L’épilogue
de « Lorsque l’office fut terminé, »… à la fin
Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.
La rencontre de son ancien camarade, Forestier, présentée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Présenté à M. Walter, le directeur de la Vie française, il entreprend sa carrière avec l’aide de Madeleine Forestien, qu’il épouse à la mort de Forestier. Parallèlement, il poursuit une liaison avec Mme. de Marelle.
Par son mariage sa richesse ne fait que s’accroître et lui permet de s’acheter un titre de baron, après avoir scindé son nom en Du Roy. Une autre liaison avec Mme. Walter lui permet de progresser encore, grâce à une fructueuse opération boursière. Mais il veut encore plus…, Suzanne, la fille de Walter.
L’adultère de Madeleine, qu’il prend en flagrant délit, lui offre le moyen de divorcer, et il séduit la jeune fille en plaçant les parents devant un enlèvement qui la compromet. Rien n’empêchera donc ce mariage, pas même la violente colère de Mme. Marelle, avce laquelle la rupture est violente.
Cet extrait constitue l’épilogue du roman, un peu à la façon d’un dénouement de théâtre puisque le Tout Paris se retrouve à l’église de la Madeleine pour assister à ce riche mariage.
Pour conclure sur la problématique choisie pour la lecture de ce roman, en le rattachant au « roman d’apprentissage », quel triomphe Maupassant dépeint-il, pour quel héros ? Car celui-ci est, à présent, le baron Georges Du Roy de Cantel, nom qu’il s’est forgé à partir de la terre de Canteleu, proche de son village natal. Mais »Bel-Ami » a-t-il, pour autant, disparu ? .
GEORGES DU ROY DE CANTEL, BARON
En choisissant le prénom et le nom de son héros, Maupassant lui offrait déjà la possibilité d’un destin exceptionnel : son prénom n’est-il pas celui de plusieurs rois anglais ? Son nom pouvait aussi facilement se scinder pour faire apparaître une sorte de particule.
Cet extrait se fonde sur la similitude avec le sacre d’un roi : « Georges [...] se croyait un roi qu’un peuple venait acclamer ». Déjà le lieu, « la sacristie », évoque étymologiquement le sacre royal, même s’il n’est ici que le lieu où vont se dérouler les félicitations d’usage, « l’interminable défilé des assistants ». Cela accorde au héros une supériorité face à un « peuple » qui semble représenter ses sujets, pour ne pas dire sa Cour puisque les gens « se poussaient » pour avoir ce privilège de s’approcher de lui. Inférieurs à lui, ils forment une masse indifférenciée, mais dont la comparaison souligne l’importance : « La foule coulait devant lui comme un fleuve ». Son comportement devient alors celui du monarque tout puissant, qui n’accorde guère d’importance à ses sujets, tous confondus dans les pluriels de saluts mécaniques et de discours stéréotypés : « Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait… »
Parallèlement sa sortie de l’église suggère une autre image, celle d’un général romain victorieux qui défile le jour de son triomphe, « entre deux haies de spectateurs ». N’oublions pas que, dans ce « struggle for life » qu’est l’existence, Georges vient d’atteindre le but qu’il s’était fixé, parvenir au sommet : ne disait il pas que « la victoire appartient aux audacieux » lors de sa promenade avec Madeleine alors qu’il dépassait l’Arc de triomphe ? La victoire dans la guerre entreprise pour conquérir la forteresse de Paris, qui n’était alors que symbolique, devient, dans l’épilogue, réalité. Il adopte ainsi une allure solennelle, dans une phrase dont le rythme reproduit la démarche avec l’imparfait pour accentuer la durée de ce défilé : « Il allait lentement, d’un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte ». Cette marche devient d’ailleurs symbolique, telle une apothéose qui le fait passer de l’ombre de l’église – de ses origines obscures – à la lumière ; de plus, il se positionne en hauteur par rapport à l’assistance, « sur le seuil » du « haut perron » de l’église de La Madeleine. Lui, « ses yeux éblouis par l’éclatant soleil », comme auréolé de lumière, découvre à ses pieds « la foule amassée », terme répété et précisé, « une foule noire, bruissante », qui s’élargit encore en devenant ensuite « le peuple de Paris ».
