Le désir d’écrire, pp. 129-130
de « Tu veux écrire… » à « … qui t’écrase. »
Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.
Le passage se situe à la fin de la seconde partie. Le narrateur a parcouru les étapes de sa vie, l’enfance dans sa famille adoptive, l’école militaire à Aix, l’École du service de santé militaire à Lyon, jusqu’au moment où, après avoir doublé sa seconde année, il décide de tout arrêter pour « fonder sa vie sur l’écriture ».
Comment Juliet présente-t-il ses efforts et ses doutes face au choix de devenir écrivain ?
LES OBSTACLES À L’ÉCRITURE
Même si cette décision apporte au narrateur un véritable soulagement, il se retrouve livré à soi-même, et devenir écrivain n’est pas si simple.
Le redoublement dans les deux premières phrases du texte, « Tu veux écrire », qui affirme cette volonté, contraste fortement, en effet, avec un aveu d’ignorance : « tu ignores tout ». Le pronom « tu » prend ici toute sa force de dédoublement entre une part lucide de lui-même qui observe la part secrète, encore cachée, qui veut s’exprimer. Et cette part lucide se juge sévèrement : « Lorsque tu en prends conscience, tu es accablé », « l’autodidacte qui a honte de son ignorance. » L’ignorance est double, renvoyant aux deux bases de l’écriture : la nécessité de maîtriser des techniques, de connaître « ce en quoi consiste l’écriture », et d’avoir des références littéraires, des modèles : tu n’as strictement aucune culture ». Le handicap est donc lourd.
À cela s’ajoute la solitude, à laquelle le narrateur, pensionnaire dès son plus jeune âge, n’est pas habitué. Cela peut d’ailleurs aussi expliquer ce recours au « tu », reflet de l’habitude du dialogue avec soi-même pour compenser l’absence d’interlocuteur. Elle lui interdit toute aide dans sa démarche d’apprentissage, ce que met en valeur la phrase nominale négative : « Nulle personne pour guider tes pas ». Ce passage fait aussi écho à ce qu’avait évoqué la 1ère partie du récit pour la mère, l’image d’une quête. Il reprend, en effet, la métaphore de l’explorateur face à « l’immense continent des littératures », le pluriel renvoyant à la fois aux divers pays mais aussi aux « ouvrages de toutes sortes », à la multiplicité des genres et des registres littéraires, énumérés dans le passage entre tirets. Le fait de se « plonge[r] au hasard » reproduit également l’idée d’errance propre à la quête. En lien avec la solitude, nous mesurons à quel point cette quête spirituelle peut rapprocher le narrateur de ce qu’étaient les ermites au moyen-âge !
Mais la quête, dans ce passage, conduit à un aveu d’impuissance. Le dernier paragraphe du texte oppose nettement, en effet, avec le connecteur « mais », la vie intérieure dont l’activité est intense (« où que tu sois, quoi que tu fasses, tu ne cesses de moudre des phrases dans ta tête. ») et le vide de la production : « des heures s’écoulent sans que tu puisses tracer un mot. » Les négations se multiplient dans cette fin de texte, comme pour reproduire ce sentiment d’échec.
=== Tout comme sa mère naturelle, qui avait voulu « explorer » son monde intérieur, Juliet se lance à l’aventure, mais sans vraiment savoir quel est l’objet de sa quête.
LES ATOUTS
Il est cependant soutenu car il se reconnaît une force que sa mère n’a pas eu la chance d’avoir.
