Le combat de Frère Jean
Pour une présentation de l’auteur et du roman : se reporter à l’analyse de l’oeuvre dans « Mes pages ».
En 1532, Rabelais a publié, sous le pseudonyme de Maistre Alcofribas Nasier, un anagramme, Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel, Roi des Dipsodes, fils du grand géant Gargantua. Le roman est condamné l’année suivante par la Sorbonne, pour obscénité, mais cela n’empêche pas Rabelais, à son retour d’Italie, de publier, en 1534, La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel.
Les chapitres XXV à L de Gargantua rapportent la « guerre Picrocholine » ainsi nommée à partir de l’adversaire, Picrochole, terme signifiant « bile amère ». Elle est introduite par ce titre de chapitre : « Comment entre les fouaciers de Lerné et les gens du pays de Grandgousier survint la grande querelle qui entraîna de grandes guerres ». Il s’agit donc d’un conflit à propos de « fouaces », ou galettes, que les bergers voulaient acheter. Suite au refus des fouaciers, les bergers les prennent de force, en les payant cependant. Cela déclenche la colère de Picrochole, qui se lance aussitôt à l’assaut. Après avoir pillé le bourg de Seuilly, ses soldats entreprennent de rompre « les murailles de clos pour dévaster la vendange ». Les moines, apeurés, ne savent que faire, mais frère Jean des Entommeures, lui, se lance au combat. [ Rabelais ] Mais, au-delà de l’aspect plaisant du récit, que dénonce Rabelais par cette mise en scène?
UNE PARODIE DES COMBATS ÉPIQUES
Dans la lignée des épopées antiques (l’Iliade d’Homère, l’Énéide de Virgile) et des chansons de geste, comme La Chanson de Roland), les romans de chevalerie sont alors à la mode, et montrent les exploits de valeureux chevaliers.
Mais ici Rabelais les ridiculise, d’abord en détournant leur objectif traditionnel, qui veut que le chevalier combatte pour protéger les plus faibles, tels la veuve et l’orphelin, et par fidélité à son suzerain. A l’inverse, pas de noble cause ici. Il ne s’agit que de sauver les « vendanges », attaquées. On note l’effet comique produit par l’accumulation des verbes d’action, « sortit », « mit », « frappa », qui traduisent l’allure martiale du héros, tandis que la verbe « vendangeaient », montrant l’action des « ennemis », arrive en fin de phrase dans le texte original. Le héros, au nom cocasse puisqu’il évoque de petits pâtés faits de hachis, n’exprime aucune aspiration à la gloire, ni à l’honneur : sa seule préoccupation est de préserver la boisson des moines. .
Il en va de même pour les armes, puisque le héros n’utilise ni la noble « lance » du chevalier, ni l’épée, mais le « bâton de la croix » qui n’en a que la longueur. Certes, elle a la noblesse que lui accorde la religion, et il est « semé de fleurs de lys », ce qui le rattache à la monarchie. Mais tout cela est rendu ridicule avec l’atténuation de « quelque peu », et le fait que ces « fleurs de lys »sont « presque toutes effacées ». Finalement, ce qui compte est surtout le matériau lui-même, ce « bois de cormier », particulièrement dur, et la maniabilité : « remplissant bien la main ».
Face à lui, les ennemis sont encore plus ridicules, car le lexique est, certes, militaire, avec les « drapeaux », « enseignes », « tambours », « trompettes », mais il ne renvoie qu’aux éléments d’une parade ; de plus, il est nié par la série de négations : « sans… sans… ni ». En fait, ces instruments ne font que traduire le pillage : pour les « tambours », les « emplir de raisons », comme de vulgaires paniers, et « les trompettes » semblent décorées de pampres. Il ne pourra y avoir aucune gloire à triompher d’ennemis ainsi démunis.
