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Archive pour avril, 2010


Rimbaud, Poésies, « Rêvé pour l’hiver », 1870 : Lecture analytique – Corpus : « La poésie lyrique : chanter l’amour »

18 avril, 2010
Corpus, Poésie | Commentaires fermés

« Rêvé pour l’hiver »

INTRODUCTION 

Ce poème se présente comme un sonnet, mais original tant par sa forme, qui bouleverse les règles classiques du genre, que par le contenu de ce « rêve amoureux », représentatif de la fantaisie du jeune poète. Pour découvrir Rimbaud, un site très complet : http://www.mag4.net/Rimbaud/Biographie2.html 

Rimbaud, Poésies, Rimbaud, Poésies, Rêvé pour l’hiver Le recueil, Poésies, a été constitué après le décès de Rimbaud, notamment avec les  »Cahiers de Douai » que Rimbaud avair remis à son ami, le poète Paul Démeny, mais qu’il considérait comme des oeuvres de jeunesse sans grande valeur. 
« Rêvé pour l’hiver » appartient au second  »cahier » : une date est indiquée, qui correspond à une fugue vers la Belgi
que. La dédicace reste non élucidée, mais le poème évoque clairement les premiers émois, les premiers désirs du jeune poète, alors âgé de 16 ans.

Comment le voyage devient-il prétexte à l’expression du désir amoureux ?

LE DÉCOR  

Les deux quatrains marquent la rupture avec le sonnet traditionnel : il s’agit d’un sonnet hétérométrique (alternance entre les alexandrins et les hexasyllabes) et les rimes sont croisées et non pas embrassées. Peut-être pouvons-nous y voir le désir de reproduire le mouvement saccadé d’un train ?   

Monet, paysage en hiver On observe l’opposition entre la réalité rude, « L’hiver », mis en valeur par sa place en tête du vers et la coupe à la virgule, et l’atmosphère du wagon : « petit wagon rose » , « coussins bleus ». Ces adjectifs donnent une image de douceur, comme dans un monde imaginaire, à la façon d’un décor de conte de fées, ou d’un train-jouet pour enfantL’énonciation est très simple, elle aussi presque enfantine : « Nous serons bien » est suivi d’un contre-enjambement qui fait passer du futur au présent. Le rêve, formulé au passé dans le titre, se pose à présent comme réel avec le prolongement de l’image de douceur : « un nid », « repose », « coin moelleux ». Mais on note déjà l’ambiguïté de « coins moelleux » : s’agit-il des « coins » du compartiment ou des « coins » du corps de la jeune fille ? A cela s’ajoute une curieuse dissociation : le « nid de baisers fous » semble extérieur au « nous », comme placé dans le compartiment en attente d’un futur couple. 

Van Asloot, paysage d'hiver  Le flou d'un paysage d'hiver Le décor extérieur, introduit dans le second quatrain, forme une rupture. Celle-ci apparaît déjà dans la forme : les rimes, devraient, selon la règle traditionnelle, être identiques. Mais le contenu a également perdu toute la douceur du premier quatrain. Le contre-rejet péjoratif, « populace / De démons noirs et de loups noirs », insiste sur des couleurs qui s’opposent à celles du compartiment. De plus, le rythme brisé par les coupes, l’apposition et le contre-rejet du vers 7 est particulièrement évocateur pour imiter les images successives, floues et brutales perçues par les fenêtres du train. Ainsi ce quatrain crée l’impression d’un cauchemar par opposition à la douceur du compartiment : « glaces…grimacer les ombres du soir », « monstruosités hargneuses ». Avec les sonorités rudes ( le [ g ] et le [ R ] ) le paysage, personnifié, semble menacer, voire agresser, les voyageurs. 

Les deux quatrains rappellent le double aspect d’un conte de fées, où le monde des « gentils » s’opposerait à celui des « méchants ». Mais ici le danger est nié, puisque le début du second quatrain a d’emblée rejeté ce décor extérieur : « Tu fermeras l’œil » sonne comme un ordre adressé à la destinatrice du poème, comme pour permettre à un enfant d’échapper à un cauchemar.

LE JEU AMOUREUX 

Van Rysselberg, Portrait de jeune fille  

Dans les tercets, les ruptures du rythme sont très nettes, déjà par le changement métrique : deux alexandrins, suivis d’un hexasyllabe. A cela s’ajoute la ponctuation forte : points de suspension, insertion du discours rapporté direct avec l’impératif exclamatif, tirets, comme pour reproduire l’excitation croissante du jeune poète qui met en place le jeu amoureux, avec une certaine violence par les comparaisons aux sonorités rudes : « la joue égratignée », « une folle araignée ». Parallèlement le rythme s’accélère avec le rejet du vers 11 et les reprises sonores dans « te courra par le cou » : le jeune garçon n’apparaît plus, tout se passe comme si le baiser prenait une existence autonome. 

Les deux tercets s’organisent autour du couple, parfaitement complice dans ce jeu amoureux : « tu » vient d’abord au centre, puis « me », et le « nous » est affirmé à la fin du sonnet. 

Vélasquez, Vénus au miroir, détail Le jeune homme a certes commencé le jeu de façon furtive. Mais la jeune fille, avec la récurrence de la conjonction « et » et par le discours rapporté, se fait complice. Sous le prétexte d’une sorte de jeu d’enfant (« la petite bête »…)., c’est bien elle qui provoque le jeu de cache-cache par son injonction et le geste, « en inclinant la tête ».
Le fantasme amoureux est suggéré dans les deux derniers vers, et mis mis en relief par l’effet de suspens créé par les deux tirets. L’implicite des ébats amoureux apparaît dans « nous prendrons du temps » et l’allusion à cette « bête » « qui voyage beaucoup ».

CONCLUSION 

Ce sonnet marque une rupture avec le lyrisme traditionnel, en accord avec la jeunesse du poète, qui est capable de représenter, avec une distance humoristique et des souvenirs du monde de l’enfance, son propre désir amoureux. Cette même jeunesse explique aussi sa remise en cause des règles traditionnelles du sonnet. 

Le sonnet révèle aussi le dynamisme de la poésie de Rimbaud, une poésie faite de mouvement : celui du train, restitué par le rythme et les sonorités, est mis en parallèle avec celui du jeu amoureux. C’est aussi une poésie qui rompt avec la mélancolie du siècle romantique, car ici le rêve paraît se concrétiser par la complicité du couple, et le futur qui le pose comme une certitude.

Verlaine, Poèmes saturniens, « Mon rêve familier », 1866 : Lecture analytique

18 avril, 2010
Corpus, Poésie | Commentaires fermés

« Mon rêve familier »

INTRODUCTION

Verlaine, Les Poèmes saturniens Il s’agit d’un sonnet de Verlaine caractéristique de la poésie lyrique, et représentatif du XIX° siècle. Pour découvrir la biographie de Verlaine, on pourra se reporter à un site assez complet : http://verlaineexplique.free.fr/verlindex.htm

Ce sonnet figure dans les Poèmes saturniens, recueil de 1866, qui nous rappelle la formule de Verlaine, « Je suis né sous le signe de Saturne », dans l’antiquité un dieu considéré comme redoutable : le titre rappelle l’idée d’une malédiction qui pèserait sur lui.
Verlaine, Mon rêve familier Le titre du poème, lui,  »Mon rêve familier », traduit, par le choix de l’adjectif possessif, l’expression personnelle, et évoque un état récurrent. On pourra donc y lire la vérité profonde du poète.

Comment le rêve devient-il la représentation de l’idéal amoureux ?

LA PRÉSENTATION DU RÊVE

Le sonnet s’ouvre sur la présentation du rêve dans un 1er vers rendu fluide par deux élisions du [e muet] et le choix de la voyelle nasale, grave, qui correspond aux coupes du vers. Avec l’enjambement sur le vers 2, Verlaine reproduit comme une plongée au plus profond de l’âme. L’adverbe « souvent » fait écho au titre, en suggérant aussi une unicité de « ce rêve », qui contraste avec l’indice temporel « chaque fois » qui établit, lui, une multiplicité des images.

L’image du poète est celle d’un être souffrant et malade : l’allitération en [m] dans « les moiteurs de mon front blême » soutient l’image d’une fièvre. Cette souffrance vient du sentiment d’être incompris de tous qui caractérise à la fois le poète au XIX° siècle (le « maudit », dira Baudelaire) et la mélancolie propre à Verlaine, que mettent en valeur le contre-rejet de l’adjectif « transparent » et la reprise du verbe « comprend » en tête de strophe, avec l’insistance de l’explication « car ». Cette incompréhension devient tragique avec l’interjection « hélas ! », et la récurrence de « pour elle seul[e], ». 

Enfin les deux quatrains mettent en place la relation amoureuse dans le rêve, avec l’image d’une femme idéale. Le même contraste ressort entre l’unicité, avec le [e muet] de l’article, prononcé devant une consonne (« une femme »), et la multiplicité, marquée par le parallélisme négatif : « ni tout à fait la même » « ni tout à fait une autre ». De là naît une impression de flou, restituée sur le plan sonore par l’élision et l’adjectif qui forme un hiatus pour l’oreille avec la conjonction « et » : « une femm[e] inconnue et [...] ».
un mythe platonicien repris au XIX° siècle La relation créée dans le rêve représente un idéal d’amour total et réciproque. Verlaine met, en effet, en parallèle les pronoms « que j’aime » (sujet), « qui m’aime » (objet), symétrie renforcée par la récurrence de la conjonction « et ». La douceur de la sonorité [m] en allitération et qui soutient la rime riche au centre des rimes embrassées illustre une fusion du poète et de la femme aimée au-delà de la dimension physique. Par l’anaphore de l’expression « elle seule », avec le pronom « elle » amplifié par le [ e muet ] prononcé, la femme devient le double idéal du poète, l’âme-sœur (cf. mythe de l’androgyne), celle qui peut partager sa douleur. Dans le gérondif « en pleurant » l’allitération de la consonne liquide [ l ] semble reproduire la coulée des larmes sur le « front » qui prend une valeur symbolique, telle l’eau du baptême qui purifie.  

LE PORTRAIT DE LA FEMME IDÉALE

Le portrait, qui apparaît dans les deux tercets, se construit autour de quatre éléments, qui, tous, vont accentuer progressivement le flou de cette femme.