=== Ce peuple lui réserve un véritable triomphe, Maupassant ne mentionnant que de l’admiration : « acclamer », « le contemplait et l’enviait ». Aucun blâme donc, aucune réserve lors de ce triomphe ! La réussite sociale et matérielle semble avoir effacé tous les actes pervers, et justifie toutes les bassesses. Tel est le regard pessimiste que Maupassant jette sur la société de son temps, qui permet le triomphe d’individus sans scrupules, sans songer à le mettre en cause, bien au contraire, chacun rêvant d’imiter cette ascension.
LA PERMANENCE DE « BEL-AMI »
Pourtant, au fil du récit de ce triomphe, Maupassant s’emploie à nous montrer que « Bel-Ami » est toujours présent.
On reconnaît, en effet, le peu d’importance accordée à l’amour : « Toutes les femmes sont des filles », déclarait-il, « il faut s’en servir et ne leur rien donner de soi ». N’est-ce pas toujours le cas dans sa relation avec Suzanne ? Fille du riche banquier Walter, directeur de La Vie française, et tout puissant dans les milieux politiques, n’a-t-elle pas été uniquement le moyen de poursuivre son ascension sociale ?
Dans cet épilogue, elle est certes mentionnée, à deux reprises, « donnant le bras à sa femme », « Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l’église », mais Suzanne se trouve aussitôt effacée puisque le récit se focalise sur les sensations et les sentiments de Georges. Pire encore, elle semble ne plus exister lors de la rencontre avec Mme. de Marelle qui occupe une place importante dans cet épilogue ! Tout laisse présager qu’elle ne sera qu’un accessoire dans l’existence d’un « Bel-Ami » qui ne renoncera pas à son rôle de séducteur. De toute façon, tout l’extrait reste centré sur lui, sur ses sensations, une sorte de vertige devant tant de gloire : il est « affolé de joie », en proie à un « immense bonheur ». Mais Suzanne n’est jamais associée à ce bonheur : « Il ne pensait qu’à lui » ferme un paragraphe, idée reprise dans le paragraphe suivant : « une foule [...] venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy ». La mention de son nouveau nom, sur lequel se clôt le paragraphe permet de comprendre à quel point le héros jouit de cette journée, oubliant totalement celle à qui il la doit.
C’est Mme. de Marelle, la maîtresse de Georges avec laquelle il a rompu en la rouant de coups, qui occupe le centre de l’extrait. Maupassant effectue un gros plan sur elle, à travers trois étapes chronologiques.
Lorsque Georges « aperçut Mme. de Marelle », c’est le passé qui est remémoré, en une longue phrase énumérative, avec un rythme binaire qui met en évidence leur complicité sexuelle : « le souvenir de tous les baisers qu’il lui avait donnés, qu’elle lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres ». Dans cette évocation, ce sont bien les sensations qui priment, façon de rappeler que l’homme est d’abord un animal et donc que l’amour est d’abord une pulsion naturelle : sa vue « lui fit passer dans le sang un désir brusque de la reprendre ». Maupassant n’a jamais voulu être considéré comme un naturaliste, il en adopte pourtant le point de vue.
De même, leur rencontre présente met l’accent sur la dimension physique. Le portrait de Mme. de Marelle, en focalisation interne, met en évidence ce qui séduit Georges en elle : « Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs ». Le discours intérieur, rapporté directement ce qui le met en valeur, va dans le même sens : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. » Comment comprendre cette restriction ? Fait-il allusion à la dispute qui les a séparés, avec alors une forme de regret ? Ou bien, faut-il l’interpréter en relation avec son mariage, obstacle sur le plan de la morale, avec l’adjectif « charmante » pour justifier, en quelque sorte, l’adultère ? En fait, cette rencontre constitue une autre forme de victoire pour Bel-Ami, car Clotilde de Marelle, humiliée et frappée lors de leur dernière rencontre, avait toutes les raisons de ne pas assister à ce mariage. Or, non seulement elle y vient, mais elle se présente à lui « un peu timide, un peu inquiète », en femme par avance soumise.
