« Nouveau venu, qui cherches Rome… »
Au XVI° siècle, sous la Renaissance, les écrivains humanistes, dans leur désir de retrouver les sources antiques de l’art et de la littérature, découvrent l’Italie. Ce sonnet en décasyllabes de Du Bellay en porte témoignage.
Orphelin tout jeune, et de santé fragile, Du Bellay s’est intéressé très tôt à l’art et à la littérature. Grâce à un de ses oncles, il commence des études de Droit à Poitiers. Il y rencontre alors Ronsard, qui l’incite à entrer au collège de Coqueret, à Paris, pour suivre des études humanistes. Il se lie d’amitié avec ceux avec lesquels il fondera la Pléiade, ardents défenseurs de l’usage de la langue française, comme on peut le constater dans Défense et Illustration de la langue française, véritable manifeste publié en 1549. Puis vient un premier recueil poétique, L’Olive.
Alors que ses troubles de santé s’aggravent – il est atteint d’une surdité précoce – son oncle cardinal se voit chargé d’une mission auprès du pape à Rome, et lui propose de l’accompagner en tant que secrétaire. Du Bellay part en 1553, plein d’enthousiasme… Durant ses quatre années à Rome, Du Bellay compose de nombreux poèmes, réunis dans le recueil des Antiquités de Rome, paru en 1558, dont « Nouveau venu qui cherches… ». Joachim du Bellay, « Nouveau venu, qui cherches… »
Quels sentiments ce sonnet exprime-t-il devant la découverte de Rome ?
DE LA ROME ANTIQUE A LA ROME CONTEMPORAINE
Tout le sonnet est fondé sur des jeux d‘opposition entre deux « Rome », celle d’autrefois et celle du XVI° siècle.
Dans le 1er quatrain, les vers 1 et 2 sont construits sur un chiasme : les deux verbes « cherches » et « aperçois » encadrent l’opposition, bâtie en symétrie entre la Rome actuelle, « en Rome », le lieu réellement visité, et la « Rome » antique, sur laquelle s’ouvre le poème. Mais le dernier « Rome », au vers 4, avec l’écho sonore avec « nomme », réduit cette réalité : elle n’est plus qu’une appellation vide de sens.
Dans les tercets, on retrouve cette opposition, mais inversée, puisqu’est placée en tête, aux vers 9 et 10, la « Rome » contemporaine. Mais ici encore l’image en est réduite par la récurrence lexicale : « le seul monument », au sens de trace dans la mémoire, « seulement », et « Le Tibre seul ». L’enjambement du vers 12 termine sur un échec cette recherche de la « Rome » antique, entreprise au vers 1, puisque la seule survivance relève d’une permanence géographique, « le Tibre ».
Très peu de vestiges du passé sont nommés, mais tous, architecturaux, sont accompagnés de l’adjectif « vieux ».
Cependant, ils représentent bien l’image traditionnelle de Rome, et d’abord la grandeur de l’Empire romain, avec les « palais », des empereurs, les victoires de ceux qui ont conquis le monde, avec les « arcs » érigés lors des triomphes, et la résistance de la ville, fortifiée depuis le temps de sa fondation : ses « murs ». Cette image de puissance est mise en valeur par le contre-rejet du vers 5, « et comme », qui place en tête du vers 6 le démonstratif « Celle », amplifié par le [ e muet] prononcé.
=== Ce sonnet permet de mesurer quelles étaient les attentes de Du Bellay, en digne humaniste du XVI° siècle. lorsqu’il se rendit à Rome.
LES SENTIMENTS DE DU BELLAY
Le poème se présente comme une apostrophe adressée par le locuteur à un « nouveau venu » dans la ville, qu’il tutoie familièrement. Il peut s’agir du lecteur cultivé auquel s’adresse le poète, mais surtout on peut y voir de Du Bellay, l’écrivain, s’adressant à l’autre partie de lui-même, l’humaniste venu « cherche[r] Rome », y retrouver sa grandeur perceptible à travers son art, et sa littérature surtout.
Or le poète s’emploie à montrer à quel point le rêve humaniste est une illusion, dès le vers 2 avec la négation antéposée : « rien ». De plus cette réalité décevante est placée au centre des rimes embrassées du quatrain. Comme pour mieux détruire l’illusion humaniste, le verbe « vois » est repris à l’impératif en tête du second quatrain : il attire l’attention sur l’exclamation antithétique : dans la première partie du décasyllabe, il y a l’ »orgueil » du passé, qui s’oppose au présent, la « ruine », soulignée par la diérèse. De même, avec la récurrence lexicale, vont s’opposer la puissance romaine antique « dompter tout », et ce qui apparaît comme son échec présent : « se dompta », telle une ville mise en esclavage.
=== On sent bien toute la déception de l’humaniste qui, venu pour se baigner dans la grandeur de Rome, ne trouve que le fantôme de la ville qu’il avait imaginée.
Ainsi, dès la fin du 2nd quatrain, Du Bellay entreprend une réflexion philosophique amère sur le temps qui efface toute gloire, à la fois souvenir de La Bible (« tout n’est que vanité »), et écho du mouvement baroque naissant : ce courant s’attache à l’idée que tout, dans le monde, n’est qu’éphémère, transistoire, comme dans l’exclamation finale de Du Bellay : « Ô mondaine inconstance ! » Ainsi Rome n’a pas échappé à cette destruction : elle « devint proie au temps, qui tout consomme », en quelque sorte asservie.
Dans les tercets, le thème est développé à partir de l’image posée par les philosophes atomistes de la Grèce antique, celle du fleuve symbole du temps : « Panta reï », déclarait Démocrite (« Tout coule »), « il s’enfuit » reprend Du Bellay. Mais il inverse le sens de l’image, paradoxe exprimé dans la chute du sonnet. Dans l’antiquité, en effet, le fleuve représentait le temps, s’écoulant comme lui ; ici, au contraire, le fleuve représente la seule stabilité, image mise en valeur par le chiasme marqué par la rime intérieure à la césure : « Ce qui est ferme, est par le temps détruit, », avec l’élision sur la virgule qui illustre cette fragilité, « Et ce qui fuit, au temps fait résistance« , la conjonction « et » signifiant l’opposition. On notera le renforcement du paradoxe par les rimes croisées qui opposent, dans la seule rime riche du sonnet, l’ »inconstance » de ce que l’homme a bâti, à la « résistance » du fleuve.
CONCLUSION
La Renaissance, et très particulièrement l’oeuvre des poètes de la Pléiade, est fondée sur un véritable mythe du monde antique : Rome y apparaît à la fois dans toute la puissance d’un Empire, et comme la capitale des arts et des lettres. Ce sonnet de Du Bellay est donc une démythification de cette image : les temps modernes ont posé leur empreinte sur la ville, où l’antiquité ne subsiste qu’à titre de « monument », c’est-à-dire de vestige dans la mémoire.
Le voyage est ici vécu comme un échec, d’où la profonde désillusion qui imprègne le poème. On notera la différence avec Pausanias dans la Périégèse (cf. corpus) : tous deux constatent l’action du temps, mais l’homme du II° siècle en tire la nécessité de transmettre ce patrimoine menacé, tandis que le poète n’y lit qu’une vision désespérée. (Cf. Les Regrets, « Heureux qui comme Ulysse… »)