Pour les cheveux, qui traditionnellement connotent la sensualité féminine, Verlaine recourt, au vers 9, à une interrogation fictive, comme une sorte de dialogue entre le « moi » du rêve et le « moi » conscient, celui qui dira, plus loin, « Je me souviens ». La réponse, brève et brutale, marque le peu d’importance de la dimension physique dans cet amour.

 Puis vient le nom, qui constitue l’identité même d’une personne. Ici, il est exprimé au moyen d’une comparaison,  rendue douloureuse par un hiatus entre « Vi(e) exila », et qui peut prendre un double sens. Soit elle renvoie à un être jadis aimé, aujourd’hui perdu : peut-être s’agit-il de sa cousine Élisa, adoptée par sa mère et dont il était amoureux ? Mariée et mère de famille, elle repoussa, en effet, ses avances. On notera que les sonorités imitatives en [ s ] dans les vers 10 et 11 semblent imiter la sonorité du nom, « doux » et « sonore », comme peut le paraître ce prénom « Elisa ». Soit elle prend une valeur symbolique, intreprétation autorisée par la majuscule à « Vie », et renvoie au mythe de l’androgyne : il s’agirait alors de l’être irrémédiablement séparé de son double, condamné à une irrémédiable solitude, puisqu’il ne pourra plus le voir que dans le temps du « rêve ». 

Le regard est qualifié par la comparaison, « pareil au regard des statues ». Mais cette qualification n’en est pas vraiment une car il semble ainsi se dématérialiser, être comme mort, par référence à l’absence de couleur et à l’immobilité des « statues ». 

Enfin, pour la voix, on notera le contraste entre les sonorités : l’éclat du [ a ] s’impose avec la conjonction « et » répétée, et la légèreté du [ l ] en atténue la puissance. Mais le rythme, scandé par les nombreuses virgules, et marqué par l’enjambement du vers 14, donne l’impression que cette voix s’efface de plus en plus. Elle se dématérialise dans le dernier vers, qui nous fait passer du présent « elle a » au passé composé, temps qui souligne l’achèvement. Ce trimètre avec la diérèse sur « inflexi/on », la mise en relief de « chères » par le [ e muet ] prononcé, et les ultimes monosyllabes (« qui se sont tues ») ferme brutalement le sonnet sur des rimes vocaliques croisées. Il peut prendre, lui aussi, une double signification. Soit ce silence vient de ce que le rêve, en s’arrêtant, l’a séparé de cette femme idéale, soit de ce que cette femme n’existe que dans un au-delà inaccessible. 

CONCLUSION

Ce sonnet évoque donc un rêve qui s’ouvre au présent, mais s’efface peu à peu : l’amour idéal est condamné précisément à n’être qu’un rêve, seule compensation à un réel vécu douloureusement. Nous reconnaissons là l’héritage du romantisme. 

L’amour, au fil du sonnet, se trouve peu à peu dépouillé de toute connotation physique ou sensuelle. Il est d’abord une communion des âmes, une communication de cœurs sensibles à la souffrance. Il a aussi une fonction protectrice et consolatrice, qui identifie davantage la femme à l’image d’une mère, conformément à ce que nous savons de la personnalité de Verlaine.   

Corpus : « La poésie lyrique : chanter l’amour » – Introduction

18 avril, 2010
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Introduction

DEFINITION  

La poésie vient du verbe grec « poïein », qui signifie « faire », « fabriquer », dans le sens où un artisan, par exemple, fabrique un objet. Ce sens initial implique l’idée de création originale, à partir d’un matériau, mais aussi d’un certain « métier », longuement appris.

La poésie est donc une certaine manière de travailler le texte, un art du langage. On peut la définir comme une pratique artistique qui utilise le langage (tous les moyens du langage) pour fabriquer un poème comme on fabrique un objet, en recherchant une beauté.

Si l’on observe le corpus des œuvres produites depuis les origines du genre, une autre définition possible du terme « poésie » est : un genre qui s’écrit en vers, le plus souvent organisés selon des schémas préalablement fixés, que l’on appelle les formes fixes (sonnet, ode, ballade, etc.). Il est vrai qu’historiquement la poésie fut longtemps écrite en vers. Cependant, le vers n’est pas caractéristique de la poésie, non seulement parce qu’il existe d’autres genres en vers (le théâtre par exemple), mais aussi parce que, dès le XIX° siècle, de nombreux exemples de poésie en prose, puis en vers libres existent.

Enfin dans le langage courant, nous employons le mot « poésie », et plus encore l’adjectif « poétique », pour indiquer la qualité particulière d’un objet du réel : « un paysage plein de poésie », ou encore « un spectacle très poétique ». Ce serait alors la capacité d’une chose, quelle qu’elle soit, à procurer un plaisir d’un genre particulier, souvent doux, harmonieux, parfois un peu mélancolique, propre à faire rêver. En réalité, en l’employant de cette façon, on reprend quelques-uns des lieux communs du genre pour en faire, à tort, l’essence même de la poésie. Ainsi un coucher de soleil est-il qualifié de « poétique » par un observateur parce que le motif du coucher de soleil est fréquent dans la poésie romantique.

L’IMAGE DU POETE

Le poète dans l’antiquité s’associe étroitement aux activités humaines : il chante leurs faits d’armes dans la poésie épique, leurs douleurs dans la poésie tragique, leurs exploits dans le dithyrambe, leur vie quotidienne… Mais l’utilité du poète est très vite discutée : quelle place lui accorder dans la cité ? Platon, tout en faisant son éloge, s’en méfie.  
Corpus : Platon : Ion et la République, deux images du poète 
Cette ambivalence pèsera longtemps sur la valeur qu’une société accorde au poète et sur l’image que le  poète lui-même se fait de lui-même : tantôt il proclame hautement sa valeur, se donne une dimension sacrée ; tantôt, inversement, il se considère comme « le maudit », celui que la société rejette. 

LE LYRISME

Définition du lyrisme : Le mot « lyrisme » vient de la lyre, instrument de musique qui, à l’origine, accompagnait la poésie chantée. Le lyrisme est l’expression de sentiments personnels : le poète chante ses émotions, ses aspirations, ses joies et ses peines.

De l’expression personnelle à l’émotion partagée : Le poème lyrique est marqué par la présence de la première personne (je, me, nous…), puisque le poète s’exprime en son nom. Très souvent aussi, il est adressé à une personne particulière (un être aimé), qui apparaît dans le poème à la deuxième personne (toi, tu,  vous, votre…) Cependant la poésie lyrique tend à l’universalité, parce que les situations et les thèmes qu’elle développe concernent tout homme, dont le poète se fait l’interprète. Le lyrisme cherche donc à passer de l’expression personnelle à l’émotion partagée. 

Les thèmes de la poésie lyrique sont variés : Le poème lyrique peut développer des thèmes liés à la vie affective de l’auteur (l’amour, la haine, les regrets…), à son rapport au monde (la nature, le temps qui passe, la mort…) à l’évasion vers l’imaginaire (rêve d’un ailleurs idéal, métamorphose fantastique du réel…), autant de sentiments et de questions universels.  

Baudelaire, peint par Courbet BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, section « Spleen et Idéal », « L’invitation au voyage »

Le recueil poétique de Baudelaire, publié en 1857, se situa au confluent de trois mouvements littéraires. Du romantisme, Baudelaire garde le « mal du siècle » et les élans de l’âme vers l’idéal inaccessible, qu’illustre la première section, intitulée « Spleen et Idéal ». Il emprunte à Théophile Gautier, théoricien de « l’Art pour l’Art », auquel il dédie son oeuvre, le culte de la beauté formelle, « impeccable », telle celle du paysage décrit dans « l’Invitation au voyage ». Enfin il annonce, par ses « correspondances » créatrices d’images, le symbolisme. Ne nous emmène-t-il pas, en même temps que la femme aimée, dans un « ailleurs » évocateur ?

Verlaine, portrait par Cazals, 1888 Verlaine, Poèmes saturniens, « Mon rêve familier », 1866
« Je suis né sous le signe de Saturne », déclarait Verlaine… Saturne, ou Cronos en grec, un dieu terrible, qui dévorait ses propres enfants ! Autant dire que Verlaine, en donnant ce titre à son recueil, se jugeait né sous une lourde malédiction et souhaitait exprimer son mal de vivre, et, plus généralement, une mélancolie tout à fait représentative du « mal du siècle » romantique tel qu’il évolue dans la seconde partie du siècle, plus profond, plus désenchanté encore. A travers ce « rêve familier », Verlaine évoque un amour idéal. Mais quels contours lui donne-t-il, et pourra-t-il vraiment espérer le vivre ?

Rimbaud, peint par Latour Rimbaud, Poésies, « Rêvé pour l’hiver », 1870
Le recueil Poésies rassemble des oeuvres diverses de Rimbaud, dont les « Cahiers de Douai », poèmes de jeunesse qu’il avait confiés à son ami Démeny en lui demandant de les brûler. Heureusement, celui-ci n’en a rien fait ! Nous pouvons donc mesurer aujourd’hui toute la fantaisie et l’aspect novateur d’un Rimbaud encore jeune. C’est le cas dans  »Rêvé pour l’hiver », qui rompt avec les règles traditionnelles du sonnet, en offrant une vision dynamique du rêve amoureux que l’adolescent développe à l’occasion d’un voyage en train.
Quelles sont les composantes de ce rêve ?

Montesquieu, « Lettres persanes », XXIV, 1721 – Corpus : Images de la ville

10 avril, 2010
Corpus, Le siècle des Lumières, Roman | Commentaires fermés

Lettres persanes

« La description de Paris »

 INTRODUCTION

Au XVIII° siècle, « siècle des Lumières », les écrivains veulent éclairer leurs contemporains : ils entreprennent donc une critique systématique de la société de leur temps, et de ses fondements. Leur but ultime est de détruire les préjugés qui empêchent les progrès de la raison, et de poser des valeurs nouvelles. Ce siècle marque aussi une ouverture sur le monde, une recherche de connaissances, et, dans la littérature, la création d’un personnage, « le voyageur », qui permet aussi de jeter un regard neuf sur les réalités françaises.
Ainsi Montesquieu, dans son roman épistolaire, les Lettres persanes, publié anonymement en 1721, imagine le voyage en France de deux Persans, Rica et Usbek, qui échangent une correspondance avec leurs amis restés en Perse. Il s’appuie sur la mode du roman exotique, avec le récit des anecdotes du sérail, pour peindre de façon plaisante les réalités françaises de son temps.
Montesquieu, Lettres persanes, XIV, description de Paris   Dans la lettre XXIV, Rica écrit à Ibben pour lui faire part de ses premières impressions sur Paris. Comment, à travers ce persan, Montesquieu représente-t-il cette ville et ses habitants ?