Tout va alors se jouer sur une « pression » de la main, qui laisse présager l’avenir. Qui a fait le premier geste ? Georges qui « reçut [sa main] dans la sienne et la garda », acceptant ainsi cette soumission ? Ou plutôt elle, si l’on en croit la précision de Maupassant qui généralise ainsi la faiblesse propre au tempérament féminin : « il sentit l’appel discret de ces doigts de femme, la douce pression qui qui pardonne et reprend ». Ainsi cette poignée de main remet en place leur complicité, à l’insu totale de l’épouse, Maupassant interprétant la scène : « Il la serrait, cette petite main, comme pour dire : ‘Je t’aime toujours, je suis à toi !’ « . Le rythme ternaire dans le récit qui suit, « Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d’amour », complète le message contenu dans la simple et banale formule « A bientôt ». Mais l’échange de ces quelques mots, avec la précision de « sa voix gracieuse » à laquelle fait écho l’adverbe « gaiement » pour la réponse de Du Roy annonce bien un futur rendez-vous, donc un futur adultère…
=== Mais s’agit-il d’ »amour » ? Il est permis d’en douter surtout lorsqu’on découvre les pensées ultimes de Du Roy dans les dernières lignes du roman, qui le ramènent à une vision érotique : « Mme. de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit ». C’est en étant « Bel-Ami » qu’il a effectué son ascension sans scrupules, en profitant du « lit » des femmes, sans scrupules toujours il restera « Bel-Ami », même une fois marié à Suzanne.
Enfin, dernier signe de cette permanence de « Bel-Ami », son arrivisme ne semble en rien atténué par le succès. Cet homme, que Maupassant nous présentait, au début du roman, dans sa dimension animale, à travers ses sensations de faim, de soif, de chaleur, reste cet animal, assez voisin du fauve. Son bonheur se traduit par une sensation que Maupassant détaille : « Il sentait sur sa peau courir de légers frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. » Il semble être parvenu au sommet de ce qu’un homme peut espérer.
Pourtant Maupassant laisse son dénouement ouvert, en mettant en place un horizon d’attente, une autre marche à gravir, celle qui le sépare encore du pouvoir politique : »il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu’il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon ». La conjonction « Et » relie étroitement le lieu présent, le parvis de l’église, et le lieu futur, qui se font face de part et d’autre de la Seine, comme pour signifier que l’arriviste ne s’arrêtera pas dans sa soif de puissance et de richesse.
CONCLUSION
Cet épilogue résume donc bien toute la complexité du roman. D’une part, Georges Duroy ressemble à bien des héros de « romans d’apprentissage », puisqu’il parvient au sommet après une série de péripéties, grâce à l’aide de plusieurs initiateurs, au premier rang desquels les femmes, comme ici au bras de Suzanne Walter. On peut, par exemple, penser à Rastignac, héros du Père Goriot de Balzac. Rappelons ce que lui expliquait Forestier dans le premier chapitre : « Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succès auprès des femmes ? Il faut soigner ça. Ça peut te mener loin. [...] C’est encore par elles qu’on arrive le plus vite. ». Georges n’a-t-il pas été un bon élève, mettant en pratique cette maxime pour réussir ? Ainsi Maupassant nous le montre ici grandi, vivant un véritable triomphe, un sacre royal, une apothéose.
Mais, d’autre part, il se distingue des héros des « romans d’apprentissage » car il porte déjà en lui, dans sa « nature » même de paysan normand, les composantes qui vont lui permettre l’ascension sociale, complétées par son ancien métier de « hussard » qui a achevé de lui enlever tout scrupule. Mû par ses désirs, ses sensations, ses pulsions, dirions-nous aujourd’hui, il lui suffit de trouver le terrain favorable à sa nature de « fauve », et Paris lui offrira ce terrain en stimulant son appétit de richesse et de pouvoir. Plus qu’un héros, Maupassant a donc mis en scène un anti-héros, dont l’initiateur devient la société de la IIIème République.
C’est cette société, en effet, avec ses femmes-courtisanes, sa presse en collusion avec un pouvoir politique corrompu, son avidité de plaisirs, qui permet la réussite d’un tel personnage, et l’approuve d’ailleurs totalement, toutes les valeurs morales semblant avoir disparu au profit d’un seul maître, l’argent.