Paradoxalement, c’est son origine paysanne qui, alors qu’elle a limité son apprentissage, constitue son meilleur atout, ce que développe une métaphore filée. Il en a hérité, en effet, l’habitude d’un dur travail, qu’il avait mis en valeur d’ailleurs dans le portrait de ses deux mères : « ce labeur à venir ne t’effraie pas ». L’énumération des verbes qui renvoient à l’agriculture à l’infinitif, « d’abord labourer, herser, semer, rouler », marque ces efforts répétés nécessaires. Puis il a en lui « la mentalité du paysan », c’est-à-dire la patience, « tu es tenace, obstiné », et une forme de résignation face au temps, aussi bien dans sa durée (« attendre que tournent les saisons ») que dans son climat : « les calamités diverses ». En même temps, le paysan ne renonce pas, car il reste soutenu par l’espoir du résultat, qui ressort : tracer un « sillon » implique « moissonner » et « la récolte », termes ouvrant et fermant l’énumération. Dans son apprentissage littéraire, Juliet compare ainsi l’écriture à une sorte de grain, obtenu après avoir moulu (cf. ligne 28) l’idée brute, puis semé, et qui produira son fruit après de longs efforts.
Il fait preuve aussi d’une très forte volonté dans la mise en œuvre de son projet. Il s’agit d’abord d’acquérir cette culture qui lui manque, nécessité exprimée par une double métaphore hyperbolique : « faire des gammes et dévorer des centaines, peut-être des milliers de livres. » (l. 6-7) Cette image est reprise dans le deuxième paragraphe, qui explique « cette boulimie de l’autodidacte », en insistant sur sa force d’âme : il « veut coûte que coûte » combler ce vide culturel. Ainsi, à la solitude humaine répond une nouvelle présence, celle des livres, qui deviennent des compagnons, idée rendue par la personnification de la librairie : « tu lui rends de fréquentes visites. » (l. 18)
Enfin, même si rien n’a été réellement produit sur le papier, la fin du texte affirme, de façon paradoxale, une réussite, grâce au sentiment d’une intense activité : « tu penses n’être pas resté inoccupé ou la tête vacante ne serait-ce que quelques minutes. » C’est d’ailleurs sur une métaphore guerrière que se ferme le passage, toujours en affirmant sa volonté : »Tu veux ouvrir une petite brèche dans ce mur au pied duquel tu te trouves et qui t’écrase. »
=== L’écriture apparaît ainsi comme une absolue nécessité, digne de tous les sacrifices.
CONCLUSION
Ce texte présente la naissance de l’écrivain, qui a dû avoir le courage de lutter contre un destin apparemment contraire, contre son passé, pour affirmer sa liberté de devenir écrivain. Or, de façon originale, il a réussi l’impossible conciliation en transformant ce passé, obstacle en soi, en une force d’action.
Juliet confirme aussi ce qu’a représenté pour lui l’écriture, une revanche contre son enfance et un accès à la liberté. Il confirme ainsi la définition de son rôle posée aux pages 124-125 : « En écrivant, se délivrer de ses entraves, et par là même, aider autrui à s’en délivrer. Parler à l’âme de certains. Consoler ces orphelins que les non-aimés, les mal-aimés, les trop-aimés portent en eux. Et en cherchant à apaiser sa détresse, peut-être adoucir d’autres détresses, d’autres solitudes. » Pour lui, l’écriture est donc une véritable thérapie.
La peur, pp. 94-95
de « La peur… » à « … de la folie. »
Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.
Le passage étudié se situe au début de la seconde partie, qui présente l’enfance du narrateur-auteur dans la famille d’accueil qui l’a recueilli après l’internement de la mère, alors qu’il est âgé d’à peine quelques mois. Le récit de sa petite enfance est organisé autour d’un thème, « Une peur dévorante t’habite », dont le passage va donner un exemple.
Comment Juliet recrée-t-il ses souvenirs d’enfance ?
LES CAUSES DE LA PEUR
Le 1er paragraphe du texte lui sert d’introduction en mettant en place le thème, la peur. Dès la seconde phrase, « La peur a ravagé ton enfance », le verbe donne l’impression qu’il s’agit d’un phénomène naturel extérieur à soi, avec le choix du passé composé qui sous-entend que ce fait passé a un résultat présent. Les causes en sont aussi posées en de courtes phrases nominales et en gradation : nous passons d’une peur naturelle et partagée par beaucoup d’enfants (« l’obscurité ») à une peur métaphysique : « disparaître » qui fait écho à ce qui est arrivé à sa mère, oubliée au fond de son asile d’aliénés.