LA FICTION EPISTOLAIRE

 Les lettres persanes, ou le regard distancié Montesquieu a choisi le roman épistolaire, il respecte donc les indices d’énonciation, tels que la mention du scripteur, « Rica », du destinataire et de son lieu de résidence, « à Ibben », « à Smyrne », ainsi que la date, inscrite dans la réalité persane : « le 4 de la lune de Rebiah ». Cette fiction lui permet de donner plus de réalisme au témoignage, et d’impliquer plus fortement le lecteur, interpellé à travers le personnage d’Ibben : « tu juges bien », « tu ne le croirais peut-être pas ».
Persans, tableau peint par Emile Rouargue, 1870 Mais, pour cela, il lui faut veiller à rendre crédible son personnage, d’où les nombreuses allusions à la Perse, d’abord comme base de la comparaison architecturale : « Paris est aussi grand qu’Ispahan ». On retrouve cette comparaison dans l’antithèse du troisième paragraphe entre le rythme de vie parisien et « les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux ». De même, la formule « j’enrage comme un chrétien » remplace tout naturellement l’expression habituelle « jurer comme un païen ». Enfin le dernier paragraphe du texte constitue une sorte de conclusion dans laquelle Rica rappelle, avec modestie, son statut d’étranger :  » Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des moeurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée ».

Cette fiction est habile, car le regard naïf de l’étranger exprime la surprise : « je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner ». Il peut donc mettre en relief des éléments que le lecteur, habitué à son propre décor et à son mode de vie, ne remarque plus. Outre le sourire que peut provoquer une façon d’observer originale telle l’image des maisons « si hautes, qu’on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues », Montesquieu peut ainsi casser les préjugés et les habitudes de pensée et transmettre sa critique.

UNE DESCRIPTION SATIRIQUE

La base de la critique rappelle celle du texte des Satires de Boileau, « les embarras de Paris » (cf. corpus), comme le met en place la première phrase :  » nous avons toujours été dans un mouvement continuel ». Le terme même de Boileau est d’ailleurs repris dans l’explication proposée, qui fait contraster le pluriel précédent (« les maisons ») et le singulier : « quand tout le monde est descendu dans la rue, il s’y fait un bel embarras »
Les quais de la Seine au XVIII° siècle Cette agitation est explicitée par la réalité architecturale. Derrière une admiration première, « Paris est aussi grand qu’Ispahan », « les maisons y sont si hautes », se développe en fait une description ironique qui tourne à la caricature à travers la comparaison ridicule (« on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues »), ou l’image plaisamment naïve d’un gigantesque jeu de cubes : « une ville bâtie en l’air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres ». La splendeur architecturale, avec l’aspect imposant de la ville, n’est donc qu’une façade : en réalité la ville est mal organisée, sans plan d’urbanisme bien structuré. De plus, ces nombreuses maisons n’empêchent pas qu’ »il faut bien des affaires avant qu’on soit logé ». La ville est déjà, au XVIII° siècle, trop petite pour tous ceux qui veulent y vivre ! La population passe, en effet, entre 1700 et la fin du siècle, de 500000 habitants à 750000. Mais la faillite de Law a provoqué une grave crise économique, et les institutions chargées d’approvisionner la ville et d’assurer la circulation des biens fonctionnent mal, d’où la fin de la critique dans le premier paragraphe : « Il faut bien des affaires avant [...] qu’on se soit pourvu des choses qui manquent toutes à la fois« . La ville est donc riche, mais trop mal organisée pour assurer une bonne distribution de cette richesse.
=== La critique politique perce donc sous la description plaisante.

La foule parisienne La seconde critique découle de la première. Dans une ville « extrêmement peuplée », le rythme de vie a perdu sa dimension humaine, et les contacts deviennent difficiles. C’est aussi un élément mis en valeur dans le premier paragraphe : il est malaisé de « trouv[er] les gens à qui on est adressé » sans doute parce que tous sont trop occupés pour vous recevoir. Au fil du texte, la critique tourne à la caricature à travers l’excès des notations : « depuis un mois que je suis ici, je n’y ai vu marcher personne ». Montesquieu explicite sa critique, en feignant l’admiration dans un premier temps : « Il n’y a pas de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français ». Mais, très vite, l’excès traduit l’ironie, et le rythme binaire accéléré, « ils courent, ils volent », forme un plaisant contraste avec la lenteur de la comparaison qui suit, elle aussi binaire : « les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux ». La chute de la phrase parachève l’effet comique, puisqu’elle inverse la réalité médicale : c’est la vitesse qui peut faire « tomber en syncope », et non la lenteur comme le suggère Rica…
L’agitation excessive et irrespectueuses des Parisiens est ensuite représentée à travers les mésaventures de Rica, victime, comme l’était Boileau, d’une voirie qui ne fonctionne pas mieux qu’au XVII° siècle puisqu’on l’ »éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête ». Le texte devient totalement comique lorsqu’il se trouve quasiment transformé en girouette qui tourne et retourne à force de « coups de coude ». Montesquieu joue sur le comique de gestes, ici par la répétition plaisante et rythmée : « un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour, et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où l’autre m’avait pris ». Cette caricature se ferme sur le contraste des chiffres : « je n’ai pas fait cent pas que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues ».
=== Il s’agit bien de faire sourire le lecteur, mais la critique n’en est pas moins présente pour démythifier la ville de Paris.

CONCLUSION

Dans son texte Montesquieu retrouve la critique déjà formulée par Boileau, mais le choix de la fiction épistolaire lui donne un ton différent, et une portée plus forte, d’autant que le passage sera suivi d’une critique du roi et de sa politique économique. Il n’est donc plus seulement question d’élaborer seulement une satire comique. Car le lecteur, lui, est sur place; s’il ouvre les yeux, il peut voir ce que Rica écrit.
Montesquieu souhaite donc conduire le lecteur à s’interroger sur les affirmations de ce « Persan ». Paris, capitale dont chacun est si fier, est-elle vraiment une ville où il fait bon vivre ? Et d’où vient que rien ne soit fait pour améliorer le confort de ses habitants ? S’interroger est, pour l’homme des Lumières, le début du progrès, puisque c’est dépasser les préjugés pour rechercher la vérité…

Corpus : Images de la ville – Présentation

10 avril, 2010
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Introduction

PROBLEMATIQUE

        Déjà dans la Bible l’image de la ville est présente, le plus souvent chargée, notamment dans l’Ancien Testament, d’une connotation péjorative. Dès que les hommes se sont regroupés dans des « villes », elles deviennent le lieu de toutes les débauches, de toutes les corruptions à l’image de Sodome et Gomorrhe, de Babel avec sa tour qui défie Dieu, ou de Babylone. Pourtant à ces villes s’opposera Jérusalem, la ville sainte, capitale de la terre promise, et, surtout, image d’une Jérusalem céleste, lieu de la réconciliation de l’homme avec son créateur.
       Cette double image, ainsi mise en place, parcourt toute la littérature, variable en fonction des périodes. Parfois les écrivains vont critiquer les modes de vie urbains, le caractère que la ville imprime à ses habitants : elle apparaît alors menaçante, destructrice… par rapport à une « nature » qui serait le lieu des vraies valeurs, des âmes pures. Par opposition, d’autres chanteront le progrès qu’illustre la ville, la beauté de ses édifices, son confort et ses richesses, et l’élan créatif qu’elle stimule. Enfin la ville sera aussi le thème de prédilection des utopistes, le lieu de toutes les expériences, à modeler pour que l’homme puisse y trouver le bonheur auquel il aspire.

Comment les écrivains représentent-ils la ville et ceux qui y vivent ? Les pages qui suivent vont tenter de répondre à cette problématique, à travers des textes d’époques, de genres et de registres différents.
Nous partirons du XVII° siècle où, autour du roi, la vie des privilégiés ne se conçoit pas loin de Paris. Rappelons que lorsqu’Alceste, héros du Misanthrope de Molière,  parle de quitter Paris, la belle Célimène refuse de le suivre dans son « désert ». D’ailleurs l’exil loin de Paris reste, encore au XVIII° siècle, une sanction judiciaire redoutée ! C’est pourtant au XVIII° siècle qu’est relancé le conflit entre la « ville » et la « campagne », pour les uns opposition entre lieu du progrès, de la civilisation face au lieu de l’inculture, pour les autres opposition entre lieu de corruption des âmes face à la nature, lieu de pureté et de sincérité… Débat ardent entre Voltaire et Rousseau !
Débat encore plus intense avec l’entrée de la France dans l’ère industrielle au XIX° siècle. L’exode rural s’accentue, on « monte » à Paris des plus lointaines provinces… La ville représente alors pour beaucoup tous les espoirs de réussite : « A nous deux, Paris ! « , lance le jeune Rastignac, héros du Père Goriot de Balzac. Mais la vie est dure aux plus faibles dans la ville, et, à côté des plus puissantes fortunes, toutes les misères s’y côtoient. Les Romantiques rejettent avec violence la ville, pourtant ils continuent à vivre et à publier à Paris, qui devient un centre intellectuel cosmopolite. Fascination, dégoût, élan vital, enfer des vices, les images s’opposent et se combinent…
La ville est ainsi le thème qui permet de cristalliser les caractéristiques des grands mouvements littéraires entre le XVII° et le XX° siècle, jusqu’aux surréalistes qui en font leur lieu de prédilection, car la ville est ouverte à tous les « hasards », jaillissement de toutes les rencontres, de toutes les surprises.