En voiture dans Paris
de « Puis, peu à peu, »… à « … de plaisir, de bonheur. »
Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.
La rencontre de son ancien camarade, Forestier, présentée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Présenté à M. Walter, le directeur de la Vie française, il fait ses débuts avec une série d’articles sur l’Algérie, qu’il ne réussit à écrire qu’avec l’aide de Madeleine Forestien. Parallèlement, il débute une liaison avec Mme. de Marelle.
Mais la mort de Forestier intervient opportunément : en épousant sa veuve, il progresse au sein du journal, s’enrichit considérablement grâce à un héritage reçu par celle-ci, scinde alors son nom en Du Roy et s’achète un titre de baron. Cependant, il se heurte aux plaisanteries de ses collègues, qui le surnomme plaisamment « Forestier », et devient obsessionnellement jaloux du passé de sa femme.
Cet extrait se situe dans le chapitre II de la seconde partie du roman, au retour d’une promenade en voiture au bois de Boulogne, au cours de laquelle le couple vient de se disputer.
Comment l’image de Paris, en arrière-plan, met-elle en valeur le caractère du héros ? Une analyse de la description des lieux sera donc mise en parallèle avec l’observation du cynisme de Georges Duroy.
L’IMAGE DE PARIS
Deux allégories présentent une image contrastée de la ville, d’abord en une vue générale, puis au moyen d’un gros plan.
Duroy et sa femme reviennent d’une promenade au bois de Boulogne, lieu alors à la mode, ils rentrent donc dans Paris « intra muros », en repassant les « fortifications », restes des anciens remparts, qui se chargent ici d’une valeur symbolique. C’est comme s’ils rentraient dans une citadelle, que Duroy a réussi à conquérir, avec l’appui de Madeleine.
La vision de Paris qui se développe ensuite, au soleil couchant, est assez traditionnelle, mais son symbolisme n’évoque plus le retour d’une promenade romantique, bien au contraire. La couleur s’est dégradée en « clarté rougeâtre », ce qui entraîne une comparaison : « pareille à une lueur de forge démesurée ».
La description rejoint ainsi la mythologie, évoquant Vulcain, Héphaïstos en grec, à l’oeuvre dans sa forge, allégorie complexe, d’abord pour illustrer l’image d’une ville alors en plein développement économique. Mais Vulcain était aussi le dieu qui forgeait les armes des héros antiques, la ville devenant ainsi celle qui « forge » les êtres qui, tel Bel-Ami, veulent en devenir les maîtres. Enfin, la forge de Vulcain se trouve aux Enfers : Paris n’est-elle pas la ville infernale, la ville de tous les vices, qui brûle et corrompt ceux qui viennent y vivre ?
S’ensuit une longue proposition énumérative, coordonnée à celle qui précède par la conjonction « et », et dont le rythme ternaire, scandé par les virgules, paraît reproduire celui du soufflet de la »forge », à partir de la reprise du terme « rumeur ». Cette « rumeur » s’amplifie au fil des adjectifs, « confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents » ; la « forge » n’était-elle pas déjà « démesurée » ? Puis une autre série d’adjectifs, « sourde, proche, lointaine », crée une sorte de vertige, comme si, en raison de l’oxymore qui oppose les deux derniers, l’homme se retrouvait perdu dans cette ville : ses sens ne peuvent plus identifier la source de ces bruits. Cette longue phrase s’achève sur une ultime personnification, qui donne l’impression d’un énorme coeur battant : « une vague et énorme palpitation de vie, le souffle de Paris respirant, dans cette nuit d’été ». La ville devient ainsi un véritable monstre, ce qu’illustre la comparaison à « un colosse », image de la force de cette capitale, mais il est « épuisé de fatigue », comme si l’intense activité de la ville finissait par l’épuiser.
=== Cette première allégorie semble donc expliquer comment, dans une telle ville, un personnage tel que Duroy a trouvé le terrain idéal pour progresser socialement. Elle lui a permis d’affirmer sa puissance, mais au prix d’efforts incessants, et la dispute avec Madeleine qui précède l’extrait représentait bien le résultat de son épuisement.