Le héros, lui aussi a perdu toute sa grandeur chevaleresque, et son combat produit un effet comique. Son vêtement, d’une part, n’a rien d’une noble armure, et son déshabillage manque vraiment de dignité. Il portait le « sarrau », ou surplis, vêtement blanc, souvent plissé, à larges manches, qui descend jusqu’à mi-jambes, enfilé par-dessus les vêtements d’un moine. Son « froc », partie de l’habit monastique qui couvre les épaules, avec un capuchon pour la tête, se transforme en « écharpe ». D’autre part, il ne fait preuve d’aucune stratégie. D’abord, il arrive « sans crier gare ». Ensuite, il « frapp[e] à tort et à travers » en ne respectant donc aucune des règles de combat, alors enseignées aux jeunes nobles par les maîtres d’armes, souvent originaires d’Italie : il combat « comme les anciens s’escrimaient ». Les verbes ont perdu toute noblesse, devenant de plus en plus ridicules au fil du combat : « frappa si brutalement », « il les cogna […] si roidement », « il les culbutait », « il écrabouillait »… Enfin, l’accélération du rythme semble multiplier les mouvements, et produit un effet comique, renforcé par les échos sonores du son [ é ] avec l’imparfait et le préfixe « -dé » répété dans le texte original. À cela s’ajoute la précision médicale du vocabulaire, par exemple dans le second paragraphe, comme si frère Jean se livrait à une dissection calculée, d’une précision croissante. Ainsi la violence perd son réalisme, qui pourrait être horrible, et sombre dans la fantaisie et l’irréalisme, avec une gradation : « il lui froissait toute l’arête du dos », « il lui faisait voler la tête en morceaux », « il l’empalait par le fondement ». Le héros se transforme ainsi en une sorte de girouette, agissant dans une gesticulation cocasse, inversion comique de la grandeur héroïque.
Enfin la réaction des ennemis a également perdu toute noblesse. Déjà leur valeur des ennemis se trouve amoindrie par l’anonymat de leur présentation : « aux uns », « à d’autres », « l’un d’eux », « un autre », « quelqu’un », « à d’autres »… Les nombreuses comparaisons animales accentuent l’image péjorative : « il les culbutait comme porcs », « enfonçait les dents dans la gueule », « lui cassait les reins comme à un chien ».
De plus, dans les combats de cette époque, la tradition veut que les deux armées, avec les combattants en armure, marchent solennellement face à face. Ici, au contraire, les ennemis font preuve de lâcheté : « c’était la débandade » est leur première réaction. La série d’hypothèses, avec l’anaphore de « si », représente tous les cas de fuite, autant de situations dépourvues de noblesse : « cherchait à se cacher au plus épais des ceps », « cherchait son salut en fuyant », «grimpait à un arbre, croyant y être en sécurité ». Leur dernier espoir est de se rendre, mais leur imploration, rapportée au discours direct pour la rendre vivante, elle aussi échoue. Enfin, la suite d’invocations aux saints, avec son accélération finale, produit, elle aussi, une cacophonie comique.
Ce texte est donc une parodie du registre épique. Le mélange des tons l’inscrit dans le registre burlesque qui consiste à traiter de façon comique un sujet originellement noble
LA DÉNONCIATION
Dans la Préface de Gargantua, Rabelais invite le lecteur à « rompre l’os et sucer la substantifique moelle », c’est-à-dire à aller au-delà d’une première lecture, qui s’arrêterait aux bouffonneries, pour chercher, dans cet extrait, le sens donné par Rabelais à cette caricature de combat.
Sa cause même suggère une critique religieuse. Se battre pour du vin est une allusion au sacrement de l’Eucharistie, où le vin symbolise le sang du Christ. Rabelais nous guide vers cette interprétation par son jeu de mots dans le passage précédent entre « service divin » et « service du vin ». Cette interprétation est soutenue par le choix de l’arme, qui rappelle les combats alors menés par les chevaliers de l’Ordre du Temple, brandissant la croix en allant au combat. Cette critique vise deux points.
D’une part, Rabelais dénonce, comme de nombreux humanistes, la mainmise exercée sur les esprits par l’Eglise catholique. Une large part du texte est ainsi consacrée aux paroles prononcées par les ennemis, qui font appel aux croyances alors répandues par l’Église en la toute-puissance des saints, dans leur rôle d’intercesseurs auprès de Dieu.
Mais ces appels sont rendus ridicules déjà par l’aspect désordonné de ces invocations, la confusion produite par cet entrecroisement de voix (« les uns […] les autres »), mais surtout par le mélange entre les saints « officiels » protecteurs des combattants, tels « Sainte Barbe » et « Saint Georges », et « Sainte Nitouche », imaginée, elle, à partir de l’expression qui désigne une personne qui joue l’innocence. L’énumération des lieux de pèlerinage à la Vierge, qui semble ainsi se démultiplier, et celle des abbayes (toutes dans la région de Chinon, dont Rabelais est originaire) jouent le même rôle. Cette démythification se complète par l’allusion aux reliques, le « Saint Suaire de Chambéry », dont l’action est immédiatement démentie par la fin de la phrase : « il brûla trois mois après, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin ». Rabelais exagère volontairement la réalité puisque seul le reliquaire qui l’abritait avait brûlé en 1532, mais cela montre bien son inefficacité : que pourrait-il protéger quand il ne se protège pas lui-même ? L’ensemble se clôt sur une formule hyperbolique désinvolte, fort irrespectueuse : « mille autres bons petits saints ».