L’obscurité est mise en valeur à travers deux moments temporels, avec un présent qui traduit ici la fréquence de ces expériences. « Le matin, à l’aube » (l. 4), le jour n’est pas encore levé, la vision de l’environnement reste donc floue, d’où l’importance du champ lexical du regard : « être aux aguets » (l. 7), « scruter » (l. 8), « en promenant un regard circulaire » (l. 9-10). L’obscurité favorise l’imagination du pire. Puis sont évoqués « ces soirs d’hiver » (l. 18), tournure rendue emphatique par le démonstratif. L’obscurité est mise en valeur par le choix exceptionnel du singulier « la ténèbre » (l. 23), qui renforce l’opacité, auquel s’ajoute la présentation négative et la personnification : « la lumière avare qui n’éclaire qu’un faible espace et laisse dans l’ombre le tonneau » (l. 27-28). Tout se passe comme si la lumière devenait ennemie de l’enfant.
Les lieux, quant à eux, sont liés à la solitude et au silence : à l’extérieur, c’est « la campagne déserte et silencieuse », il en va de même pour la cave. Dans les deux cas, l’auteur donne l’impression d’une profondeur et d’une chute : « tu t’enfonces dans la campagne » (l. 6) est repris, pour la cave, par les verbes « plonger » et « dévaler les escaliers avec le sentiment que tu t’enfonces graduellement dans l’abîme » (l. 25-27). On pense aux images des descentes aux enfers, que rappelle aussi l’hyperbole « la terrible épreuve » (l. 21). Est affirmée l’idée d’enfermement : dans le premier récit, la route est limitée par « les bois » et « les buissons », dans le second c’est pire car il s’agit d’une « cave », lieu a priori sinistre.
Enfin les adultes représentent, pour l’enfant, une menace, double.
Nous découvrons ici la menace traditionnelle pour les enfants à cette époque, représentée par « le voleur d’enfants » (l. 14), avec l’article défini qui renvoie aux récits et légendes alors racontés par les adultes. Immédiatement est imaginée la violence potentielle : « qui s’apprête à bondir et à se saisir de toi » (l. 14-15). De même, dans le second récit, cette menace est suggérée par le seul bruit : « la serrure qui grince et qui risque de signaler ta présence » (l. 37-38).
Une autre forme de menace, évoquée implicitement, est celle des moqueries des adultes devant une peur d’enfant. Ce sont eux qui donnent l’ordre, auxquels la peur est dissimulée : « il faut aller chercher du vin à la cave » (l. 19). De même, lors du retour, tout est fait pour masquer cette peur : « « bravement pousser la porte et reprendre ta place à table comme si rien ne s’était passé » (l. 43-45).
=== Les deux récits, qui s’enchaînent par « Mais le pire » (l. 18), forment une gradation. La peur devient une « terrible épreuve » (l. 21), et à la fin, se trouve amplifiée avec l’anaphore de « Chaque fois » (l. 46) et une nouvelle gradation entre l’adjectif « terrifié » (l. 46) et le mot final : « folie ». Ce terme de « folie », dans cette 2nde partie du roman, renvoie le lecteur à la mort de la mère en asile psychiatrique : c’est, bien évidemment, un mot choisi par l’auteur adulte, qui commente les sentiments du personnage, et non pas propre à l’enfant.
LA LUTTE CONTRE LA PEUR
Dans les deux cas, le récit rappelle une sorte de voyage initiatique dans les ténèbres, une épreuve vécue pour se renforcer, se forger une forme de courage.
Pour ce faire, le contact avec les animaux joue un rôle important. Dans cette solitude et dans ce silence, l’animal, ici les vaches, est, en effet, un substitut à l’humain : « Pour te rassurer » (l. 10-11), espoir que peut-être elles pourraient te défendre » (l. 12-13), « la présence des bêtes te réconforte » (l. 17). Les vaches s’humanisent aussi par le fait de leur parler : « le son de ta voix t’aide à te sentir moins seul, moins menacé » (l. 15-16). Ainsi l’animal, dans ce monde où la communication est limitée, redonne à l’enfant sa nature humaine.