L’avant-dernier paragraphe du passage constitue une seconde personnification avec un gros plan sur l’Arc de triomphe. Or, ce monument est, à lui seul, un symbole, d’abord de la puissance française : les victoires de Napoléon, la dimension militaire. Puis il illustre le développement de la ville : « la large avenue » évoque les travaux d’Haussmann dans ces quartiers élégants et mondains de la rive droite, avec son luxe, symbole de la nouvelle richesse dans laquelle s’inscrit le héros, à présent « Du Roy« .
Ce monument forme donc une porte, la phrase marquant l’entrée dans un lieu de prestige et de luxe, où le seul objectif est la puissance, telle celle d’une « sorte de géant ». Mais la personnification dévalorise cette image, en en accentuant la laideur : « ses deux jambes monstrueuses« , « sorte de géant informe« . Ainsi le monument devient symbolique de Du Roy, l’arriviste sans scrupules »en marche », vers toutes les possibilités offertes à l’ambitieux.
=== Maupassant retrouve donc, dans ce passage, les conceptions réalistes du XIX° siècle, en particulier l’idée que le milieu est déterminant pour façonner la personnalité de l’homme, qu’il y a donc une interaction entre les personnages et les lieux dans lesquels ils vivent.
LE CYNISME DU HEROS
Cela conduit tout naturellement à analyser le cynisme du héros, avec ses composantes, la façon dont il rejette les sentiments pour se fixer des règles de vie.
Le texte débute en un moment où le héros éprouve des sentiments violents envers Madeleine,(« jalousie« , « haine« ), qui provoquent une « souffrance » : « L’amertume de son cœur lui montait aux lèvres en paroles de mépris et de dégoût« . Mais la laisser s’exprimer serait se démarquer d’une société où triomphent l’immoralité et le matérialisme : ce serait une forme de faiblesse. Donc il choisit une attitude quasi stoïcienne : « se roidissant contre sa souffrance« , « il ne les laissa point s’épandre« . Le monologue intérieur reprend la même idée, mais dans un langage familier : « Je serais bien bête de me faire de la bile« .
Cela entraîne forcément le rejet de l’amour, qui se charge d’une image fortement péjorative, d’une part de la femme, d’autre part du couple. La femme n’est plus qu’un corps, donc un objet, « Toutes les femmes sont des filles« , c’est-à-dire qu’on les achète comme des prostituées. Quant au couple, il ne vaut guère mieux dans la généralisation à la fin de l’extrait, car, en guise d’amour, il n’existe que le désir sexuel : « au logis, au lit désiré« . L’homme est, en effet, pour Maupassant, d’abord un animal, avec des instincts. Le « couple éternel » n’est, dans ces conditions, qu’une illusion de couple : « enlacé« , « silencieux« , leur amour n’est que factice, car il n’y a pas de réelle communication. Chacun reste refermé sur lui-même. Ce couple est, en fait, en harmonie avec ce monde parisien, fait de facilité : « joie, plaisir, bonheur« , en gradation. Mais ces termes sont introduits par l’adjectif « grise » : il ne s’agit donc que d’une ivresse, de sentiments faux, artificiels.
=== Le pessimisme de Maupassant ressort pleinement dans cet extrait.
Il est donc logique que le héros, pour réussir, se fixe des règles en harmonie avec le fonctionnement de sa société. Ainsi le monologue intérieur rapporté au discours direct, présente, à partir de constats, une sorte de catalogue de maximes, à travers la récurrence de l’ordre, « il faut » ; de plus la brièveté des phrases donne au présent sa valeur de vérité générale.
La première règle repose sur la notion de force, en relation avec les théories évolutionnistes de Darwin et le « struggle for life » : « Le monde est aux forts. Il faut être fort« , « La victoire est aux audacieux« . La vie est donc représentée comme un combat, une sorte de guerre où celui qui triomphe est celui qui se place « au-dessus de tout », c’est-à-dire des sentiments et des règles traditionnelles.
Ce triomphe de l’individualisme est parallèle au mépris d’autrui : « Chacun pour soi » est mis en relief dans la phrase elliptique, et la récurrence du terme « égoïsme » marque la seule base de toute réaction humaine, comme le traduit l’emploi de la négation restrictive « ne…que« . On note une opposition entre « l’ambition et la fortune« , les valeurs du matérialisme, l’argent, la réussite sociale, et « les femmes et l’amour« , les valeurs du cœur, déniées.
