« Rodrigue et le Comte », II, 2
Corneille emprunte son sujet à un drame espagnol, Las Macedades del Cid ( les enfances du Cid, 1618) de Guillén de Castro, qui lui-même avait repris le héros d’une chanson de geste datant du milieu du XII° siècle (La Chanson de Rodrigue), que le Romancero del Cid avait renouvelé sous la Renaissance. La pièce remporte immédiatement un grand succès, ce qui provoque la jalousie des rivaux de Corneille. Avec l’appui des théoriciens du classicisme, ils provoquent le conflit qu’on nomme la « Querelle du Cid ».
En avril 1637, Scudéry publie ses Observations sur Le Cid : il critique l’irrespect des règles d’unité, l’invraisemblance du sujet, non emprunté à l’Antiquité mais à l’Espagne (alors en guerre avec la France), l’irrespect des bienséances, notamment pour le personnage de Chimène… et accuse Corneille de plagiat. En juin, Richelieu lui-même exige qu’on fasse appel au jugement de l’Académie française, créée en 1635. En décembre 1637, un autre théoricien, Chapelain,publie les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, qui reprennent certaines des critiques de Scudéry, mais louent la force des passions et des pensées et lavent Corneille de tout reproche de plagiat. Richelieu scelle la fin de la « Querelle ». Mais Corneille, blessé, répond à ces critiques dans un « Avertissement », puis dans l’Examen du Cid, qui contient encore des justifications. Mais le succès public ne se dément pas : « En vain contre le Cid un ministre se ligue,/ Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue./ L’Académie en corps a beau le censurer,/ Le public révolté s’obstine à l’admirer. », déclare Boileau.
L’acte I présente la situation : Rodrigue et Chimène s’aiment. Mais un conflit éclate entre le père de Rodrigue, Don Diègue, et le père de Chimène, Don Gormas, qui lui reproche d’avoir été nommé par le roi gouverneur du prince de Castille. Don Gormas donne un soufflet à son adversaire. Trop faible pour se faire justice lui-même, il remet son épée à son fils pour qu’il assume sa vengeance. À l’issue d’un douloureux dilemme, Rodrigue décide de provoquer le comte Don Gormas en duel, certain d’avoir le bon droit pour lui face à un geste injuste. CORNEILLE_LeCid Comment Corneille représente-t-il l’affrontement entre deux générations ?
LA VIOLENCE DU CONFLIT
Avant que n’ait lieu le conflit physique entre les deux personnages, le duel, le conflit se déroule sous la forme d’un duel verbal, opposant violemment les générations.
C’est Rodrigue qui imprime à la scène son rythme vif, en faisant preuve d’une confiance en lui inébranlable. La scène s’ouvre sur une interpellation brutale, dans une phrase elliptique, brutale : « À moi, Comte, deux mots. » La violence se poursuit dans des alexandrins brisés, pour traduire l’élan du jeune homme, avec des modalités expressives, qui se multiplient. On relève d’abord l’impératif : « Ôte-moi », « Parlons bas ; écoute », « Parle sans t’émouvoir » : Il se place ainsi en position de supériorité face à un homme plus âge, devant lequel il devrait s’incliner respectueusement.Les questions oratoires, des vers 3 à 7, visent, avec l’anaphore de « Sais-tu », à provoquer le Comte, tutoyé avec mépris. Rodrigue vouvoie son père, il devrait donc vouvoyer le Comte. Le défi est lancé, lui aussi, de façon brutale avec les nombreux monosyllabes du vers 7 : « À quatre pas d’ici je te le fais savoir. »
On retrouve ce même rythme accéléré à la fin de la scène, où c’est à nouveau Rodrigue qui imprime l’élan avec l’impératif, « Marchons sans discourir », puis avec les répliques parallèles en stichomythie du vers 44 : « Es-tu si las de vivre ? – As-tu peur de mourir ? » Cette dernière réponse, avec l’antithèse entre « vivre » et « mourir » est une véritable insulte, car c’est une façon d’accuser le Comte de lâcheté. Rodrigue manifeste donc pleinement l’insolence de sa jeunesse.