Boileau peint par Hyacinthe Rigaud BOILEAU, Les Satires, VI, Les embarras de Paris 
Quand Boileau fait paraître, en 1666, ses six premières Satires, il remporte aussitôt un vif succès, largement dû à la façon dont il sut, tout en s’inspirant de ses modèles antiques, Horace et Juvénal, jeter un regard acéré, et souvent plein d’humour, sur les réalités de son époque. Dans cette sixième satire, il dresse un tableau particulièrement vivant et pittoresque des rues de Paris et de l’agitation populaire qui y règne. Mais plus que d’une simple peinture, il s’agit bien là d’une « satire », c’est-à-dire d’une critique.
Comment Boileau représente-t-il la vie parisienne ?  

Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu, 1728  MONTESQUIEU, Lettres persanes, XXIV, Description de Paris
Les Lettres persanes de Montesquieu sont un échange de lettres entre deux Persans, Rica et Usbek, venus en France en 1711 (encore sous le règne de Louis XIV), et leurs amis restés en Perse. Cette fiction allie le roman exotique, alors à la mode, et un tableau de la France, depuis les moeurs de ses habitants jusqu’à son organisation politique, économique, ou ses pratiques religieuses. Dans la lettre XXIV Montesquieu se sert du regard naïf de « l’étranger » pour attirer l’attention de son lecteur sur les réalités que ce dernier, trop habitué à les voir, ne remarque plus. Or quel Français,  à cette époque, n’est pas persuadé que Paris est la plus belle ville du monde et ses habitants les plus civilisés ? Comment Montesquieu va-t-il remettre en cause cette image flatteuse ?

  Voltaire, à 41 ans, portrait de Quentin de La Tour VOLTAIRE, Candide ou l’optimisme, chap. XVIII, « l’Eldorado »

Dans ce conte philosophique, publié anonymement à Genève en 1759, Voltaire fait traverser à son jeune héros, Candide, toutes une série d’épreuves qui vont peu à peu lui prouver que l’enseignement qu’il a reçu de son maître Pangloss est sans fondement : tout n’est pas « pour le mieux dans le meilleur des mondes possible » ! Mais Voltaire ne se limite pas à la satire de l’optimisme. Par exemple, en conduisant son personnage dans le pays merveilleux d’Eldorado, l’utopie qu’il nous présente constitue à la fois une critique de Paris, et pose plusieurs des idéaux chers au « siècle des Lumières ».

 Balzac, peint par Hamon BALZAC,  La Fille aux yeux d’or, « Physionomies parisiennes » 
La Fille aux yeux d’or, paru en 1835, est le troisième volume de « L’histoire de Treize », inscrit dans la Comédie Humaine, titre général donné à son oeuvre par Balzac. Plus précisément, le roman entre dans la section « Scènes de la vie parisienne – Etudes de moeurs ». Il est donc tout naturel qu’avant de raconter l’histoire de l’enlèvement de la belle Paquita par le vicomte de Marsay, Balzac présente son cadre, Paris, et ses habitants. L’écrivain réaliste considère, en effet, que l’homme est le produit de son milieu. Pour comprendre la société parisienne, dont il se veut l’historien, il lui faut donc d’abord l’observer, comme un entomologiste observerait un insecte. A quelles conclusions cette observation de Paris conduit-elle Balzac ?*

Corpus : Images de la ville - Présentation  dans Corpus baudelaire-114x150 

 

 BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, « Crépuscule du matin »

  »Crépuscule du matin » est le dernier poème de la seconde section du recueil de Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857), intitulée « Tableaux parisiens ». Pour échapper au « spleen », profond mal existentiel qui le ronge, le poète erre dans Paris, mais son regard n’y perçoit que douleurs et misères. Le titre en forme d’oxymore du poème dépeint les souffrances vécues lors d’une nuit parisienne, mais l’aube qui naît ne semble guère apporter d’espoir. Quelle terrible image symbolique de Paris ce « tableau » dépeint-il ?

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RIMBAUD, Poésies, « L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple »

Daté du 28 mai 1871, immédiatement après la « semaine sanglante » de la Commune qui provoqua tant de morts, ce long poème de Rimbaud, inséré dans le recueil Poésies (1871) donne une image violente d’une ville torturée, tourmentée, sans cesse prête à se soulever, porteuse de colères. L’extrait présenté ici entrecroise la vision d’une Paris éternel, personnifiée en allégorie de la liberté, et celle d’une ville à présent détruite, « quasi morte ». Mais le poète se change alors en prophète pour prédire la renaissance de Paris. Quelle vision de la ville, passée, présente et future, Rimbaud met-il en place ?

Emile Verhaeren, peint par Théo van Gogh VERHAEREN,  Les Villes tentaculaires, « L’âme de la ville » 
Les Villes tentaculaires, recueil de poèmes paru en 1895, forme une suite aux Campagnes hallucinées, qui expliquait comme l’exode rural dévorait les campagnes, en les vidant de leur sang. Ainsi les villes se gonflent de toute une population, qui s’y entasse dans une misère à laquelle le poète, socialiste, ne reste pas insensible. Le quatrième poème du recueil, « l’âme de la ville », constitue une longue description d’un espace qui allie grandeur et décadence, horreurs et beautés, élans créateurs et germes des destruction. Mais, telle une pieuvre, animal auquel le recueil emprunte son titre, la croissance effrénée du monde moderne ne condamne-t-elle pas la ville à sombrer dans la monstruosité ?  

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CENDRARS, Dix-neuf poèmes élastiques, « Contrastes »
Le titre du recueil de Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques, paru en 1919, en dit long déjà sur la volonté du poète de se libérer des formes, des règles, en un mot, des contraintes de la poésie traditionnelle. Quant au titre du poème, dont est extrait le passage étudié, il résume à lui seul son contenu. « Fenêtres » ouvertes sur la ville, Cendrars associe toutes les images qui se heurtent, se combinent ou se contredisent, en une sorte de catalogue kaléidoscopique coloré et bruyant. Comment Cendrars restitue-t-il les multiples « contrastes » qui composent l »atmosphère parisienne? 

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PRÉVERT, Histoires, « À la belle étoile »

Composé à l’origine en 1934 pour le film de Renoir, Le Crime de monsieur Lang, Prévert intègre à Histoires, paru en 1946, « A la belle étoile », qui évoque, comme les autres textes de ce recueil, des figures du Paris populaire, clochards et voyous, prostituées et proxénètes… Il nous montre alors la lutte des plus faibles pour résister à la misère, leur quête de « la belle étoile », qui paraît bien inaccessible, hélas… Mais ce titre se charge de sens multiples. Quels aspects contrastés du Paris de l’immédiat après-guerre Prévert nous fait-il découvrir ?

 Roger Ikor IKOR,  Les fils d’Avrom, Tome 2, Les Eaux mêlées 
En 1955, Roger Ikor (1912-1986) reçoit le prix Goncourt pour le second tome de sa saga, les Fils d’Avrom, intitulé Les Eaux mêlées. Dans le premier tome, La Greffe de printemps, il racontait comment son héros, Yankel Mykhanowitzki, parti d’un petit village russe pour fuir les pogroms, s’installait en France avec un profond désir de devenir totalement français sans, pour autant, renier ses origines. Mais ce sera son fils Simon qui réalisera cette « greffe » en épousant Jacqueline, une « vraie Française », et ainsi les « eaux » vont se mêler. En retraçant cette saga familiale, Ikor dépeint aussi les profonds bouleversements que connaît la France durant cette période troublée, accélérés dans l’après-guerre : la guerre a laissé ses traces, tout un monde s’est modifié, à commencer par le paysage urbain… Mais faut-il vraiment regretter le « bon vieux temps » ?

Boileau, « Les Satires », VI, 1666 – Corpus : Images de la ville

10 avril, 2010
Classicisme, Corpus | Commentaires fermés

Les Satires :  »Les embarras de Paris »

INTRODUCTION

 Nicolas Boileau (1636-1711) est considéré comme un théoricien du classicisme, notamment avec son Art Poétique, où il pose les règles de la versification et du « bon goût » à travers l’analyse des différents registres littéraires. Mais il mit lui-même en pratique ces recommandations dans ses poèmes, telles Les Satires. Les sept premières satires, parues en 1666, obtinrent un succès prodigieux, qu’accrut encore la haine maladroite des auteurs que le jeune poète avait critiqués.
Boileau, Boileau, satire VI, les embarras de Paris Dans cette sixième satire, Boileau, bourgeois parisien, qui connaît bien sa ville, s’inspire aussi, en digne partisan des « Anciens » des écrivains antiques, Horace et Juvénal, avec leur description de Rome.

Comment Boileau critique-t-il Paris et la vie qu’on y mène ?  

LA DESCRIPTION DE PARIS

Vue générale de Paris au XVII° siècle Au XVII° siècle, Paris connaît un important essor même si le Roi a commencé à aménager Versailles où il séjourne, délaissant le Louvre. La ville s’agrandit pour atteindre 400000 habitants, de nombreux couvents sont construits, des hôpitaux, et l’île Saint-Louis est aménagée. En même temps, les journées des barricades pendant la Fronde (1648) conduisent le ministre Colbert à élargir les rues pour les sécuriser, tandis que des embellissements se font pour célébrer la gloire du Roi-Soleil. Ces réalités historiques expliquent la description faite par Boileau.

L’extrait reproduit l’agitation intense d’une ville en chantier, à travers l’évocation des métiers du bâtiment, « des couvreurs », « des paveurs », et de leurs matériaux : « un ais », « une poutre », « l’ardoise et la tuile ». Mais les rues restent encore étroites, ce qui ressort de la comparaison militaire : « cent chevaux […] ferment les défilés ». A cela s’ajoute le manque d’hygiène, puisqu’il n’y pas d’égout pour évacuer les eaux usées : « le pavé glissant », « un grand tas de boue ». 

Un marché parisien De plus, Boileau mêle dans son poème le monde humain et le monde animal. Toutes les classes sociales y sont représentées : le clergé, avec « un enterrement », les serviteurs, « les laquais », les privilégiés, dans leurs « carrosses », et bien sûr le petit peuple parisien, artisans, commerçants avec leurs « charrette[s] ». Les révoltes sont même évoquées par la rime entre « brigades » et « barricades », souvenirs sans doute de la Fronde. Les animaux, eux, vont des plus courants, les « chiens », « les chevaux », jusqu’aux plus inattendus, « un grand troupeau de bœufs », peut-être promis aux abattoirs, et « des mulets ». Boileau s’emploie à confondre ces deux mondes, en créant des parallélismes :  « Font aboyer les chiens et jurer les passants » (v. 8),   « Chacun prétend passer ; l’un mugit, l’autre jure » (v. 25).