Tout cela est, de toute façon, ramené à des actes dérisoires, comme le souligne la phrase finale avec l’enchaînement des chiasmes : « Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir. Les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. » Ainsi la religion ne fournit qu’un secours totalement inutile au moment de la mort.
D’autre part, la religion s’associe ici, à la violence. Or, il ne faut pas oublier, en effet, que frère Jean est un moine. Il devrait donc être sensible à la souffrance et aux prières. Au contraire, le texte accentue progressivement sa violence, et le narrateur le souligne d’ailleurs, en interpellant le lecteur au moyen d’une hyperbole : « Croyez bien que c’était le plus horrible spectacle qu’on ait jamais vu ». Ainsi, derrière le rire, nous observons un moine sans charité chrétienne envers l’ennemi, qui se rend. Il en fait même un jeu de mots : « tu rendras du même coup ton âme à tous les diables ! ». Chacun de ses gestes finit par paraître d’une cruauté raffinée : « il crevait si violemment le nombril qu’il leur en faisait sortir les tripes », « il perçait le boyau du cul entre les couilles ».
À la fin du combat, il est rejoint par les autres moines, mais là encore, même si le narrateur évoque « les cris des blessés », avec l’insistance de « ces pauvres gens […] blessés à mort », la religion se trouve accusée. Ils n’arrivent qu’à la fin du combat, quand il n’y a plus de risques. Avant cela, ils s’étaient contentés de prier et de chanter…Leur première préoccupation n’est d’ailleurs pas de soigner ou de soulager, mais « ils en confessèrent quelques-uns ». Enfin, les « petits moinillons », eux, ne pensent qu’à participer au combat, ce que souligne la récurrence du verbe « égorgeter », appliqué à des ennemis déjà « à terre », « déjà abattus ».
Même si le ton d’ensemble vise le rire, dès qu’on réfléchit sur le sens second de ce texte, on est très loin du commandement biblique : « Tu ne tueras point ».
Mais ce passage formule aussi une critique de la guerre.
Les guerres sont nombreuses à l’époque où écrit Rabelais. Dès 1494, en effet, Charles VIII envahit l’Italie, inaugurant une période de 65 ans de guerres incessantes contre les diverses cités italiennes, contre les Suisses, soldats du Pape, et contre les Espagnols de Charles Quint. Or, on sait, par les écrits de cette époque, à quel point ces guerres étaient violentes, avec l’usage relativement récent des armes à feu qui causaient des plaies horribles. Il faudra attendre le chirurgien militaire Ambroise Paré (1510-1590) pour voir un début d’amélioration : au lieu de cautériser les plaies au fer rouge ou à l’huile bouillante au risque de tuer le blessé, il met au point la ligature des artères.
Certes, ici il n’y a pas la moindre allusion au sang, et tout est désamorcé par le rire. Cependant, les actes présentés n’en sont pas moins d’une violence extrême, et tout cela pour une raison totalement dérisoire : le pillage d’un vignoble. N’oublions pas que, peu d’années avant la publication du roman, a eu lieu, le 6 mai 1527, le saccage de Rome par les soldats de Charles Quint et une charge violente contre le Pape Paul III réfugié, sans opposer de résistance, au Château Saint Ange : « le plus hideux, cruel, furieux et épouvantable sac qu’on ouïe jamais. » Ce souvenir devait forcément faire écho en lisant le texte de Rabelais et le jugement du narrateur : « le plus horrible spectacle qu’on ait jamais vu ».
Le comique soutient donc une charge ironique contre les deux puissances de cette époque : l’Église et l’Armée.
CONCLUSION
Ce combat parodique, inscrit dans le registre burlesque, inverse donc totalement les valeurs prônées par les humanistes. Ceux-ci réclament, en effet, le retour à une religion en harmonie avec ses dogmes fondamentaux, secourable aux plus faibles et n’exerçant pas sa mainmise sur les esprits, ce que cherchera à établir Luther avec la religion dite réformée. Ils expriment aussi leur volonté de pacifisme ou, à défaut, une guerre réfléchie, accomplie pour de justes raisons et respectant les droits des ennemis.
En même temps, frère Jean est un personnage ambigu, car la suite du roman fait son éloge : il a au moins eu le courage d’agir – même si ses actions sont moralement condamnables – là où les autres moines ne se sont pas engagés pour sauver leur abbaye. Moines inutiles, ou moine imparfait ? Tel est le choix que semble proposer Rabelais, qui fut lui-même moine !
Fil RSS 2.0. Réponses et trackbacks sont desactivés.