Pour résister, l’enfant entreprend de lutter contre le temps. Dans le second récit, on note, en effet, une différence entre le temps objectif, forcément limité, car le parcours n’est pas bien long pour « traverser la cour », et le temps subjectif, allongé en raison de la peur. C’est lui le véritable ennemi qui oblige à « attendre interminablement » (l. 29) et contre lequel l’enfant se bat pour « ne pas faire durer la terrible épreuve une seconde de plus » (l. 21-22). Une personnification illustre d’ailleurs ce supplice : « le robinet haï qui ne laisse couleur qu’un mince filet noir » (l. 30-31).
Pour lutter contre cet allongement du temps, illustré par la longueur de la phrase, se produit une accélération du mouvement, marquée par le rythme qui imite l’essoufflement : juxtaposition des multiples actions exprimées à l’infinitif, avec les nombreuses virgules. Nous notons cependant un contraste entre cette accélération, « dévaler les escaliers » (l. 25), « la cour traversée en trois bonds » (l. 38-39), et la maîtrise des mouvements, pour limiter cette accélération : « ouvrir la porte d’une main ni trop lente ni trop rapide » (l. 24-25), « t’empêcher de gravir les marches quatre à quatre » (l. 33-34). Le récit met donc en valeur le déchirement intérieur entre le désir spontané (courir) et la contrainte que l’on s’impose à soi-même : ne pas accélérer.
La maîtrise de soi devient ainsi une stratégie d’auto-protection contre cette peur. D’abord il convient d’apprendre à regarder, à écouter : « être aux aguets », « te retourner », « scruter », surveiller » (l. 7-9). Puis « Chaque pas, chaque geste mis au point » (l. 20) montre comment la personnalité du narrateur se construit dans cette lutte pour échapper à la peur. Nous retrouvons cette idée de stratégie, d’apprentissage, dans la longue phrase du 5ème paragraphe qui marque un contraste entre les effets de la peur et les étapes de la lutte contre elle. D’un côté, les sensations physiques sont précisément restituées pour souligner cette peur : « le sang qui bat aux tempes, les oreilles qui bourdonnent » (l. 31-32), « une main qui tremble » (l. 35-36), « [reprendre] haleine, [laisser] le cœur se calmer » (l. 41). Face à cela, les infinitifs présentent une sorte de recette à la fois pour la descente, puis pour la remontée, toutes preuves d’autocontrôle : « t’empêcher » (l. 33), « veiller » (l. 34), « refermer précautionneusement » (l. 36)
=== Le personnage, lui aussi comme sa mère naturelle, vit une déchirure, entre son monde intérieur, cette peur inscrite en lui, et le monde extérieur, celui des adultes auxquels il ne veut pas dévoiler ce secret. Lui aussi se trouve donc contraint à porter un masque.
CONCLUSION
Dans ce passage le tutoiement et le recours constant au présent, en éliminant toute notion de temps, alors que l’autobiographie s’écrit traditionnellement au passé, donnent une force nouvelle à l’évocation du souvenir. Le récit devient un dialogue à deux voix, le narrateur, l’écrivain adulte, et l’enfant, soutenu par le un désir de donner sens à sa vie. Ainsi émerge un personnage qui permet de donner une cohésion entre ce que je fus et ce que je suis. L’autobiographie ne devrait-elle pas alors se nomme autofiction ?
Le récit d’enfance présente souvent, comme ici, une scène traumatique, qui révèle en profondeur une personnalité : au XX° siècle, la psychanalyse a montré l’importance de ce type d’expérience. Mais s’agit-il d’une obsession liée au traumatisme initial de l’abandon ou d’une explicitation apportée par l’adulte en quête de ses origines (p. 152) et qui tente de remédier à une culpabilité : pp. 146-147 ? De plus, tout se passe comme si, enfant, il revivait inconsciemment l’histoire de sa mère, par exemple pour celle-ci le chien (p. 77) joue le même rôle que les vaches pour l’enfant dans cet extrait. Le récit d’enfance ne serait-il pas alors le moyen de recréer cette parenté qui n’a jamais existé dans la vie réelle ?
