule, le voyage qui transfigure le réel de l’inspiration en une oeuvre d’art parfaite.