Acte IV, 11 : La mort du duc
C’est en 1830 que le drame romantique s’impose, après la célèbre « bataille » provoquées par la pièce de V. Hugo, Hernani. Alfred de Musset ( cf. une biographie assez complète sur le site : http://www.alalettre.com/musset-bio.php ), lui, après l’échec de sa première pièce décide de ne plus se tourner vers la scène et de regrouper ses oeuvres sous le titre Un Spectacle dans un fauteuil. Mais Lorenzaccio, publié en 1834, n’en reste pas moins représentative du « drame romantique », à la fois par la liberté prise avec les règles du théâtre classique, par la personnalité de son héros, et par une inspiration qui plonge dans l’Histoire des temps modernes.
Ici Musset s’inspire, en effet, d’une oeuvre de George Sand, Une Conspiration en 1537, dont elle-même avait emprunté l’intrigue à la Storia florentina de Varchi, chronique de la vie de Florence sous la Renaissance. Mais Musset a modifié la fin de l’histoire : dans la réalité, Lorenzo s’enfuit et reste en vie encore quelques années, alors que le héros de la pièce se laisse tuer, désespéré de voir que son assassinat n’aura pas libéré Florence.
Cette scène ( Lorenzaccio, IV, 11, « La mort du duc » ) pourrait constituer un dénouement, puisque le meurtre du Duc est l’objectif de Lorenzo, affirmé depuis le début de la pièce, celui d’être « un nouveau Brutus ». Pour ce faire, il en est devenu le compagnon, partageant ses débauches pour supprimer toute méfiance, jusqu’à organiser ce rendez-vous galant avec sa propre tante, Catherine, à laquelle le duc s’intéresse mais qui le repousse. Cependant il s’agit d’un piège, pour l’attirer dans la chambre où il a soigneusement préparé l’assassinat en s’entraînant avec un maître d’armes, Scoronconcolo. Comment cette scène représente-t-elle le tyran et le pouvoir qu’il exerce ?
L’IMAGE DU TYRAN
On retrouve ici l’image traditionnelle du tyran, homme de pouvoir dont la toute-puissance suscite la peur comme l’exprime Scoronconcolo quand il découvre le meurtre, avec ses exclamations : « Ah ! mon Dieu ! c’est le duc de Florence ! ». Il lui donne son titre officiel, et révèle sa peur : « nous en avons trop fait », « Pourvu que les voisins n’aient rien entendu ! », « Quant à moi, je prendrai les devants ».
Mais l’accent est surtout mis sur le cynisme d’un débauché, qui exprime ouvertement son mépris pour les femmes, dont il n’attend que la satisfaction de son plaisir sexuel. Déjà on notera que la scène se déroule dans la « chambre » dans laquelle il attend son rendez-vous galant. De plus, par ses remarques méprisantes envers celle qu’il nomme péjorativement « la Catherine », il montre clairement son seul intérêt : il décide de se « mettre au lit » afin de n’être pas obligé de faire la conversation ! Ses commentaires sont tout aussi méprisants, dans son monologue, sur la galanterie, qu’il juge tout juste bonne pour « un Français » - touche humoristique de Musset ! – et qui lui paraît une perte de temps, inutile puisque la femme est déjà prête à dire « oui ».
Il place donc au centre de son existence le refus de toute contrainte quand il s’agit de satisfaire un plaisir : « ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode ». L’allusion à « l’infante d’Espagne » ne fait que renforcer sa grossièreté. Enfin son matérialisme est nettement affiché, avec la comparaison totalement irrespectueuse envers l’Eglise : « j’ai soupé comme trois moines ».
=== Il s’affirme comme un personnage odieux et méprisable, un tyran mais dépourvu de toute dignité.
Sa relation avec Lorenzo est, à la base, une relation hiérarchique : Lorenzo, cousin du duc, le vouvoie et le nomme « Seigneur », alors que le duc le tutoie. Il le nomme familièrement « Renzo », et même « mignon », qualificatif des favoris du roi Henri III, chargé d’une connotation homosexuelle. Le peuple de Florence n’attribue-t-il pas avec mépris au héros d’autres surnoms péjoratifs, tels « Lorenzina » ou « Lorenzetta » ? En fait, Lorenzo est au service des plaisirs du duc, puisque c’est lui qui les lui fournit : « Va donc cherche ta tante », lui ordonne Alexandre. Il est donc en position d’adjuvant, mais, face à lui, le duc conserve un reste de la méfiance propre au tyran, comme le prouvent ses deux questions, à propos de l’épée et des « chevaux de poste », et la justification proposée par Lorenzo pour le rassurer : « il est bon d’avoir toujours une arme sous la main ». Cependant, ce sont la familiarité et la confiance qui dominent. Il vient à ce rendez-vous sans protection officielle, et « ôte son épée » dès son entrée dans la chambre.