Les embarras de Paris  Le poème nous montre ainsi une ville en proie à un total désordre, envahie par le bruit et l’agitation. Tous les bruits se mélangent, en effet, pour créer un vacarme infernal que résument les deux dernier vers : « On n’entend que des cris poussés confusément. / Dieu, pour s’y faire ouïr, tonnerait vainement ». Cette impression de désordre est renforcée par l’actualisation spatio-temporelle :

-              Le temps de base est le présent, ce qui place les actions sous nos yeux. De plus les participes présents qui s’accumulent (« l’un l’autre s’agaçants », « en tournant », « s’efforçant de passer », « arrivant à la file ») juxtaposent les actions en les rendant simultanées, ce qui ajoute à la confusion. Les indices temporels en accélérant le rythme reproduisent l’agitation : « sans cesse », « à l’instant », bientôt », « en moins de rien », « Aussitôt »

-              Le poème s’ouvre et se ferme sur une généralisation : « En quelque endroit que j’aille » (v. 1), « partout » (v. 29). Mais en son centre, les lieux sont distingués, d’abord par un parallélisme avec l’anaphore de « là » (v. 5, 1à et 13) qui suggère qu’aucun endroit n’échappe à cette agitation. Puis la description se focalise sur un seul lieu (« en cet endroit ») qui rassemble en lui la confusion la plus totale.

=== Des rues encombrées, un gigantesque embouteillage, un bruit incessant et une foule dense, telle est donc l’image de Paris que nous propose Boileau.

LA SATIRE  

À son origine, la satire est une œuvre poétique sous forme d’un « pot-pourri », qui s’accorde le droit d’aborder tous les sujets, jusqu’aux plus familiers. Puis le sens de ce terme évolue pour devenir, au-delà d’un genre, un registre. Ainsi le satirique est une représentation critique et comique d’un défaut, d’un vice, d’un mensonge observé dans la réalité, sur le plan moral, politique ou social. La satire a une cible située à l’extérieur du texte: cela peut être un comportement, une idée, une personnalité publique, une institution, ou, tout simplement, un monde considéré comme absurde.  

Ici la dénonciation est prise en charge par le narrateur, qui est à la fois témoin (« Je vois », « Je trouve »), acteur (« En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la foule », v. 1), mais aussi victime puisque de sujet, il devient objet : « L’un me heurte », « Des paveurs […] me bouchent le passage ». L’enjambement entre les deux premiers vers fait ressortir le contraste entre cet homme, seul, et la foule, amplifié par les choix lexicaux qui forment un pléonasme : « la presse / D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse ». Puis le « je » s’efface dans la suite du texte, comme si le bruit ne lui permettait plus de faire entendre sa voix : « on n’entend que des cris » (v. 31) forme une généralisation qui ôte à la ville tout visage humain.  

Mais, outre son désordre, ses embouteillages, la ville se charge ici d’un aspect dangereux. Le narrateur en fait lui-même les frais aux vers 3 et 4 qui, en s’enchaînant rapidement et avec leurs sonorités brutales [ d ], [ t ], [ R ], semblent illustrer les coups reçus : « L’un me heurte d’un ais dont je suis tout froissé ; / Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé ».

Il y a également les risques potentiels. Les deux vers,  « Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison / En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison », scandés par des sonorités rudes, semblent transformer les hommes en soldats défendant une citadelle assiégée. Mais le risque est évident pour les passants… L’enjambement des vers 13 et 14, soutenu par l’allitération en [ R ] (« sur une charrette une poutre branlante »), comme pour imiter la vibration menaçante,  avec la formule verbale, « Vient menaçant de loin la foule » poursuit cette image militaire, comme s’il s’agissait de l’arrivée solennelle des canons, sur un rythme ralenti. Enfin il semble que nous assistions à un combat de chars aux vers 17 et 18, ici encore avec les sonorités imitatives, [ k ] et [ R ], pour reproduire le fracas de l’accident : « D’un carrosse en tournant il accroche une roue,/Et du choc le renverse en un grand tas de boue ».  

De cela ressort l’image d’une violence, dont les habitants de Paris ne peuvent qu’être les victimes. La fin de l’extrait, avec l’arrivée des « cent chevaux », amplifie même cette violence toujours prête à surgir. Il s’agit sans doute de l’arrivée de la police, alors appelée le « guet », pour mettre fin au désordre et rétablir le calme : ils « ferment les défilés », c’est-à-dire empêchent l’accès au lieu des troubles. Mais, loin de calmer le peuple, cette arrivée provoque la révolte et Boileau se souvient peut-être, dans les vers 29 et 30, des émeutes de la Fronde : des « barricades » surgissent…

=== Tout se passe donc comme si la capitale vivait une perpétuelle tension, comme un état de guerre permanent.

La satire intègre un autre registre, le comique. Ici on en reconnaît deux formes : l’humour et le burlesque.
L’humour consiste à rire de soi-même, et c’est bien ce que fait Boileau, lui aussi passant dans ces rues, transformé en une sorte d’objet lorsqu’il reçoit des coups successifs.  Le burlesque, lui, procède d’un décalage entre grandeur et petitesse : il consiste à traiter, par exemple, sur un ton noble, un sujet familier, voire vulgaire, tels les embouteillages représentés ici. On notera, en effet, le contraste entre le tragique et la caricature. Le tragique apparaît dans la vision de l’ « enterrement », dont la solennité est imagée par le rythme lent de l’enjambement des vers 5 et 6, les sonorités nasales associées au [ l ], la présence d’une « croix » qui, au lieu d’être salvatrice, est « de funeste présage », et l’allusion à une véritable fatalité dans « le sort malencontreux ». La caricature, quant à elle, est caractérisée par l’excès qui imprègne l’ensemble du texte, depuis le pléonasme au début (« fourmillent sans cesse ») jusqu’à la gradation des chiffres : nous avons d’abord « une charrette » avec « six chevaux », puis « un carrosse » est suivi d’ « un autre », puis de « vingt autres », puis de « plus de mille ». De même à « un grand troupeau de bœufs » vont se joindre « des mulets », puis « cent chevaux »…

=== Nous avons ainsi le sentiment que Boileau raconte une nouvelle épopée, celle que vit tout passant, véritable « héros » quand il affronte les dangers de la ville.

CONCLUSION  

Les Satires de Boileau Ce passage ne comporte ni thèse, ni argument : Boileau ne cherche pas à imposer une autre conception de la ville, ni à expliquer les causes de cet état de fait. Mais, à travers le tableau pittoresque qu’il fait de la capitale, le texte accumule tant d’exemples qu’il finit par prendre une dimension critique. Car là est bien l’intérêt de la satire : en tournant en dérision des défauts, elle parvient à discréditer, ici ceux qui sont en charge de la ville et de son bon fonctionnement. 

Pourtant il ne s’agit pas d’une œuvre « engagée » : l’épopée, vécue par un héros qui reste, tout de même, fort ridicule quand il se trouve malmené, bousculé, est trop dérisoire. Il s’agit plutôt, pour Boileau, d’appliquer ses principes d’ « imitation » des Anciens. Mais il met ainsi en place une image de la grande ville, lieu de troubles, d’agitation et de bruit, qui deviendra un thème dans la littérature française.   

« Montserrat » : Lecture analytique, acte III, scène 8, pp. 131-132

8 avril, 2010
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Acte III, scène 8 : Un bourreau

Dans sa pièce, Montserrat, Roblès prend pour base de son intrigue l’occupation du Vénézuéla par les Espagnols en 1812. Conduit par son chef, Bolivar, le peuple vénézuélien résiste, et la répression menée par les soldats espagnols est féroce. Ils ont cependant échoué à arrêter Bolivar, prévenu par un « traître », l’officier Montserrat. Pour lui faire avouer la cachette de Bolivar, le lieutenant Izquierdo a alors l’idée de lui imposer un terrible chantage : six otages seront exécutés s’il ne dénonce pas Bolivar.
Des exécutions   Dans la scène 8 de l’acte III, tous les otages ont été exécutés, et Montserrat n’a rien avoué. Alors qu’Izquierdo commente cet échec, le conflit éclate entre lui et Montserrat : le premier, inscrivant son action dans le présent,  veut maintenir à tout prix la domination espagnole, et « écraser la rébellion », tandis que le second insiste sur l’espoir de liberté pour le peuple vénézuélien.

Dans cet extrait de la scène, Roblès s’interroge : qu’est-ce qui transforme un homme en bourreau ? Comment peut naître, chez un être humain, l’aptitude à une telle cruauté ?

LE RAPPEL DU PASSE

Izquierdo rappelle son expérience personnelle à « Sierra-Chavaniz » : lui-même s’est heurté à cette absolue cruauté, au mépris de l’autre pour la vie humaine. Alors qu’il était « enterré jusqu’au cou », et prêt à être « abandonné », « ils riaient tous » : « je les entendais rire encore ». Le début du récit est fait sur un ton détaché, comme pour minimiser le fait : « ma petite aventure ». Mais la didascalie, « Il éclate d’un rire forcé« , démasque ce détachement, en révélant à quel point ce face à face avec sa propre mort a constitué un événement fondateur de la personnalité d’Izquierdo.

Un paysage de sierra Le récit change, en effet, de ton (« soudain sérieux ») quand il entreprend d’évoquer l’approche de la mort. La solitude et le vide ressortent des indices spatiaux. Le décor est une « haute plaine nue, sans un arbre, sans un caillou », avec la double négation, description reprise par « la grande plaine déserte » et renforcée par le bref commentaire, « Rien ». Il  illustre à lui seul le vide du paysage en symbolisant le néant. Plus encore, la vision du « ciel vide » semble supprimer la présence d’un dieu, d’un au-delà de la mort, qui n’est plus alors qu’un anéantissement irrémédiable. Face à sa mort Izquierdo, Espagnol dont toute l’action, dans cette colonie, vise à extirper l’hérésie au nom de la foi chrétienne, nie donc cette même foi pour ramener l’homme à une solitude existentielle.
Une cruauté inhumaine Enfin le récit concrétise l’image d’une terrible agonie, scandée par les indices temporels en gradation : « Quatre jours ainsi… », « Quatre jours et quatre nuits ainsi, Montserrat… » La répétition, les points de suspension, et la didascalie, « Un temps« , soulignent le désespoir que peut ressentir l’homme face à la dissolution de son corps que son supplice lui fait vivre : « tout le corps déjà pris par la terre ». Il ne reste alors hors du sol que sa « tête », posée comme une pierre au milieu de la grande plaine déserte ». La comparaison traduit le poids de cette tête, c’est-à-dire d’une conscience qui, pendant la durée de ce supplice, voit lentement venir sa mort : « je voyais », « j’entendais ».

