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oct 2014
Juliet, « Lambeaux » : Lecture analytique, 1ère Partie, « L’enfance de la mère »
Posté dans Littérature, Roman par cotentinghislaine à 5:58 | Commentaires fermés

L’enfance de la mère, pp. 14-16

de « La journée commence… » à « la fatigue. »

Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.
Le passage étudié se situe au début de la première partie. Il raconte l’enfance difficile de la mère à la campagne pendant l’entre-deux-guerres. En cela, il offre un témoignage sur une époque, qui permet aussi de découvrir la personnalité de l’héroïne.

Comment Juliet transforme-t-il en personnage romanesque sa mère inconnue ?

L’IMPORTANCE DU TRAVAIL

Le mot « travail » est mis en valeur dans une phrase nominale qui le répète : « Travail, travail. », et deux procédés stylistiques permettent d’accentuer la dure vie paysanne dans l’entre-deux-guerres

une fermeLe premier procédé est l’énumération, utilisée à 2 reprises, d’abord, des lignes 2 à 10, celle des tâches ménagères, avec des verbes à l’infinitif, « à laver », « à aller chercher », « à porter, la préposition « à » traduisant  l’ensemble des contraintes marquant la vie d’une fille dans une ferme. Il y a, bien sûr, le soin des animaux, et il faut assurer la vie quotidienne : la nourriture (« légumes »), le chauffage au « bois ». Les points de suspension (l. 7) suggèrent que l’on pourrait encore allonger cette liste déjà longue. On note également l’accumulation de verbes d’action, face à un seul verbe d’état à la fin du texte : « tu restes » (l. 37).
On retrouve une énumération des lignes 23 à 26 dans laquelle les infinitifs, juxtaposés, qui présentent les tâches culinaires, contrastent avec la première partie de la phrase : « … le père tassé sur sa chaise face à la cheminée laisse couler les heures en tirant sur sa pipe ». Ressort ainsi l’opposition entre les hommes, qui peuvent jouir de moments de repos, et les femmes, pour lesquelles les contraintes ne cessent jamais, ce que révèle aussi le choix de verbes comme « dois» (l. 9) ou « il faut encore » (l. 25).

De plus, le texte est construit autour d’indices temporels, qui, tous, amplifient l’impression d’un travail incessant, en insistant sur la durée.
Au début, on peut penser qu’il s’agit d’une journée particulière, en « hiver » (cf. p. 13, « l’hiver venu »), mais la suite, avec des procédés de généralisation, montre qu’elle est représentative de ce mode de vie. Le texte s’ouvre avec « Quand la journée commence… » (l. 1) et se ferme sur la nuit : « Quand vient le moment d’aller dormir… » (l. 35), mais ce déroulement se trouve élargi par la mention des saisons sous forme d’ajout : « De surcroît, au printemps et en été » (l. 7), « En hiver » (l. 9). Puis le récit se focalise sur « Le soir » (l. 10), là encore par ajout, avec un contraste qui souligne le rôle de la fille « aînée », marqué par le connecteur d’opposition : « Puis elles [les jeunes soeurs]  montent se coucher. Mais, pour toi la journée n’est pas encore finie » (l. 12-13).  Un dernier ajout complète cette série d’activités : « Après quoi » (l. 25). La fin du texte présente clairement la généralisation, par élargissement successifs (« au long des journées », l. 29), puis dans l’énumération en gradation : « au fil des jours, des saisons, des années » (l. 40-41). Ainsi est mis en relief un véritable emprisonnement dans le travail, restitué par le futur dans la première phrase (« tu n’auras aucun répit »), qui transforme cette journée en destin.

 vie paysanneMais surtout, Juliet relie son personnage à une époque, l’inscrit dans un contexte qui explique son mode de vie. Il amplifie la pauvreté des campagnes, grâce aux adjectifs qui en font une composante inévitable de la conscience paysanne : « L’ancestrale, la millénaire obsession de la survie » (l. 17-18). Les choix lexicaux, « la misère », « le maigre avoir », montrent que c’est bien la peur du lendemain qui régit ce monde paysan âpre au gain. 

paysannesParallèlement Juliet montre bien ce qu’était alors la condition féminine. Malgré le rôle joué par les femmes pendant la 1ère guerre mondiale, on est, en effet, encore loin de leur libération. La mention du « rapide repas le plus souvent pris debout » (l. 10-11) révèle qu’elles restent encore au service de l’homme. Il explicite aussi ces contraintes, avec une généralisation par le pronom « vous » (l. 14-17) : « Une règle […] veut que les femmes ne restent jamais inoccupées », comme pour ne pas leur laisser le temps de penser… ce qui pourrait les conduire à un comportement dangereux, voire à une révolte.

=== À travers sa description, Juliet fait de son héroïne un personnage-type d’une époque et d’un lieu, en lui prêtant les difficiles conditions de vie des femmes, que lui-même a pu observer dans son enfance.
 
UN PERSONNAGE RECRÉÉ

Les choix d’énonciation contribuent largement à faire vivre sous nos yeux cette mère, comme si le lecteur était amené à partager cette vie. La narration faite au présent permet à Juliet de jouer sur un double tableau : c’est à la fois un présent d’instantanéité, qui met sous les yeux du lecteur une accumulation d’instants, tous liés au travail, et de vérité générale, puisque ces moments illustrent cette vie répétitive, monotone, en résumant une enfance.
Le pronom « tu », quant à lui, transforme le récit en un dialogue avec le personnage, qui n’est plus là pour répondre, mais qui est ainsi interpellé, donc pris à témoin de la vérité du récit, cautionnée aussi par le passage au pluriel (« vous », l. 15), qui laisse sous-entendre que le narrateur exprime une vérité générale.