Sa question au moment du meurtre révèle donc son incompréhension : comment cet adjuvant a-t-il pu se transformer en opposant ?
=== Le tyran présente donc une double personnalité. D’une part, il a conscience du risque qu’il court, et qui l’oblige à une méfiance permanente. D’autre part, dans son désir de satisfaire tous ses désirs, il dispose d’un pouvoir sans limites qui l’aveugle.
LE MEURTRE
Le rôle de Scoronconcolo montre bien que le meurtre a été soigneusement préparé : le « tapage » rappelé à la fin prouve leur entraînement. Cependant, le maître d’armes n’a pas été associé entièrement à ce meurtre, puisqu’il ignore qu’il s’agissait de tuer le « duc de Florence » : le risque d’une trahison était trop grand ! Cela renvoie donc le héros à une complète solitude : il ne s’agit pas d’un complot politique pour Musset, mais d’abord d’un acte individuel.
De même Lorenzo a préparé sa fuite : « les chevaux de poste » l’attendent, et il fournit immédiatement un alibi pour répondre à la question du duc, donc avait sans doute prévu la question. Enfin, chacun de ses gestes est calculé, comme celui décrit dans la didascalie (« Il entortille le baudrier de manière à empêcher l’épée de sortir du fourreau. »), et justifié aux yeux du duc, même si, pour le public, son discours prend un double sens : « il est bon d’avoir toujours une arme sous la main ». Son seul « complice » est donc bien ce public, associé à l’action.
Cette scène nous emmène loin de la tragédie classique. Plus d’unité de lieu ni de temps ici, puisque la didascalie initiale précise que nous sommes dans « la chambre de Lorenzo » et qu’il est évident qu’il a fallu plus de 24 heures pour en arriver à ce meurtre. De plus la scène n’est plus délimitée par les entrées et sorties des personnages : un bref monologue du duc vient la couper. Enfin la règle des bienséances externes interdisait au XVII° siècle la représentation de la violence sur scène, notamment de la mort. Or comment est représenté le meurtre du duc ? On observe un contraste entre sa rapidité et sa violence. Il semble, en effet, vraiment facile, réalisé en très peu de répliques, ce qui lui donne une réelle sobriété : deux questions encadrent la mention du geste « Il le frappe », à deux reprises. Mais il n’en reste pas moins violent, ce qui est doublement suggérée, d’une part par la peur de Scoronconcolo (« Pourvu que les voisins n’aient rien entendu ! ») qui évoque le bruit de la scène, d’autre part par la morsure, cette « bague sanglante », qui implique que le duc a dû lutter avant de mourir.
== Le drame romantique s’est donc libéré des règles, pour donner plus de force à la représentation scénique. Mais n’oublions pas que les pièces de Musset n’ont pas été écrites pour être représentées mais pour former « un spectacle dans un fauteuil ».
Enfin, les réactions de Lorenzo donnent à ce meurtre un sens symbolique, que traduit déjà son affirmation au moment où il l’accomplit : « N’en doutez pas, seigneur ». Cette réplique prouve sa volonté d’affirmer son identité de meurtrier. Elle est, en effet, la justification de toutes ses débauches en compagnie du duc. La métaphore de la morsure en « bague sanglante », « inestimable diamant », l’assimile à une bague de fiançailles, voire de noces (« je garderai jusqu’à la mort »), elle représente donc la valeur de ce meurtre : Lorenzo s’unit à lui-même, il retrouve sa véritable nature, en se libérant du rôle de débauché qu’il avait dû adopter.
Cette redécouverte de soi-même explique la place qu’occupe, à la fin du texte, le registre lyrique, expression des sentiments personnels, avec l’adresse à soi même (« Respire, respire, cœur navré de joie ») qui transforme ces répliques en un véritable monologue, particulièrement exalté avec les exclamations qui se multiplient sur un rythme binaire. Lorenzo plonge en lui-même, sans plus entendre les remarques concrètes et pragmatiques de Scoronconcolo. Ce dernier, d’ailleurs, note cet isolement du héros, qui le rend comme étranger à ce qui l’entoure : « Son âme se dilate singulièrement ».