L’audace de Rodrigue s’accompagne de ce qui peut être considéré, vu son jeune âge, comme de la prétention. Il utilise ainsi, pour faire son propre éloge, un lexique mélioratif, dans des formules nettement marquées, prononcées avec hauteur et fierté, par exemple « Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées / La valeur n’attend pas le nombre des années ». On sent tout l’orgueil du jeune homme dans l’affirmation « Mes pareils à deux fois ne se font point connaître », accompagnée de l’hyperbole : « des coups de maître » (en écho au premier hémistiche, des « coups d’essai »), et reprise avec force dans le second hémistiche du vers 15 : « Oui, tout autre que moi… ».
Toute la réplique qui se développe des vers 17 à 22 argumente en ce sens, avec un double mouvement, souligné par le connecteur d’opposition « Mais ». Dans un premier temps, Rodrigue reconnaît la valeur de son adversaire, amplifiée par les images (« les palmes », « un bras toujours vainqueur », avec la métonymie), et s’admet « téméraire ». Mais c’est pour mieux affirmer sa valeur dans un second temps, en 3 vers rythmés nettement par la césure à l’hémistiche et renforcés par les parallélismes : « Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur. », « A qui venge son père il n’est rien d’impossible », avec l’antéposition du complément qui le met en relief, ou « Ton bras est invaincu, mais non pas invincible. », avec la reprise lexicale par dérivation :
Ainsi, la scène inverse le comportement inter-générationnel traditionnel, fondé sur le respect, et le seul moment de modestie se retrouve immédiatement effacé par l’élan qui le pousse au combat. Rodrigue ne rend pas justice à son adversaire.
Mais, face à lui, le comportement du Comte, son mépris de grand seigneur, n’est pas plus juste. L’attitude de Don Gormas évolue en trois mouvements. D’abord, ses réponses sont très réduites, évasives : « Oui. », « Peut-être. », « Que m’importe ? ». Il refuse donc d’entrer dans la provocation lancée, et cherche à maintenir une distance avec le jeune homme, pour affirmer sa supériorité.
Ensuite, il exprime avec force son mépris, très orgueilleux, par une brève exclamation, « Jeune présomptueux ! », et en opposant les pronoms personnels dans une construction en chiasme entre « moi » et « toi » ou « tu » et « je ». Il rabaisse ainsi la valeur militaire du jeune homme, en soulignant son inexpérience. Les questions rhétoriques dénoncent de façon très ironique la vantardise de Rodrigue : « qui t’a rendu si vain ? » (v. 11). Tout aussi ironique sa reprise de la question posée par Rodrigue au début : « Sais-tu bien qui je suis ? » (v. 15).
Enfin, il termine par le sarcasme, à travers la seconde partie de sa tirade, à partir du connecteur « Mais » au vers. 33. Il exprime, en effet, une forme de « pitié » pour le jeune homme : « je plains ta jeunesse », « le regret de ta mort ». Mais cette pitié est très méprisante, car elle sous-entend un « combat inégal », dans lequel la victoire serait obtenue « sans effort ». Elle permet donc au Comte de rabaisser la valeur de Rodrigue.
Ainsi, le conflit s’est accentué au fil de la scène, deux comportements injustes s’opposent, l’audace excessive du plus jeune trouvant face à elle l’orgueil exagéré d’un homme d’âge mûr, sûr d’être en pleine maîtrise de ses forces.
UNE VALEUR COMMUNE : L’HONNEUR
Corneille écrit pour le public aristocratique du temps de Louis XIII, une génération qui a encore le goût de l’aventure, des valeurs héroïques héritées de la féodalité, mais qui développe aussi une morale aristocratique fondée sur l’honneur et la gloire. Or, par-delà leur conflit, les deux adversaires se retrouvent dans ces valeurs.