=== Ainsi livré à sa peur panique face à la mort dont les autres se rient, l’homme perd toute dignité humaine : comment s’étonner alors qu’Izquierdo, ayant échappé à ce destin, n’éprouve que du mépris pour l’homme, être de chair périssable ?

LE PRESENT

La question lancée par Montserrat au début de l’extrait établit nettement le lien entre la barbarie, enracinée profondément en Izquierdo, et l’action présente sur scène : « Mais où puises-tu tant de haine pour être aussi cruel ? »
Sa réponse montre qu’effectivement cette expérience passée de la mort reste profondément gravée en lui, sa peur se trouvant ainsi sans cesse revécue : « Il y a des nuits où je me revois [...] » Le récit bascule ensuite du passé au présent, tel un incessant cauchemar : « Où je vois cette tête [...] Et j’entends ces rires [...] » Comment alors arrêter ces cauchemars ? Comment tuer cette peur inscrite depuis ce jour en lui ? La solution est de la susciter chez les autres, de mesurer, à travers leur propre peur, son propre degré de lâcheté : « quand je croise les files de rebelles qu’on va fusiller, leur silence fait en moi le silence… Je n’entends plus les rires… » Il ne s’agit pas d’une vengeance, mais plutôt d’une façon d’exorciser sa propre peur, de se consoler, au spectacle de leur épouvante, de son propre manque de dignité : « Il me semble alors que je pourrais dormir, que je … oui… la paix ». Cette « paix », c’est d’abord avec lui-même qu’il lui faut la faire.


=== Ainsi le bourreau révèle son propre visage, fait non pas de force mais de peur. Il a besoin de tuer ses semblables pour conjurer sa solitude, et humilie une dignité humaine dont il a perdu, lui-même, tout vestige : il doit tuer chez l’autre ce qui n’existe plus chez lui, créer ainsi une sorte de complicité dans le néant.

Mais cela crée un engrenage : une fois la victime achevée, la peur revient inévitablement puisqu’elle est devenue l’essence même de sa personnalité. L’extrait se termine donc sur un crescendo de la violence d’Izquierdo, à travers la promesse de prendre d’autres otages : il lui faut encore et encore recommencer. Bien sûr l’alibi reste celui de faire avouer Montserrat : « je ne pourrai leur accorder qu’une petite demi-heure ! Une toute petite demi-heure ! Le temps presse ! » Mais, au-delà de cet aspect militaire, nous percevons, à travers le rythme ternaire et les exclamations de sa dernière réplique, un véritable vertige, une sorte de folie meurtrière qui s’est emparée du bourreau : « Et j’en ferai venir six autres ! Puis six autres ! Et six autres encore ! »

Or « ces confidences » ainsi faites à Montserrat, parce qu’il a « la certitude qu’[il va] mourir ce soir », aveu de faiblesse chez le bourreau, vont avoir, paradoxalement, plus d’impact sur le héros que tous les plaidoyers des otages précédents, peut-être parce qu’il a pu alors comprendre que rien ne fera fléchir Izquierdo, que lui-même n’est pas de force à lui résister : le refus, « Je ne pourrai pas », est ainsi répété quatre fois à la fin du passage, et le public pressent l’aveu de Montserrat.

CONCLUSION

Cet extrait s’inscrit dans la réflexion sur la condition humaine entreprise au XX° siècle suite au traumatisme des deux guerres mondiales. La philosophie pose alors l’Absurde : la seule certitude de l’homme, dira ainsi Camus, c’est qu’il est un être promis au néant de la mort, donc qu’il dépend du temps. L’univers, donc, le nie, et l’homme a conscience que cet univers perdurera alors même que l’homme ne sera plus là pour le voir. C’est ce qui apparaissait déjà dans la tirade d’Izquierdo à la scène 3 de l’acte III (p. 106) et que ce texte explicite.
Un bourreau ordinaire, Klaus Barbie Comment vivre alors avec cette conscience de l’Absurde ? Faut-il chercher à l’étouffer en l’imposant aux autres, en devenant ainsi un de ces « bourreaux ordinaires » que la France a pu découvrir lors de l’occupation nazie, et dont les procès se succèdent au moment même où Montserrat écrit sa pièce ? Ou faut-il, au contraire « se révolter », comme le proposera Camus, et entreprendre collectivement la lutte pour rendre à l’homme sa dignité, donner donc un sens à sa mort en affirmant l’espoir de « la joie des autres » contre tout ce qui tend à le nier ? C’est ce choix que fait Roblès, et qui ressort de la dernière réplique de la pièce. Les victimes ont, finalement, vaincu le bourreau !

« Montserrat »: Lecture analytique, Acte III, scène 6, pp. 119-121

7 avril, 2010
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Acte III, scène 6

 le plaidoyer d’une mère

Dans sa pièce, Montserrat, Roblès prend pour base de son intrigue l’occupation du Vénézuéla par les Espagnols en 1812. Conduit par son chef, Bolivar, le peuple vénézuélien résiste, et la répression menée par les soldats espagnols est féroce. Ils ont cependant échoué à arrêter Bolivar, prévenu par un « traître », l’officier Montserrat. Pour lui faire avouer la cachette de Bolivar, le lieutenant Izquierdo a alors l’idée de lui imposer un terrible chantage : six otages seront exécutés s’il ne dénonce pas Bolivar. Dans la scène 6 de l’acte III, 4 otages ont déjà été exécutés, il ne reste plus que les deux femmes, la mère, et la jeune Eléna, qu’Izquierdo garde pour la fin afin de la violer.

Représentation du tragique  Cette scène constitue un moment de paroxysme : Izquierdo compte sur la Mère pour apitoyer Montserrat. Comment Roblès accentue-t-il la dimension tragique de son plaidoyer ? 

LA PITIE

Le registre tragique, selon la définition du philosophe grec Aristote, doit susciter chez le spectateur un sentiment de pitié face aux souffrances du personnage, et c’est effectivement le cas ici.

L’argumentation de la mère s’ouvre, en effet, sur une imploration, « Par pitié ! », et se développe en trois arguments, de force croissante pour attendrir Montserrat.
Il y a d’abord l’image des enfants, car elle met en relief leur jeunesse et leur fragilité à partir des interrogations oratoires négatives : Est-ce que la vie de deux petits enfants ne mérite pas tous les sacrifices ? », « Tu n’as donc jamais pris un enfant dans tes bras ? » Une hyperbole renforce l’image de douceur et de tendresse que la mère veut transmettre : « Tu n’as donc jamais été touché par ce miracle qu’est un tout jeune enfant ? » Elle s’efforce de les rendre présents aux yeux de Montserrat, après une exclamation : « Ah ! si tu voyais mes petits, tu te laisserais fléchir ! Ils sont tout dorés et tout vifs ». Elle insiste ensuite sur le plus jeune : « Il doit pleurer déjà dans son berceau. [...] Il doit m’appeler en agitant ses petits bras ».
Puis elle fait appel aux sentiments que, selon elle, tout homme doit avoir en pensant à sa propre mère : « Est-ce qu’un coeur d’homme peut rester glacé devant le désespoir d’une mère ? » Cette insistance, avec les impératifs et la reprise exclamative « une mère qui va mourir », la présente dans la dimension traditionnelle de « mère nourricière », récurrente  : « Regarde mes seins », « Et je suis là avec tout mon lait qui me gonfle la poitrine ! », « Est-ce qu’on peut tuer, dis, une mère qui allaite ? » Elle oblige ainsi l’homme qu’est Montserrat à repenser à sa propre mère.
La Vierge allaitant l'Enfant  Enfin, à la fin, elle fait intervenir la religion, avec quatre occurrences de « Dieu ». L’inversion syntaxique souligne l’argument, à travers des interrogations de plus en plus pressantes : « Des créatures de Dieu, est-ce que tu peux les faire mourir ? Dis ? Tu crois en Dieu ? » Cette formule accuse directement Montserrat, et les exclamations négatives en gradation rappellent que seul Dieu, créateur, a droit de vie et de mort sur ses créatures : « Tu sais que tu ne peux pas les laisser mourir ! Tu n’en as pas le droit ! C’est plus qu’offenser Dieu ! » Ce serait donc un défi à Dieu que Montserrat s’arroge ce droit.

Les didascalies contribuent à renforcer l’aspect pathétique du plaidoyer. Le désespoir de la mère est signifié par ses larmes, signalées à plusieurs reprises : « Elle pleure« . Sa gestuelle repose sur un contraste entre ‘immobilité et le mouvement. Au début elle semble illustrer une statue de la douleur : « tête basse, les bras le long du corps« . Mais le mouvement lui-même doit rester très lent, pour s’harmoniser avec le ton de la voix : « Elle s’est approchée de Montserrat. Elle supplie avec une grande douceur. » Cette attitude explique la réaction de Montserrat qui « l’a attiré contre son épaule » et « est effroyablement pâle« . C’est là le geste protecteur d’un homme, comme si elle était sa propre mère.

=== La scène crée donc une émotion croissante : on pressent que le héros est sur le point de fléchir face à cette douleur.

LA TERREUR

Mais le registre tragique doit aussi provoquer, selon Aristote, la terreur du public devant la situation extrême dans laquelle se trouve le héros, et ici elle sera éveillée autant par la menace qui pèse sur la mère que par le dilemme vécu par Montserrat.