Les répliques traduisent une émotion violente et contrastée, que restitue l’oxymore, « cœur navré de joie », qui associe l’idée d’une douleur, telle une blessure (« navré ») à la « joie ». Il est, en effet, devenu meurtrier, mais par un acte qui donne sens à sa vie. Il vit alors une sorte de renaissance, illustrée par le rôle joué par la nature à la fin du texte. La didascalie « s’asseyant à la fenêtre » montre que ce meurtre dépasse le cadre étroit de la chambre, il s’ouvre sur l’univers entier, créant une sorte de printemps fictif : le début du texte mentionnait le « froid », à présent « le vent du soir est doux et embaumé », et, même si l’on est « la nuit », « les fleurs des prairies s’entrouvrent »… Cependant, au moment même où s’affirme cette renaissance, en un acte d’action de grâce adressée au « Dieu de bonté ! » qui l’a permise, les termes choisis connotent la mort : « ô éternel repos ! » rappelle la mention sur les tombes.
=== Le public est conduit à s’interroger : le meurtre apportera-t-il vraiment à Lorenzo la libération qu’il en espère ?
CONCLUSION
La liberté du drame romantique permet de donner à l’image du tyran une dimension plus violente, puisqu’il peut transformer ce qui restait langage dans la tragédie classique (le dilemme de Cinna évoquant les menaces qui pèsent sur lui et la haine des Romains, les imprécations d’Agrippine prédisant le sombre avenir de Néron) en action représentée : le meurtre du tyran sur le lieu même de ses débauches. Mais ici, romantisme oblige, ce meurtre est un acte solitaire, et non pas un complot politique : il apparaît comme le couronnement d’une vie, dont lui seul peut justifier toutes les fautes. Cela explique la place prise par le registre lyrique.
En cela, cette scène ne constitue pas un dénouement, car le public s’interroge sur le sort réservé au héros, en raison même de cette solitude. Son meurtre aura-t-il le pouvoir de libérer Florence ? Lui-même pourra-t-il reprendre le cours d’une vie ordinaire ? La scène ouvre donc un horizon d’attente.
« Nouveau venu, qui cherches Rome… »
Au XVI° siècle, sous la Renaissance, les écrivains humanistes, dans leur désir de retrouver les sources antiques de l’art et de la littérature, découvrent l’Italie. Ce sonnet en décasyllabes de Du Bellay en porte témoignage.
Orphelin tout jeune, et de santé fragile, Du Bellay s’est intéressé très tôt à l’art et à la littérature. Grâce à un de ses oncles, il commence des études de Droit à Poitiers. Il y rencontre alors Ronsard, qui l’incite à entrer au collège de Coqueret, à Paris, pour suivre des études humanistes. Il se lie d’amitié avec ceux avec lesquels il fondera la Pléiade, ardents défenseurs de l’usage de la langue française, comme on peut le constater dans Défense et Illustration de la langue française, véritable manifeste publié en 1549. Puis vient un premier recueil poétique, L’Olive.
Alors que ses troubles de santé s’aggravent – il est atteint d’une surdité précoce – son oncle cardinal se voit chargé d’une mission auprès du pape à Rome, et lui propose de l’accompagner en tant que secrétaire. Du Bellay part en 1553, plein d’enthousiasme… Durant ses quatre années à Rome, Du Bellay compose de nombreux poèmes, réunis dans le recueil des Antiquités de Rome, paru en 1558, dont « Nouveau venu qui cherches… ». Joachim du Bellay, « Nouveau venu, qui cherches… »
Quels sentiments ce sonnet exprime-t-il devant la découverte de Rome ?
DE LA ROME ANTIQUE A LA ROME CONTEMPORAINE
Tout le sonnet est fondé sur des jeux d‘opposition entre deux « Rome », celle d’autrefois et celle du XVI° siècle.
Dans le 1er quatrain, les vers 1 et 2 sont construits sur un chiasme : les deux verbes « cherches » et « aperçois » encadrent l’opposition, bâtie en symétrie entre la Rome actuelle, « en Rome », le lieu réellement visité, et la « Rome » antique, sur laquelle s’ouvre le poème. Mais le dernier « Rome », au vers 4, avec l’écho sonore avec « nomme », réduit cette réalité : elle n’est plus qu’une appellation vide de sens.
Dans les tercets, on retrouve cette opposition, mais inversée, puisqu’est placée en tête, aux vers 9 et 10, la « Rome » contemporaine. Mais ici encore l’image en est réduite par la récurrence lexicale : « le seul monument », au sens de trace dans la mémoire, « seulement », et « Le Tibre seul ». L’enjambement du vers 12 termine sur un échec cette recherche de la « Rome » antique, entreprise au vers 1, puisque la seule survivance relève d’une permanence géographique, « le Tibre ».
Très peu de vestiges du passé sont nommés, mais tous, architecturaux, sont accompagnés de l’adjectif « vieux ».