C’est l’honneur qui justifie le défi lancé par Rodrigue, ici la volonté de rendre justice à son père,et, à travers lui, de défendre sa famille. Son interpellation s’ouvre sur cette valeur, à travers une question qui est en fait une affirmation : « Connais-tu bien Don Diègue ? » Il développe un éloge insistant de son père à travers l’énumération ternaire : « la même vertu, / La vaillance et l’honneur de son temps ? ». Il est ainsi présenté comme l’incarnation des plus nobles qualités. C’est d’ailleurs à son père qu’il se rattache en se présentant lui-même : « Cette ardeur que dans les yeux je porte, / Sais-tu que c’est son sang ? » Il insiste sur cet honneur qu’il porte en lui, qu’il présente comme la source de tout triomphe : « À qui venge son père il n’est rien impossible ». Enfin, c’est encore son honneur blessé qui provoque son indignation face au discours du Comte, soutenue par la reprise verbale et la récurrence de la voyelle [i] aiguë : « D’une indigne pitié ton audace est suivie: / Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie ? ».Cette dernière phrase fait parfaitement comprendre qu’aux yeux de Rodrigue l’honneur est plus important que sa propre vie.
Pour le Comte aussi, l’honneur est une valeur essentielle. Dans sa principale tirade, le Comte, à travers l’ironie qui vise Rodrigue, sa « pitié » un peu méprisante, ne cherche pas vraiment, en effet, à épargner le jeune homme. La raison principale est le désir de préserver son propre honneur, comme le montre l’emploi des négations : « Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire », « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. », avec la symétrie syntaxique qui fait de ce vers une maxime, telle une règle de vie. C’est aussi ce qui explique son estime pour Rodrigue, la valeur qu’il reconnaît, par-delà son ironie, à son adversaire, dans la première partie de sa tirade, des vers 23 à 32. Il mentionne à plusieurs reprises son « cœur », en reprenant le terme de Rodrigue, c’est-à-dire son « courage ». Son lexique est mélioratif, « cette ardeur magnanime », « ta haute vertu », « un cavalier [un gentilhomme] parfait », avec une amplification spatiale : « l’honneur de la Castille ».
En même temps, sa tirade rappelle le dilemme vécu par Rodrigue : « Je sais ta passi/on », avec une diérèse qui amplifie. Et l’on sent toute l’approbation du Comte dans le choix lexical hyperbolique (« suis ravi », c’est-à-dire transporté de joie) et le rythme de la phrase périodique qui suit, avec les quatre subordonnées introduites par « que » en anaphore. C’est le « devoir » qui l’a emporté chez Rodrigue, et c’est ce qu’approuve le Comte, ce qui l’amène aussi à accepter le combat, à la fin de la scène.
Ainsi, en lui accordant son admiration (« J’admire ») et son « estime », il reconnaît à Rodrigue une dignité qui fait de lui un adversaire à sa hauteur. L’« honneur » a donc été la valeur commune permettant aux deux adversaires de se reconnaître, de se rendre mutuellement justice.
CONCLUSION
Certes, il y a un véritable duel verbal entre les deux adversaires, pour figurer le duel réel, qu’il est impossible de montrer sur scène en raison à la fois des règles de bienséances, et de l’interdiction des duels par Richelieu. La rupture des règles de respect entre deux gentilshommes, un plus jeune et un plus âgé, témoigne de l’injustice qui sépare les deux personnages. Cependant, à travers ce conflit, une même valeur les réunit : l’honneur, le souci de la gloire et du « sang ». Tous deux ont donc une morale aristocratique, en accord avec l’époque de l’écriture.
Deux caractéristiques du style de Corneille ressortent de cette scène. D’une part, il effectue un travail sur le rythme, tantôt pour briser l’alexandrin afin de reproduire la colère qui anime les personnages, tantôt en soulignant fortement le rythme binaire, avec une césure fortement marquée, et deux hémistiches symétriques. On note, d’autre part, son goût pour les maximes , des vers qui sonnent comme des vérités absolues, avec un lexique qui joue sur les parallélismes et les antithèses.
« La colère de Néron », III, 8
C’est en 1669 que Racine fait représenter à l’hôtel de Bourgogne sa tragédie, Britannicus, qui ne remportera de succès que lors de sa reprise, grâce à l’estime manifestée par le roi Louis XIV. Certainement pour rivaliser avec Corneille, il s’inspire de l’histoire romaine en lui empruntant un de ses empereurs les plus représentatifs de l’injustice d’un pouvoir tyrannique, Néron. Mais il met en scène un Néron encore jeune, encore novice dans le crime.