À cela s’ajoute une forme d’utilitarisme, le plus fort met les autres à son service, et ce cynisme s’exprime avec violence : « il faut s’en servir« . Les sentiments sont, bien, dans cette logique, totalement niés, ainsi que toute valeur accordée à autrui. Le héros se persuade ainsi de renoncer à tout amour, son épouse ne devant plus être qu’un moyen au service de sa progression sociale.
=== Maupassant nous propose donc une vision fort sombre des conditions qui peuvent conduire à la réussite en cette fin du XIX° siècle.
CONCLUSION
Cet extrait nous révèle un mimétisme hérité du réalisme balzacien : le milieu forge l’homme. Mais, pour le naturalisme, l’homme est déjà, par sa nature même, préparé pour ce milieu. Même si Maupassant a toujours refusé d’être rattaché à ce courant littéraire, il nous propose bien l’image, à la fois fascinante et monstrueuse, d’une ville en plein essor, image parallèle à celle des habitants, eux-mêmes habités de ce désir d’essor personnel. Une osmose se réalise alors, très logiquement, entre la ville et le héros.
Pour celui-ci son cynisme reflète le pessimisme de Maupassant, dans la lignée de son maître Flaubert et en relation avec cette fin de siècle où les nobles élans du romantisme semblent historiquement condamnés dans une société en plein développement économique. Mais c’est aussi ce qui a souvent été reproché aux auteurs naturalistes, notamment au maître de ce mouvement, Zola, de se complaire à ne montrer que les aspects les plus sombres, voire les plus répugnants, de la société et de l’homme, en oubliant la part de lumière qui peut l’illuminer.
Un homme entretenu
de « Le lendemain, en payant »… à « … de s’en priver ? »
Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.
La rencontre de son ancien camarade, Forestier, présentée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Présenté à M. Walter, le directeur de la Vie française, il fait ses débuts avec une série d’articles sur l’Algérie, qu’il ne réussit à écrire qu’avec l’aide de Madeleine Forestien. Mais cette position de reporter pour la rubriques des « Echos » ne lui apporte pas la fortune dont il rêve et dont il a besoin pour sa liaison avec Mme. de Marelle, séduite très rapidement et qui désire sortir, s’amuser. Un soir, elle lui glisse un louis d’or dans la poche, ce qui déclenche sa colère. Mais la page qui précède l’extrait nous montre qu’il finit par utiliser cet argent pour manger, sans avoir avec elle la moindre explication, contrairement à sa décision initiale.
En quoi ce passage met-il en place l’engrenage qui va faire de Duroy un homme habitué à se laisser entretenir par sa maîtresse ? Pour répondre à cette problématique, l’analyse suivra la chronologie du texte, c’est-à-dire la progression du deuxième louis d’or au troisième, jusqu’aux deux derniers paragraphes qui achèvent ce portrait de Duroy. Dans leur brièveté, les paragraphes s’enchaînent, en effet, comme pour reproduire la rapidité de l’évolution du héros.
LE DEUXIEME LOUIS D’OR
L’ouverture de l’extrait nous semble un retour en arrière, au moment de l’incipit, alors que Duroy se livrait à des comptes sordides pour vivre trois jours avec 3 francs 40. Il n’est, en effet, guère plus riche à présent (cf. p. 137) avec « les quatre pièces de monnaie qui devaient lui rester ». Maupassant met ainsi en valeur le cadeau du deuxième louis d’ »or », terme sur lequel se ferme le premier paragraphe.
Face à ce nouveau cadeau, nous observons une réaction double.
Le premier mouvement du héros correspond à celui que nous attendons d’un homme qui se sent blessé dans sa dignité : il ressent « l’humiliation de cette aumône », se trouvant ainsi transformé en une sorte de mendiant. Sa honte est bien une marque d’orgueil, car il se retrouve dans une situation assez voisine de celle d’une prostituée dont on paie les services, comme en écho au louis d’or donné en paiement à Rachel à la fin du premier chapitre. Le discours indirect libre, accentue, avec la modalité exclamative, cette gêne : « Comme il regretta de n’avoir rien dit ! S’il avait parlé avec énergie, cela ne serait point arrivé. » Mais une ambiguïté subsiste : sa gêne vient-elle de cet argent reçu, ou d’un regret de ne pas avoir su s’affirmer face à une femme plus riche que lui ?