Le monologue intérieur, pp. 33-34
de « Ce monde… » à « …jalousie. »
Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.
Le passage se situe dans la 1ère partie, après le récit de l’enfance difficile de la mère à la campagne pendant l’entre-deux-guerres, sa vie de jeune fille. Malgré une réussite brillante au certificat d’études, elle a dû quitter l’école pour travailler à plein temps à la ferme, ce qui lui cause un immense chagrin, car elle adorait apprendre. La découverte d’une Bible dans un grenier lui fait découvrir l’univers des mots, et elle commence à tenir son propre « Journal ».
Comment Juliet représente-t-il la vie intérieure de son personnage ?
L’INTROSPECTION
Étymologiquement, ce terme d’introspection signifie regarder à l’intérieur de soi, ce qui conduit à une double conséquence.
Cela oblige à une sorte de dédoublement de la conscience. La formule qui ouvre le texte, « Ce monde que tu découvres en toi » (l. 1) est le premier indice de dédoublement entre le « tu » sujet, qui observe, et « en toi » (ou « te »), devenu objet d’observation, que l’on retrouve dans l’expression « tu t’absorbes en toi-même » (l. 3). On en arrive ainsi à un véritable dialogue entre « cette voix que tu entends » (l. 4), reprise par « Cette voix inconnue » (l. 9), « elle te dit » (l. 5), « Ce dont elle t’entretient » (l. 11) et une autre part de l’âme qui représente l’être initial, avec 3 verbes qui montrent l’écart : « te surprennent, te déconcertent, s’opposent parfois radicalement à ce que tu penses » (l. 6-7).
C’est en fait une représentation d’un dialogue intérieur, de l’éveil de la conscience de soi, dans une vie jusqu’alors toute entière mise au service d’autrui, donc un éveil, non encore conscient, à la révolte. Cet éveil provoque un double sentiment. L’héroïne ressent un réel plaisir devant la découverte d’une dimension de soi encore ignorée : « Ce monde […], il te passionne ». L’antéposition souligne cette image de l’explorateur qui s’apprête à explorer un territoire inconnu, reprise à l’identique au début du second paragraphe. Mais, de façon contradictoire, elle éprouve un trouble, une inquiétude devant ce qui apparaît comme un mystère dans les trois question au discours rapporté direct : « Cette voix inconnue, que veut-elle ? Qu’a-t-elle à t’apprendre ? Où va-t-elle te mener ? » ( l. 9-10).
Cela conduit l’héroïne à entreprendre une quête, dans le sens traditionnel du terme : une obligation imposée, qui conduit à surmonter des épreuves avant de trouver le « Graal », l’objet sacré recherché, qui symbolise la vérité. On en retrouve, en effet, les étapes ici.
Une exigence sert bien de point de départ. La voix se fait, en effet, de plus en plus insistante, puisque ce qui n’est que « murmure » au début du texte (l. 4) devient de plus en plus distinct (« tu entends toujours mieux »), jusqu’à s’imposer, avec la reprise du verbe d’obligation : « il te faut… » (l. 8), « il te faut explorer » (l. 21). La précision « tu éprouvais le besoin d’y pénétrer » (l. 24) pose la certitude que ce monde intérieur existe.
Puis vient l’objet de la quête : donner une réponse à l’angoisse existentielle, c’est-à-dire définir le « moi »qui « souffre de solitude, songe continuellement à la mort, se demande si Dieu existe » (l. 15-17).