La mère oppose sa propre mort à celle qui menace ses enfants : « Si c’était pour eux qu’il fallait mourir, j’accepterais avec joie ! Je vous jure que ce serait avec joie… » La répétition contraste fortement avec l’horreur de la mort promise aux enfants, mise en évidence par les exclamations et le lexique hyperbolique en gradation : « Faire mourir un enfant est déjà un crime des plus horribles ! », « Tu ne peux pas assassiner ainsi deux petits enfants ! », « laisser ses enfants abandonnés à une agonie effroyable ! » L’image est donc de plus en plus concrète, de plus en plus frappante, et ne peut que susciter la terreur à l’idée des souffrances de ces enfants condamnés à mourir lentement de faim.
Cette mort cruelle ne paraît pas, pourtant, attendrir les bourreaux
puisqu’Izquierdo rejette avec mépris sa plainte : « Folle ! Mais c’est lui qu’il faut supplier ! Pourquoi t’adresses-tu à moi ? » On notera le cynisme que révèle l’explication introduite par l’auteur dans la didascalie : « Izquierdo fait un geste à Montserrat comme pour dire : « Tu vois bien! »"De même le Père Coronil ne fait preuve d’aucune compassion. Bien au contraire, la colère l’emporte, il est « furieux » qu’Eléna soit intervenue pour arrêter Montserrat dans son aveu, il l’insulte grossièrement : « La chienne ! » C’est même lui qui prononce, avec les impératifs, la condamnation à mort de la jeune fille, et la didascalie explicative (il « fait un signe aux soldats comme pour leur dire de se hâter« ) s’interprète davantage comme le désir de ne pas laisser libre cours à la sensualité d’Izquierdo que comme celui d’abréger le supplice d’Eléna. Il n’intervient d’ailleurs pas pour blâmer la violence d’Izquierdo, alors même que la didascalie compare ce dernier à une bête fauve :  « avec des yeux étincelants, [il] la prend violemment dans ses bras et l’embrasse sur la bouche« . Ainsi la foi chrétienne n’arrête pas les bourreaux dans leur tâche cruelle, la tension se trouvant encore amplifiée par le « rythme lent«  des tambours !

Quant à Montserrat, les didascalies nous permettent de mesurer l’horreur de son dilemme : « Il paraît bouleversé« , « Il est effroyablement pâle« . L’auteur joue ici le rôle de narrateur, pour souligner la dimension tragique de son débat intérieur. Mais la scène est surtout marquée par le double coup de théâtre.
Le début d’aveu de Montserrat est rendu particulièrement solennel par les didascalies, son geste, « Il lève la main« , le « silence prodigieux » qui semble suspendre le temps, et le ton de sa voix : « avec effort, d’une voix rauque« . Nous mesurons ainsi le prix que lui coûte la décision qu’il vient de prendre après le plaidoyer de la mère.
Eléna et la mère  L’intervention d’Eléna qui l’interrompt constitue, par contraste, comme une explosion, traduite par la didascalie (« dans un cri »), par la brièveté des phrases à l’impératif et exclamatives, avec la reprise de « Taisez-vous ! » Son argument est simple : elle l’accuse de faiblesse en le traitant de « lâche », car cet aveu ferait passer son propre confort moral avant la cause pour lesquels quatre otages sont déjà morts. Ils seraient alors morts pour rien, simplement parce qu’ils n’auraient pas su trouver les mots pour l’apitoyer, et cela voudrait dire aussi qu’une vie vaut plus qu’une autre. L’écho entre son ordre « Reprenez-vous donc ! » et la didascalie finale relance l’action. L’écrivain guide de très près le jeu de ses acteurs et, parallèlement s’associe, en tant que narrateur, à son lecteur à travers le pronom « on » : « Montserrat s’est redressé. On devine qu’il s’est repris ».

=== Le mécanisme tragique s’est mis en place, et rien ne semble, à présent, pouvoir l’arrêter.

CONCLUSION

La scène repose donc sur les deux ressorts du registre tragique, la pitié et la terreur. le public ne peut que plaindre les victimes, Eléna, la Mère et Montserrat, et éprouver horreur et dégoût face aux bourreaux monstrueux. Mais il fallait, à ce stade de l’intrigue, montrer que Montserrat n’est pas aussi insensible qu’eux, qu’il peut, lui, être attendri parce qu’il n’est pas « une machine à tuer ». Le héros doit conserver son coeur d’homme, d’où le coup de théâtre introduit dans cette scène, qui maintient le public en haleine.

Roblès reprend dans sa pièce la notion de fatalité, héritée de la tragédie grecque antique, sauf qu’ici le Dieu des chrétiens se sert de ses représentants terrestres en la personne du Père Coronil : loin d’être un Dieu de miséricorde il est un dieu impitoyable aux plus faibles. Cependant, en homme du XX° siècle il concilie cette image de fatalité à celle de la liberté humaine. Montserrat peut choisir de parler et de ses taire, tout comme Eléna, qui intervient en sachant qu’ainsi elle hâte le moment de sa propre mort.

« Montserrat » : Lecture analytique, Acte III, scène 2, pp. 95-99, de « Je vous en supplie… » à « …avec ma vie ! « 

5 avril, 2010
Théâtre | Commentaires fermés

Acte III, scène 2 : Le comédien

Dans sa pièce, Montserrat, Roblès prend pour base de son intrigue l’occupation du Vénézuéla par les Espagnols en 1812. Conduit par son chef, Bolivar, le peuple vénézuélien résiste, et la répression menée par les soldats espagnols est féroce. Ils ont cependant échoué à arrêter Bolivar, prévenu par un « traître », l’officier Montserrat. Pour lui faire avouer la cachette de Bolivar, le lieutenant Izquierdo a alors l’idée de lui imposer un terrible chantage : six otages seront exécutés s’il ne dénonce pas Bolivar. L’acte II se ferme sur la mort du potier, et le marchand, lui, est exécuté à la fin de la première scène de l’acte III, Montserrat résistant à leur terrible pression. Vient le tour du Comédien, Juan Salcedo Avarez.

Comment Roblès met-il en scène l’odieux chantage d’Izquierdo ?

L’ANNONCE DE LA MORT

Izquierdo agit avec un total cynisme, en mettant en valeur, précisément au moment où il s’apprête à le faire mourir, le talent du Comédien, qui est d’ailleurs désigné dans la pièce par sa fonction, et non par son prénom et son nom : « ton talent professionnel », « Tu m’as vraiment touché », « tu m’as ému », « Quel grand comédien tu es, Salcedo. » En lui rendant ici son nom, il lui restitue donc une forme de dignité, qui correspond d’ailleurs au rôle d’Ascasio qu’il jouait alors : « L’âme dure et fière d’Ascasio t’habitait vraiment ce soir-là ! », il « pleurait sur ses compagnons perdus ». Son rôle le conduisit à jouer une mort héroïque, et c’est précisément à la mort qu’il est confronté dans cette scène : « c’est toi, le vrai toi, qui vas mourir…(doucement) vraiment mourir… » Cette douceur est particulièrement horrible : Izquierdo joue avec le Comédien comme un chat avec une souris.

Car le comportement du Comédien est à l’opposé exactement de l’attitude pleine de noblesse d’Ascasio. Ses répliques sont empreintes de supplications et de larmes (« Je vous en supplie… »), et les didascalies les signalent : « il pleure« , « Le comédien pleure, tête basse« . La ponctuation, avec les points de suspension, correspond d’ailleurs à ses sanglots : « Ne… me… tuez… pas… Je ne peux… pas !  » Izquierdo prend alors un plaisir perfide à souligner ce manque de courage, en mentionnant « de vraies larmes ! » et en le dépeignant « tout sanglotant et tremblant de peur ».

Izquierdo marque ainsi le lien entre le théâtre et la vie. Son attitude repose sur un raisonnement a fortiori : il part du principe que, si le Comédien a pu l’émouvoir, lui Izquierdo, l’homme si dur, « en jouant un personnage imaginaire face à une mort imaginaire », il pourra certainement émouvoir Montserrat, âme sensible, en se trouvant face à une mort bien réelle. Ce raisonnement repose sur l’idée d’une supériorité du théâtre sur la vie. Le théâtre possède le pouvoir de transfigurer le réel, « un décor banal, entre des lanternes ». L’acteur lui-même est transfiguré : « C’était sa douleur, et c’étaient tes larmes », « Ce soir-là, tu lui prêtais ton corps, ta voix, ton visage… Et il vivait. » En devenant autre, l’acteur possède donc le pouvoir d’émouvoir son public. Cependant, cela n’est qu’une apparence, car, au fond, il reste un homme ordinaire, avec ses faiblesses et ses peurs, tel ce comédien qui pleure « sur lui-même » : « Mais à présent il ne peut te prêter son courage ». 

LE RÔLE JOUÉ

Izquierdo va donc s’amuser à jouer le rôle d’un metteur en scène, jouissant de sa supériorité. Il est celui qui donne des ordres, avec de nombreux impératifs, et des verbes tels « Je veux », « J’exige ». Il les assortit de violentes menaces de torture qu’il prend plaisir à détailler : « comment on extirpe les ongles à la tenaille ! » Outre l’idée de faire ainsi plier Montserrat, cette demande confirme le cynisme du personnage. Il prend un réel plaisir à humilier et à jouir de la peur de ceux dont il tient le sort entre ses mains : « C’est un morceau de littérature que je tiens à vous faire savourer. Profitez de cette occasion. » Mais ne peut-on pas y voir aussi une autre raison, si l’on rapproche cette scène de l’expérience qu’il a lui-même vécue à Sierra-Chavaniz (cf. III, 8, pp. 131-132), et qui lui avait fait éprouver la peur de la mort, la haine des ennemis, l’impuissance totale face au « ciel vide ». Veut-il se convaincre que le théâtre n’est qu’illusion, mensonge par rapport à la vie réelle ?