De plus, le personnage est inséré dans un contexte familial, qui contribue à lui donner une épaisseur, tout en exprimant le poids de la famille. Déjà les articles définis,  « le père », « la mère », certes appellation traditionnelle dans les campagnes, créent aussi une distanciation entre les parents et cette enfant. Aucune communication n’existe entre eux, le père restant silencieux (« en tirant sur sa pipe », l. 23), et les tâches avec la mère semblent s’accomplir sans la moindre parole, de même que le temps du repas.
La place dans la fratrie est également significative : « Tu es l’aînée, tu leur as servi de mère » (l. 25-26), formule reprise dans le dernier paragraphe (l. 39), suggère à la fois que la mère réelle n’était guère présente, et que cela ajoutait encore des tâches à cette enfant : « tu te penches sur leurs devoirs, leur fais réciter leurs leçons », l. 11-12). Mais aussi introduit un lien affectif au sein de cette famille : « « tu t’es employée à leur donner ce que tu ne recevais pas ». Rien n’est dit véritablement, aucun sentiment n’est mentionné, mais l’implicite est clair : il s’agit bien d’un don d’amour de l’aînée aux cadettes.

Anne de Boissy, mise en scène Sylvie Mongin-Algan

Anne de Boissy, mise en scène Sylvie Mongin-Algan

Tout cela conduit à restituer les sensations et les sentiments du personnage, son mal de vivre, de façon à émouvoir le lecteur. La clé est donnée par le terme « fatigue » répété trois fois à la fin du texte, comme en écho au mot « travail », répété précédemment.

Il s’agit d’abord de la fatigue physique. Juliet rappelle la jeunesse de cette enfant (« très tôt dans ton âge, alors que tu n’as pas encore quitté l’école », l. 27-28), sachant que l’école n’est alors obligatoire que jusqu’à 14 ans. Elle est exprimée essentiellement par des sensations : « cette lourdeur par tout le corps » (l. 29), « tu peines à gravir les marches » (l. 36), « Parfois, tu n’as pas la force de te glisser dans ton lit » (l. 37), « affalée sur ta chaise » (l. 38). L’enfant semble totalement passive, captive d’un corps qui ne peut plus se mouvoir librement.
Mais le narrateur intervient pour interpréter la vie intérieure de son personnage. Il décrit une fatigue psychique, sans doute pire, parce qu’elle montre à un épuisement moral face à cette vie sans joie, où le « moi » se trouve nié. En évoquant « la nécessité de te harceler pour venir à bout de ce que tu entreprends » (l. 30-31), Juliet met en évidence le fait que la contrainte n’est plus imposée de l’extérieur : c’est l’enfant elle-même qui se dicte ses propres contraintes. Elle se dissocie presque d’elle-même, devenant une sorte d’automate dans ses actions : « cette sorte de vague malaise qui te rend plus lente, moins efficace, qui t’empêche de prendre plaisir à ce que tu fais » (l. 31-34). Nous mesurons son sentiment de frustration devant le fait de ne pouvoir disposer librement de soi-même, qui conduit à un vide intérieur, puisqu’il n’y a même pas la notion de rêve : « tu restes là, les yeux dans le vide » (l. 37-38).

=== Le texte a progressé de l’extérieur, plus facile à reconstituer vu que cela correspond à un mode de vie connu de Juliet, à l’intérieur : la solitude totale d’une enfant prisonnière de son milieu.

CONCLUSION

Ce passage montre bien comment Juliet passe de la biographie à la naissance d’un personnage romanesque. Il s’agit bien, en effet, d’une biographie aidée par les informations que Juliet a pu recueillir auprès des sœurs de sa mère, et par sa propre connaissance du mode de vie rural. On peut rapprocher d’ailleurs ce passage de l’image données de sa mère et de ses sœurs adoptives, dans la seconde partie, aux pages 97-98. Mais le texte dépasse largement la simple information sur « une vie » pour devenir un dialogue avec un personnage qui prend vie sous les yeux du lecteur, auquel Juliet prête une vie intérieure, et qui doit l’émouvoir par cette image d’enfant prisonnière de sa solitude. On pourrait rappeler le personnage de Cosette chez les Thénardier, dans les Misérables de V. Hugo.

Cela nous amène à nous interroger sur le rôle de cette re-création. Il y a sans doute chez Juliet un double désir : expliquer la mort de cette mère, internée suite à une tentative de suicide, mais aussi établir un lien posthume entre lui et elle. Nous retrouvons d’ailleurs, dans d’autres passages de Lambeaux, les mêmes images de travail incessant, de monotonie, de contraintes et de vide intérieur : à la caserne (p. 117), à l’École du service de santé militaire de Lyon (p. 125)…Ainsi l’écrivain se sert de soi pour décrire la mère inconnue, et, parallèlement, affirme qu’elle lui a légué ce qu’il est.

Pour compléter l’analyse : une vidéo du spectacle, mise en scène de Sylvie Mongin-Algan

 

 

 

 


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