Mais il faudra subir des épreuves : le parcours est montré comme difficile, et génère de la souffrance. Les trois verbes en decrescendo au début du second paragraphe, « Ce monde qu’il te fait explorer, quand tu t’avances en lui, il se défait, se dilue, perd la réalité qu’il semblait avoir » (l. 22-23), illustrent l’image d’un chemin fantomatique, qui détruit la certitude initiale. Notons aussi le contraste entre le souhait, « Tu voudrais rencontrer en toi la terre ferme », et la réalité, exprimée au pluriel et sans article, accompagnée d’une négation restrictive : « tu n’y trouves au contraire que sables mouvants » (l. 26-27). Cela traduit l’absence de réponses.
=== Dans ce passage, la quête conduit à un échec : « Auxquelles tu ne sais jamais que répondre ». Cette subordonnée relative, dissociée de sa principale à la fin du premier paragraphe souligne, avec la négation, cet échec. Est ainsi mise en valeur la contradiction entre le bonheur de la découverte de ce monde intérieur et la « souffrance » que génère l’impossibilité de trouver « quelque certitude ».
LA DÉCHIRURE
Le pronom « tu » reproduit aussi un dialogue entre deux états de l’être : la réalité quotidienne et la conscience de soi. Mais ce dialogue traduit une déchirure : « tu te sens écartelé » (l. 12-13) ou, par une phrase nominale, « Sensation d’être toujours décalée » (l. 32). La structure même de la phrase des lignes 13 à 17 met en évidence cette opposition « Il y a celle […] et il y a celle ».
Une triple exigence compose la dimension sociale de l’être, déjà posée au début du récit (cf. texte pp. 14-16, « L’enfance de la mère). Ce passage rappelle le poids du travail, propre à sa condition « paysanne » (« ta pauvre vie de petite paysanne », l. 12) avec les tâches quotidiennes, à nouveau sous forme d’une énumération : « celle qui prépare la cuisine, fane, garde les vaches, prépare la bouillie des cochons » (l. 13-15). On est ici dans le domaine de l’action, du « faire ».
On retrouve aussi l’image d’une famille avec laquelle il est impossible de « communiquer » (l. 27-28), et des qualificatifs péjoratifs pour qualifier les parents : « Elle qui s’use au travail » et « lui, muré, qui n’ouvre la bouche que pour ronchonner et bougonner des ordres ».
Enfin le village vient complètement cette pesanteur, avec trois termes qui, à la fin du texte, révèlent, là aussi, une absence de communication : « défiance, suspicion, jalousie » (l. 38). Chacun y semble donc enfermé dans son propre destin, refusant tout contact avec autrui, perçu comme une menace pour ses biens et pour son identité.
Face à cette pesanteur sociale, la prise de conscience de soi engendre le sentiment d’une différence, plusieurs fois évoquée dans le texte : « Ce dont elle t’entretient se situe si loin de ta pauvre vie de petite paysanne » (l. 11-12), « Combien tout cela te paraît étrange » (l. 18). Mais, dans ce monde de traditions, toute différence ne peut qu’être condamnée, car elle met en péril la survie de la communauté, ce que souligne la violence lexicale « perçu comme une tare » (l. 34). Mais ce rejet conduit à un comportement qui met en danger, cette fois, l’individu. Il doit, en effet, porter un masque, donc nier une part de lui-même : « veiller à le garder secret » (l. 34-35).
=== C’est ce qui conduit à une vie en « lambeaux », faite de déchirures entre la réalité, le « faire », et les aspirations profondes de l’ « être » qui seront sacrifiées.
CONCLUSION
Ce passage présente une évolution du rôle du « tu ». Il n’est plus seulement ici le dialogue du narrateur avec la mère inconnue, mais devient aussi un dialogue de l’héroïne avec elle-même, une reproduction de son dédoublement, comme si nous lisions le « Journal » intime dont l’auteur vient de nous parler. Il peut même faciliter l’identification au personnage d’un lecteur qui aurait pu, lui aussi, vivre cet éveil à la conscience de soi.