En tout cas, l’action qu’il entreprend, dans le paragraphe suivant, vise à retrouver son honneur, en empruntant « cinq louis » pour rembourser Clotilde et garder de quoi continuer à payer ses sorties. Mais ce court paragraphe est fondé sur une opposition entre le souhait, « des démarches et des efforts aussi nombreux qu’inutiles », avec un lexique qui les amplifie, et la réalité qu’exprime la seconde proposition de cette phrase : « et il mangea le second de Clotilde ». La conjonction « et » traduit cette contradiction, en marquant à la fois la conséquence et l’échec et le choix du verbe « manger » résume d’ailleurs bien la situation : il a dépensé ce louis d’or pour manger.
=== C’est donc la nécessité de survivre qui l’emporte sur le sens de l’honneur, puisque la part animale de l’homme finit par primer sur sa conscience morale.
LE TROISIEME LOUIS D’OR
Un seul paragraphe évoque le troisième cadeau, mais en une phrase complexe qui introduit un contraste entre le discours de Duroy et le geste de Clotilde.
Maupassant insère un discours rapporté direct, une phrase de colère puisqu’il précise « d’un air furieux ». Mais nous pouvons nous interroger sur l’ »énergie » de ce discours… L’amorce, « Tu sais », paraît bien aimable, et la formule par laquelle il désigne ce qui était précédemment qualifié d’ »aumône », « la plaisanterie des autres soirs », forme une périphrase qui atténue l’acte en lui-même. De plus, en utilisant le conditionnel pour la menace, « parce que je me fâcherais », au lieu du futur logiquement attendu, la repousse dans un temps hypothétique. Enfin la place même de cette colère souligne le manque de conviction du héros, puisqu’elle se retrouve placée entre deux tirets, à la façon d’une parenthèse accessoire.
Ainsi le nouveau cadeau de Clotilde ouvre le paragraphe (« Elle retrouva moyen ») et le ferme. Elle brave donc délibérément cette menace, en étant parfaitement consciente de ce que son geste a de déshonorant, puisqu’elle l’effectue subrepticement (« glisser encore vingt francs dans la poche de son pantalon »), mais comme si elle était tout aussi certaine de ne courir aucun risque. N’a-t-elle pas eu le temps de mesurer ce qu’était réellement « Bel-Ami » ?
De même, les réactions du héros sont contradictoires. Le juron, grossier, correspond certes à de la colère. Mais pour quelle raison ? Est-ce cette forme de pourboire qui le révolte… ou, plutôt, le fait de ne pas être parvenu à se faire obéir d’une femme ? De plus, cette colère n’est que verbale, puisque Maupassant, à nouveau grâce à la conjonction « et », décrit un geste totalement opposé : « et il les transporta dans son gilet pour les avoir sous la main ». L’acceptation est donc immédiate, Maupassant n’introduisant plus ici la moindre réticence, mais seulement une justification : « car il se trouvait sans un centime ».
=== Le héros ne commence-t-il pas déjà à s’habituer à cet argent si facile à obtenir ? A-t-il encore une « conscience » ?
Maupassant, dans le dernier paragraphe qui correspond à ce troisième louis d’or, lui en accorde encore une, capable de protester puisqu’il est nécessaire de l’ »apais[er]« . Mais le monologue intérieur rapporté au discours direct nous rappelle combien l’être humain est habile lorsqu’il s’agit de se forger des alibis, pour se donner bonne conscience : « Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n’est en somme que de l’argent prêté ». On notera, en effet, que plus aucune somme précise n’est mentionnée, remplacée par des termes vagues « le tout », « de l’argent », et que la négation restrictive, « ne… que », minimise la portée de ce cadeau. Il perd sa force d’ »humiliation », sa valeur péjorative pour un homme pour se banaliser.