Agrippine a poussé au pouvoir le jeune Néron, fils de son premier époux, aux dépens de son demi-frère, Britannicus, fils de l’empereur Claude, son second époux. Malgré cet appui, Néron reste jaloux de celui qui est son rival dans le coeur de Junie, que l’empereur souhaite épouser, après avoir répudié son épouse, Octavie. Il ne lui reste plus qu’à se débarrasser de lui…
Au début de la pièce, Agrippine annonce une évolution de son fils : « L’impatient Néron cesse de se contraindre ; / Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. » Son premier crime est donc l’élimination de Britannicus, son rival dans le cœur de Junie.
Dans la scène 8 de l’acte III, un violent conflit éclate entre les deux « frères ».
RACINE, « Britannicus », III, 8 Britannicus a, en effet, réussi à avoir un entretien avec Junie, que Néron retient prisonnière dans le palais et qu’il a obligée à rompre avec son amant. Mais Néron survient, et surprend le couple. Comment cette scène de conflit met-elle en valeur la tyrannie exercée par Néron ?
LE CONFLIT AMOUREUX
Même si elle n’intervient qu’à la fin de la scène, il convient de ne pas oublier la présence de Junie, destinatrice indirecte du discours des deux rivaux. C’est elle qui infléchit leur discours, chacune des deux cherchant à la séduire, Britannicus par l’amour qu’il lui porte, Néron en affirmant sa toute-puissance.
La colère de Néron explose car il vient de surprendre son rival triomphant, aux pieds de Junie qui lui avoue son amour. C’est donc son orgueil qui se trouve blessé. Sa première réaction est l’ironie par antiphrase, au vers 1, car ce qu’il vient de voir, les « transports » amoureux; ne peuvent paraître « charmants » à Néron, forcément jaloux. Aux vers 4-6, l’ironie prend une autre forme : Néron feint d’avoir emprisonné Junie pour « faciliter de si doux entretiens » avec Britannicus.
Sa seconde réaction est la menace (« l’art de punir un rival téméraire, v. 36), avec un double mouvement Il ouvre d’abord une perspective de salut : seule « l’inimitié » de Junie pourrait préserver Britannicus, d’où l’ironie de l’impératif, « souhaitez-la ». Mais il referme aussitôt cette possibilité : « Elle vous a promis, vous lui plairez toujours ».
Loin de tenter de calmer Néron, Britannicus fait tout pour accentuer cette colère. Il le provoque par l’affirmation d’un amour partagé : aux vers 7 et 8, il se présente comme un amoureux triomphant grâce aux faveurs accordées « partout » par la femme aimée. Puis il affirme sa soumission totale à son amante. C’est d’elle que dépend sa vie entière : « sa seule inimitié peut me faire trembler » (v. 38), avec la force du verbe, « Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire » (v. 40), avec la reprise du verbe, « Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche » (v. 43), qui montre ce respect.
Enfin, il en vient à une accusation de plus en plus directe de Néron et de sa façon d’agir avec Junie. Il met d’abord en valeur ce qu’elle peut ressentir face aux menaces : « de tels sentiments / Ne mériteront pas ses applaudissements », avec le verbe au futur qui marque la certitude. Plus, avec plus de violence, il blâme le chantage auquel Néron l’a soumise, aux vers 42 et 44, avec les verbes « épier » et se « cache[r] » qui rappellent sa façon d’agir perfide. Finalement, lui aussi recourt à l’ironie, pour conclure le conflit, « C’est ainsi que Néron sait disputer un cœur »,en blâmant le recours à la force.
Néron révèle ici son vrai visage, sa cruauté gratuite : il prend plaisir à faire souffrir son rival devant celle qu’il prétend séduire.
LE CONFLIT POLITIQUE
Au-delà de leur rivalité amoureuse, le conflit est, à la base, politique, car tout deux prétendent à l’exercice du pouvoir.