De plus, il met en évidence le rôle des mots, de l’écrit. La découverte de la Bible, les commentaires que la lecture suscite, qui conduisent ensuite à une écriture personnelle forment les prémisses de l’expérience que Juliet a vécue lui-même, et de son propre écartèlement entre le monde paysan et le monde de l’école (pp. 110-111). Chez lui aussi la lecture conduit à la découverte du monde intérieur, tel un catalyseur : cf. pp. 147-148. Le fils, homme, représente donc ce que la mère n’a pas pu être, parce qu’elle n’a pas pu échapper à sa condition de femme.
L’enfance de la mère, pp. 14-16
de « La journée commence… » à « la fatigue. »
Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.
Le passage étudié se situe au début de la première partie. Il raconte l’enfance difficile de la mère à la campagne pendant l’entre-deux-guerres. En cela, il offre un témoignage sur une époque, qui permet aussi de découvrir la personnalité de l’héroïne.
Comment Juliet transforme-t-il en personnage romanesque sa mère inconnue ?
L’IMPORTANCE DU TRAVAIL
Le mot « travail » est mis en valeur dans une phrase nominale qui le répète : « Travail, travail. », et deux procédés stylistiques permettent d’accentuer la dure vie paysanne dans l’entre-deux-guerres
Le premier procédé est l’énumération, utilisée à 2 reprises, d’abord, des lignes 2 à 10, celle des tâches ménagères, avec des verbes à l’infinitif, « à laver », « à aller chercher », « à porter, la préposition « à » traduisant l’ensemble des contraintes marquant la vie d’une fille dans une ferme. Il y a, bien sûr, le soin des animaux, et il faut assurer la vie quotidienne : la nourriture (« légumes »), le chauffage au « bois ». Les points de suspension (l. 7) suggèrent que l’on pourrait encore allonger cette liste déjà longue. On note également l’accumulation de verbes d’action, face à un seul verbe d’état à la fin du texte : « tu restes » (l. 37).
On retrouve une énumération des lignes 23 à 26 dans laquelle les infinitifs, juxtaposés, qui présentent les tâches culinaires, contrastent avec la première partie de la phrase : « … le père tassé sur sa chaise face à la cheminée laisse couler les heures en tirant sur sa pipe ». Ressort ainsi l’opposition entre les hommes, qui peuvent jouir de moments de repos, et les femmes, pour lesquelles les contraintes ne cessent jamais, ce que révèle aussi le choix de verbes comme « dois» (l. 9) ou « il faut encore » (l. 25).
De plus, le texte est construit autour d’indices temporels, qui, tous, amplifient l’impression d’un travail incessant, en insistant sur la durée.
Au début, on peut penser qu’il s’agit d’une journée particulière, en « hiver » (cf. p. 13, « l’hiver venu »), mais la suite, avec des procédés de généralisation, montre qu’elle est représentative de ce mode de vie. Le texte s’ouvre avec « Quand la journée commence… » (l. 1) et se ferme sur la nuit : « Quand vient le moment d’aller dormir… » (l. 35), mais ce déroulement se trouve élargi par la mention des saisons sous forme d’ajout : « De surcroît, au printemps et en été » (l. 7), « En hiver » (l. 9). Puis le récit se focalise sur « Le soir » (l. 10), là encore par ajout, avec un contraste qui souligne le rôle de la fille « aînée », marqué par le connecteur d’opposition : « Puis elles [les jeunes soeurs] montent se coucher. Mais, pour toi la journée n’est pas encore finie » (l. 12-13). Un dernier ajout complète cette série d’activités : « Après quoi » (l. 25). La fin du texte présente clairement la généralisation, par élargissement successifs (« au long des journées », l. 29), puis dans l’énumération en gradation : « au fil des jours, des saisons, des années » (l. 40-41). Ainsi est mis en relief un véritable emprisonnement dans le travail, restitué par le futur dans la première phrase (« tu n’auras aucun répit »), qui transforme cette journée en destin.
Mais surtout, Juliet relie son personnage à une époque, l’inscrit dans un contexte qui explique son mode de vie. Il amplifie la pauvreté des campagnes, grâce aux adjectifs qui en font une composante inévitable de la conscience paysanne : « L’ancestrale, la millénaire obsession de la survie » (l. 17-18). Les choix lexicaux, « la misère », « le maigre avoir », montrent que c’est bien la peur du lendemain qui régit ce monde paysan âpre au gain.