La représentation se déroule alors, mais malgré l’effort du comédien, « docile« , elle est bien médiocre : « Il récite d’un ton morne« . Le contenu de la tirade est marqué par la foi chrétienne, puisqu’à l’image du Christ, le héros, Ascasio, meurt « le coeur lavé de toute souillure », en ne haïssant pas ses ennemis, « puisque le Seigneur commande que nous pardonnions comme il a pardonné ! » Mais ces termes sont en totale contradiction avec l’état d’âme du comédien, qui n’a en rien l’ »âme pleine de sérénité » d’Ascasio. La tirade ne peut donc que sonner faux, et c’est cet écart qu’Izquierdo prend plaisir à constater. L’ironie se lit dans son commentaire : « Cet homme qui, sur le point de mourir, fait confiance à Dieu et pardonne à ses bourreaux ! »

LA RÉVOLTE DU COMÉDIEN

Devant cette ironie insupportable d’Izquierdo, qui se pose comme celui qui a permis au comédien de se grandir face à la mort, le Comédien se révolte enfin, et crie violemment sa haine : « Infâme ! Tu es infâme ! Tu as un coeur de hyène… » Mais il donne ainsi raison à Izquierdo, et sans doute est-ce ce que celui-ci recherchait : une confirmation que, face à la mort, l’homme n’est capable d’aucune grandeur, seulement de haine envers ses bourreaux. D’où la plus terrible ironie, qui souligne la contradiction entre le théâtre et la vie, en répétant les extraits de la tirade : « Comme tu me hais ! [...] Mais pense donc à ce que tu disais ! Enfin à ce que disait Ascasio ». Mais l’ironie d’Izquierdo touche aussi au blasphème, en suggérant que seul le théâtre peut incarner la parole chrétienne et la loi du pardon à ses ennemis.

Le Père Coronil et le Comédien Faut-il alors considérer que le Père Coronil intervient pour mettre fin au blasphème ? Même si la didascalie « froidement » semble indiquer que l’ironie d’Izquierdo le gêne, il va encore plus loin dans l’appel à une mort chrétienne : « Dieu commande, non seulement qu’on pardonne à ses bourreaux, mais qu’on les aime ! » Mais son personnage est sans doute encore plus odieux que celui d’Izquierdo car cet homme d’Eglise est inaccessible à la pitié, et met les dogmes religieux au service de la tyrannie : « si telle est la volonté de Dieu, tu vas mourir ce soir. Tu dois te résigner. Les voies du Seigneur sont impénétrables… » Et c’est sans doute le Père Coronil qui a une des plus terribles répliques de la pièce quand il lance, en réponse à l’objection du comédien (« Mais je suis innocent ! ») : « Qui est innocent ! » La formule constitue un rappel de la théologie : tout homme ne naît-il pas coupable du péché originel ? Mais la forme exclamative détruit, en même temps, tout recours possible, tout appel à l’indulgence.

=== Le comédien n’a donc nul appui à attendre d’une Eglise, qui s’est mise, dans la plus parfaite bonne conscience, au service de la répression coloniale.

CONCLUSION

La scène est donc très nettement divisé en deux mouvements : au début le comédien se plie au jeu qu’exige de lui Izquierdo et accepte l’humiliation. Dans l’espoir de sauver sa vie, l’homme n’est-il pas prêt à toutes les lâchetés ? Mais, devant l’ironie d’Izquierdo et les « consolations » du Père Coronil, sa révolte éclate : c’est ce qui lui permettra, à la fin de la scène, de retrouver un peu de dignité, que sa mort confirmera.

Roblès élabore, dans cette scène, une mise en abyme intéressante, en insérant du théâtre dans le théâtre, ce qui nous conduit à réfléchir sur l’écart entre le théâtre et la vie réelle. Mais, un temps éloigné du rôle d’Ascasio, le comédien ne finit-il pas par le joindre par sa mort digne et noble ?

« Montserrat »: Lecture analytique, Acte I, scène 7, pp. 32-35

5 avril, 2010
Théâtre | Commentaires fermés

Acte II, scène 7 : Le dilemme

 Dans sa pièce, Montserrat, Roblès prend pour base de son intrigue l’occupation du Vénézuéla par les Espagnols en 1812. Conduit par son chef, Bolivar, le peuple vénézuélien résiste, et la répression menée par les soldats espagnols est féroce. Ils ont cependant échoué à arrêter Bolivar, prévenu par un « traître ». Le lieutenant Izquierdo a identifié le coupable, l’officier Montserrat. Il reste à lui faire avouer la cachette de Bolivar, avant que celui-ci ne puisse s’échapper pour percer les lignes et réunir ses partisans.
Izquierdo a alors l’idée de lui imposer un terrible chantage : six otages seront exécutés s’il ne dénonce pas Bolivar.

Comment le conflit entre Izquierdo et Montserrat se trouve-t-il mis en scène ?

LE PERSONNAGE D’IZQUIERDO

Une cruauté inhumaine Il allie une totale inhumanité au plus profond cynisme.
      Montserrat rappelle un « haut fait » de ce personnage : « le jour de Gomara », il a « fait enterrer vivants tous les prisonniers », preuve d’une monstrueuse cruauté. Ainsi le marché qui lui est proposé est en soi une cruauté : « Des gens pris au hasard dans la rue » serviront d’otages pour faire avouer à Montserrat la cachette de Bolivar. Le principe qui le guide est à la fois son devoir de soldat, mais aussi un sens de l’efficacité. Il sait très bien que c’est le meilleur moyen pour obtenir des aveux : « Je pourrais te faire torturer à mort, mais tu ne parlerais pas. Je te connais. Et, si tu mourais à la torture, par Dieu, ma chance de capturer Bolivar s’envolerait avec ton souffle ». Pour être efficace, il faut donc, selon Izquierdo, se salir les mains, et la fin justifie les moyens : à la protestation de Montserrat, « C’est inhumain ! », Izquierdo répond, « méprisant« , « Qu’importe ! Si c’est efficace… « , et insiste « Par n’importe quel moyen. »

A cette cruauté Izquierdo mêle le cynisme, qui consiste à rejeter ce que les autres respectent, les valeurs morales, en en plaisantant et en s’en amusant. Deux signes le mettent en valeur.
     D’abord, on notera son insistance sur l’innocence des otages : « Des innocents, Montserrat ! », « six innocents », « L’essentiel, c’est qu’ils soient innocents. Il y aura peut-être parmi eux de fidèles sujets du Roi. Tant mieux. Il faut qu’ils n’aient rien à se reprocher. » Il est donc parfaitement conscient de l’horreur de ce marché et de son injustice. La seule chose qui l’intéresse est de triompher de l’adversaire en jouant sur ce qu’il considère comme une faiblesse, l’émotion de Montserrat face à la souffrance des indigènes. Il est donc prêt à utiliser, pour son injustice, le sentiment de justice qui anime Montserrat : plus l’injustice sera flagrante, plus Montserrat sera susceptible de plier.
     A cela s’ajoute son ironie envers Montserrat, car Izquierdo semble savourer sa propre supériorité face à l’impuissance de son adversaire. On la sent pleinement dans sa première réplique, « Je te plains, Montserrat ! Je sais que tu as du courage… Il va t’en falloir beaucoup. », reprise par la répétition : « Et moi, je te plains. Je te plains de toute mon âme, car ton épreuve sera dure, très très dure. » Cette phrase, avec son insistance, donne l’impression d’une véritable jouissance face à la puissance qu’il exerce, et cette ironie est perceptible même lorsqu’il feint de se mettre à la place du héros : « Qu’est-ce qui t’en empêche ? L’honneur, peut-être, hein ? On ne livre pas un ami qu’on a soi-même mis en sûreté ? C’est cela ? »

=== Izquierdo représente donc, plus que le soldat au service de son Roi, l’homme pour lequel tous les moyens sont bons, y compris la torture psychologique, lorsqu’il s’agit de faire céder un « coupable ».

LES REACTIONS DE MONTSERRAT

En digne héros, il fait preuve de courage, prêt à affronter la mort en face : « Puisque vous savez que je ne parlerai pas, qu’attendez-vous pour me faire fusiller ? » Il reconnaît d’ailleurs hautement sa culpabilité : « Je consens à mourir en traître. Je suis un traître dans ce camp, je l’avoue ».

La révolte de Montserrat Mais, parallèlement, il exprime avec force sa résistance, sa révolte, comme le montrent les didascalies : « MONTSERRAT, révolté, hurle« , « hors de lui« , « Il tente de se jeter sur Izquierdo. On le maîtrise« . Ainsi il insulte violemment Izquierdo : « Tu es une bête immonde ! », « Je te hais ! » Mais il dénonce aussi le système déshumanisant qui peut produire des êtres tel Izquierdo, dans une phrase avec une anaphore au rythme ternaire en gradation qui exprime sa propre nature : « parce que je suis un homme. Parce que j’ai des sentiments d’homme ! Que je ne suis pas une machine à tuer, une machine aveugle et cruelle !… » La ponctuation exclamative, les répétitions et les choix lexicaux traduisent son total mépris envers son chef. Son triple refus est nettement martelé : « Je ne peux pas ! Je-ne-peux-pas ! Je ne peux pas ! » Cependant, est-il de force face à Izquierdo ?

A priori, rien ne pourra lui éviter cette cruelle épreuve : de chaque côté, c’est la vie humaine qui est en jeu. Pourtant, la dernière réplique d’Izquierdo, en réplique à Montserrat (« Ah ! ce n’est pas cela ! S’il ne s’agissait que de mon honneur ! ») redonne à Montserrat une forme de pouvoir puisque la scène se clôt sur une interrogation : « Quoi, alors ? » En fait, Izquierdo n’a pas vraiment perçu l’enjeu de la révolte de Montserrat. Il n’y voit que de la faiblesse envers « des hommes et des femmes qu’[il] aime[...] plus que [s]on drapeau ». Pour lui, les termes du dilemme sont simples : « six innocents contre la vie d’un traître et d’un bandit ». Mais Montserrat voit en Bolivar bien plus que cela, le libérateur de tout un peuple. La question se pose donc pour lui dans les mêmes termes que pour Izquierdo : la fin, la liberté des Vénézuéliens, l’arrêt des massacres, justifie-t-elle le sacrifice de six vies ?

CONCLUSION

Qui sort victorieux de ce conflit ? Montserrat est « atterré« , accablé par le cruel dilemme qui lui est imposé : dans son choix, de chaque côté, il y a la dignité et le prix de la vie humaine. Une vie vaut-elle plus qu’une autre ? Mais c’est dans son camp que se rangera le public.
50 otages fusillés  Ce public, en 1948, ne peut pas ne pas penser, face à ce chantage, aux faits historiques récents. La Gestapo ne reculait ni devant les tortures physiques ni devant les tortures psychologiques pour faire parler les Résistants. Et les nazis avaient l’habitude de prendre « au hasard » des otages pour obtenir la reddition des Résistants lorsqu’un des leurs avait été tué : rappelons les 50 fusillés de Chateaubriant…

 

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