L’effort pour rembourser subsiste cependant dans cette seconde partie de l’extrait, puisque Maupassant signale ses « prières désespérées » pour obtenir une avance auprès du « caissier du journal ». Mais à nouveau il modifie le champ lexical puisque le prêt n’est plus exprimé en »franc » mais de « sous », comme pour signifier que, dans le besoin, chaque sou compte. De ce fait, le prêt apparaît encore plus dérisoire face à la somme due rappelée, « soixante francs ». C’est le verbe « manger » qui donne la clé du paragraphe : comme pour le louis d’or précédent, il s’agit de rappeler la préoccupation première, survivre.
=== Par l’alternance du discours rapporté et du récit, Maupassant fait ressortir le contraste entre les actes de son personnage, moralement blâmables, et les discours par lesquels il les rend admissibles à ses propres yeux. Il annonce déjà là les mécanismes de la « mauvaise foi » que Sartre, au XX° siècle s’emploiera à étudier.
UN HOMME ENTRETENU
Les deux derniers paragraphes accélèrent le rythme des cadeaux, tout en continuant à les minimiser, puisque les louis sont, à présent, qualifiés de « jaunets », terme d’argot péjoratif, par métonymie, qui semble leur ôter de leur valeur. Parallèlement le don de l’argent finit par ressembler à un jeu de cache-cache, avec des endroits de plus en plus insolites : « dans une de ses poches, un jour même dans sa bottine, et un autre jour dans la boîte de sa montre ». Tout perdons ainsi le compte de l’argent prêté, le héros, perdant, lui, en même temps, les quelques scrupules qui lui restaient : « il finit par ne plus s’irriter outre mesure ». On est bien loin de sa colère initiale !
Il ne renonce pourtant pas au masque de bonne conscience propre à justifier son acceptation. Maupassant le traduit à travers le choix des connecteurs logiques qui restituent les étapes de son raisonnement. Il était, dans un premier temps, décidé à rembourser. Intervient alors la conjonction « or », qui introduit la seconde étape du raisonnement, « il finit par ne plus s »irriter ». Mais cette proposition se trouve précédée par »comme », subordonnée qui rejette la faute sur Clotilde. Elle se trouve, en effet, nettement accusée par le lexique péjoratif : « sa rage pour les excursions nocturnes dans tous les lieux suspects de Paris ». Ce serait alors la femme qui serait la corruptrice de l’homme honorable qu’est Duroy !
Le dernier paragraphe du passage, discours rapporté indirect libre, sonne alors comme la conclusion de ce raisonnement, en réitérant l’alibi : « Puisqu’elle avait des envies qu’il ne pouvait pas satisfaire dans le moment ». Le choix de la modalité interro-négative dans cette question rhétorique prouve qu’il s’agit bien de se trouver des excuses, en se donnant même le rôle de l’amant généreux tout dévoué pour se plier aux désirs de la femme aimée : « n’était-il pas naturel qu’elle les payât plutôt que de s’en priver ? » A travers ce qui ressemble aussi, de la part de Maupassant, à une prise à témoin de son lecteur, nous nous trouvons transformé en juge, à la compréhension duquel le héros fait appel.
=== La situation, inacceptable et honteuse du début, s’est donc transformée en une habitude jugée normale et moralement admissible.
CONCLUSION
Cet extrait met en évidence le rôle joué par l’argent, déjà annoncé dans l’incipit, à la fois dans l’intrigue du roman, dans l’évolution psychologique du héros, et dans la société où il se meut, celle de la Belle-Epoque.
La précision des chiffres, les calculs auxquels se livre Georges Duroy, rattache le roman au courant réaliste, qui entend peindre dans toute leur vérité les réalités les plus ordinaires. Mais l’importance accordée à la dimension animale de l’homme, avec la nourriture, première exigence de la survie, rappelle, elle, la théorie naturaliste, même si Maupassant se défend d’appartenir à ce courant littéraire. En fait, cette place est surtout à relier à une époque qui s’enivre de plaisirs, qui, tous, exigent de l’argent.
C’est aussi dans ce passage que le héros devient véritablement ce que le titre du roman, son surnom, annonce, « Bel-Ami ». Les réticences de sa conscience à l’idée de recevoir de l’argent d’une femme ne durent guère. Ce surnom devient donc son essence même, celle d’un « homme à femmes », et qui en vit !