Parallèlement Juliet montre bien ce qu’était alors la condition féminine. Malgré le rôle joué par les femmes pendant la 1ère guerre mondiale, on est, en effet, encore loin de leur libération. La mention du « rapide repas le plus souvent pris debout » (l. 10-11) révèle qu’elles restent encore au service de l’homme. Il explicite aussi ces contraintes, avec une généralisation par le pronom « vous » (l. 14-17) : « Une règle […] veut que les femmes ne restent jamais inoccupées », comme pour ne pas leur laisser le temps de penser… ce qui pourrait les conduire à un comportement dangereux, voire à une révolte.
Les choix d’énonciation contribuent largement à faire vivre sous nos yeux cette mère, comme si le lecteur était amené à partager cette vie. La narration faite au présent permet à Juliet de jouer sur un double tableau : c’est à la fois un présent d’instantanéité, qui met sous les yeux du lecteur une accumulation d’instants, tous liés au travail, et de vérité générale, puisque ces moments illustrent cette vie répétitive, monotone, en résumant une enfance.
Le pronom « tu », quant à lui, transforme le récit en un dialogue avec le personnage, qui n’est plus là pour répondre, mais qui est ainsi interpellé, donc pris à témoin de la vérité du récit, cautionnée aussi par le passage au pluriel (« vous », l. 15), qui laisse sous-entendre que le narrateur exprime une vérité générale.
De plus, le personnage est inséré dans un contexte familial, qui contribue à lui donner une épaisseur, tout en exprimant le poids de la famille. Déjà les articles définis, « le père », « la mère », certes appellation traditionnelle dans les campagnes, créent aussi une distanciation entre les parents et cette enfant. Aucune communication n’existe entre eux, le père restant silencieux (« en tirant sur sa pipe », l. 23), et les tâches avec la mère semblent s’accomplir sans la moindre parole, de même que le temps du repas.
La place dans la fratrie est également significative : « Tu es l’aînée, tu leur as servi de mère » (l. 25-26), formule reprise dans le dernier paragraphe (l. 39), suggère à la fois que la mère réelle n’était guère présente, et que cela ajoutait encore des tâches à cette enfant : « tu te penches sur leurs devoirs, leur fais réciter leurs leçons », l. 11-12). Mais aussi introduit un lien affectif au sein de cette famille : « « tu t’es employée à leur donner ce que tu ne recevais pas ». Rien n’est dit véritablement, aucun sentiment n’est mentionné, mais l’implicite est clair : il s’agit bien d’un don d’amour de l’aînée aux cadettes.
Tout cela conduit à restituer les sensations et les sentiments du personnage, son mal de vivre, de façon à émouvoir le lecteur. La clé est donnée par le terme « fatigue » répété trois fois à la fin du texte, comme en écho au mot « travail », répété précédemment.
=== Le texte a progressé de l’extérieur, plus facile à reconstituer vu que cela correspond à un mode de vie connu de Juliet, à l’intérieur : la solitude totale d’une enfant prisonnière de son milieu.
CONCLUSION
Cela nous amène à nous interroger sur le rôle de cette re-création. Il y a sans doute chez Juliet un double désir : expliquer la mort de cette mère, internée suite à une tentative de suicide, mais aussi établir un lien posthume entre lui et elle. Nous retrouvons d’ailleurs, dans d’autres passages de Lambeaux, les mêmes images de travail incessant, de monotonie, de contraintes et de vide intérieur : à la caserne (p. 117), à l’École du service de santé militaire de Lyon (p. 125)…Ainsi l’écrivain se sert de soi pour décrire la mère inconnue, et, parallèlement, affirme qu’elle lui a légué ce qu’il est.
Pour compléter l’analyse : une vidéo du spectacle, mise en scène de Sylvie Mongin-Algan