Cependant, ils représentent bien l’image traditionnelle de Rome, et d’abord la grandeur de l’Empire romain, avec les « palais », des empereurs, les victoires de ceux qui ont conquis le monde, avec les « arcs » érigés lors des triomphes, et la résistance de la ville, fortifiée depuis le temps de sa fondation : ses « murs ». Cette image de puissance est mise en valeur par le contre-rejet du vers 5, « et comme », qui place en tête du vers 6 le démonstratif « Celle », amplifié par le [ e muet] prononcé.
=== Ce sonnet permet de mesurer quelles étaient les attentes de Du Bellay, en digne humaniste du XVI° siècle. lorsqu’il se rendit à Rome.
LES SENTIMENTS DE DU BELLAY
Le poème se présente comme une apostrophe adressée par le locuteur à un « nouveau venu » dans la ville, qu’il tutoie familièrement. Il peut s’agir du lecteur cultivé auquel s’adresse le poète, mais surtout on peut y voir de Du Bellay, l’écrivain, s’adressant à l’autre partie de lui-même, l’humaniste venu « cherche[r] Rome », y retrouver sa grandeur perceptible à travers son art, et sa littérature surtout.
Or le poète s’emploie à montrer à quel point le rêve humaniste est une illusion, dès le vers 2 avec la négation antéposée : « rien ». De plus cette réalité décevante est placée au centre des rimes embrassées du quatrain. Comme pour mieux détruire l’illusion humaniste, le verbe « vois » est repris à l’impératif en tête du second quatrain : il attire l’attention sur l’exclamation antithétique : dans la première partie du décasyllabe, il y a l’ »orgueil » du passé, qui s’oppose au présent, la « ruine », soulignée par la diérèse. De même, avec la récurrence lexicale, vont s’opposer la puissance romaine antique « dompter tout », et ce qui apparaît comme son échec présent : « se dompta », telle une ville mise en esclavage.
=== On sent bien toute la déception de l’humaniste qui, venu pour se baigner dans la grandeur de Rome, ne trouve que le fantôme de la ville qu’il avait imaginée.
Ainsi, dès la fin du 2nd quatrain, Du Bellay entreprend une réflexion philosophique amère sur le temps qui efface toute gloire, à la fois souvenir de La Bible (« tout n’est que vanité »), et écho du mouvement baroque naissant : ce courant s’attache à l’idée que tout, dans le monde, n’est qu’éphémère, transistoire, comme dans l’exclamation finale de Du Bellay : « Ô mondaine inconstance ! » Ainsi Rome n’a pas échappé à cette destruction : elle « devint proie au temps, qui tout consomme », en quelque sorte asservie.
Dans les tercets, le thème est développé à partir de l’image posée par les philosophes atomistes de la Grèce antique, celle du fleuve symbole du temps : « Panta reï », déclarait Démocrite (« Tout coule »), « il s’enfuit » reprend Du Bellay. Mais il inverse le sens de l’image, paradoxe exprimé dans la chute du sonnet. Dans l’antiquité, en effet, le fleuve représentait le temps, s’écoulant comme lui ; ici, au contraire, le fleuve représente la seule stabilité, image mise en valeur par le chiasme marqué par la rime intérieure à la césure : « Ce qui est ferme, est par le temps détruit, », avec l’élision sur la virgule qui illustre cette fragilité, « Et ce qui fuit, au temps fait résistance« , la conjonction « et » signifiant l’opposition. On notera le renforcement du paradoxe par les rimes croisées qui opposent, dans la seule rime riche du sonnet, l’ »inconstance » de ce que l’homme a bâti, à la « résistance » du fleuve.
CONCLUSION
La Renaissance, et très particulièrement l’oeuvre des poètes de la Pléiade, est fondée sur un véritable mythe du monde antique : Rome y apparaît à la fois dans toute la puissance d’un Empire, et comme la capitale des arts et des lettres. Ce sonnet de Du Bellay est donc une démythification de cette image : les temps modernes ont posé leur empreinte sur la ville, où l’antiquité ne subsiste qu’à titre de « monument », c’est-à-dire de vestige dans la mémoire.
Le voyage est ici vécu comme un échec, d’où la profonde désillusion qui imprègne le poème. On notera la différence avec Pausanias dans la Périégèse (cf. corpus) : tous deux constatent l’action du temps, mais l’homme du II° siècle en tire la nécessité de transmettre ce patrimoine menacé, tandis que le poète n’y lit qu’une vision désespérée. (Cf. Les Regrets, « Heureux qui comme Ulysse… »)