Britannicus fils de l’empereur Claude et de Messaline, est l’héritier en ligne directe. A deux reprises, il mentionne ce statut. Au vers 10, l’allusion à « l’aspect de ces lieux… » rappelle à son adversaire que le palais où il se trouve est celui de son père, donc lui appartient. Puis, de façon plus insultante, en l’appelant par le prénom de son père « Domitius », il lui signale qu’il n’a aucun droit d’agir « en maître ».
Néron est le fils d’Agrippine, elle-même descendante de l’empereur Auguste, né de son premier mariage avec Dimitrius Ahenobarbus, que l’empereur Claude adopta ensuite. En faisant empoisonner Claude, Agrippine pousse Néron sur le trône, et elle renforce sa légitimité en lui faisant épouser Octavie, la sœur de Britannicus. Face à Britannicus, Néron affirme hautement sa supériorité d’empereur en lui déniant ses droits au pouvoir. Au vers 12, sa question est chargée d’ironie, tout en renforçant l’affirmation par le redoublement du verbe : « qu’on me respecte et que l’on m’obéisse ». De même, l’opposition temporelle (« J’obéissais » / « vous obéissez »), est très ironique, tout comme l’hypothèse des vers 19-20, faussement aimable.
Le conflit révèle la naissance d’un tyran. Britannicus fait de Néron un portrait sévère. Aux vers 23-24, on note la force du verbe au singulier, globalisant, « tout ce qu’a… », et l’énumération critique qui suit tire sa force de sa progression de l’abstrait (« l’injustice et la force ») au concret : « Les empoisonnements, le rapt et le divorce ». Le blâme est souvent ironique. Le vers 29 rappelle de l’action même de la pièce, l’avènement du tyran (« Ainsi Néron commence à ne plus se forcer »), et le vers 31 les promesses faites lors de l’accession de Néron au pouvoir.
Mais Néron révèle lui-même son cynisme. Tout en se plaçant comme le chef de « l’empire » et de « Rome », il avoue nettement une forme de machiavélisme. Lui-même n’a aucun respect envers Rome (v. 25-26), avec la diérèse sur « curi/eux » comme pour se moquer du peuple. Il montre une indifférence totale à ce que Rome peut penser de lui, et se réjouit de régner par la terreur qu’il provoque : « Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne ».
La scène montre donc la confrontation entre une légitimité, plutôt républicaine, avec la question de Britannicus qui en appelle aux « droits » conférés par le peuple, au vers 22, et un empire qui affiche son despotisme, comme le prouve l’importance du mode impératif dans le discours de Néron.
UNE TENSION TRAGIQUE
Le rythme de la scène est en gradation, correspondant à la colère croissante des deux protagonistes. La 1ère réplique, de 6 vers, appartient à Néron, puisque c’est lui qui prend l’initiative en interrompant le duo amoureux. Puis viennent quatre répliques de quatre vers chacune, pour l’argumentation de Britannicus, à laquelle Néron répond. A partir du vers 21, le rythme se brise, l’alexandrin se disloque, ce qui permet de mettre en valeur la place de « Rome », terme repris trois fois, et l’opposition entre « son respect » et « ce qu’elle en pense ». Enfin l’on observe la stichomythie : les vers se répondent un par un ou deux par deux. Elle se marque par des échos lexicaux,notamment entre les rimes par antithèse (« silence / pense », « se forcer / se lasser »), ou par parallélisme (« règne / craigne ») ou par reprise des mots, en parallèle ou avec inversion : « « le bonheur de son règne / Heureux ou malheureux », « si je ne sais / je sais », « le bonheur de lui plaire / Vous lui plairez toujours ». La discussion est de plus en plus tendue, les deux rivaux ont baissé le masque, et la violence verbale est l’annonce de la violence des actes dans la suite de la pièce.
Cette scène comporte aussi toutes les caractéristiques propres au tragique. Les héros, emportés par leur passion, ne peuvent maîtriser leur comportement : on reconnaît, chez tous les deux, une forme d’ « hybris », de démesure. La fatalité est présente, même si elle n’est plus exercée par les dieux. Tous les personnages sont, en fait, victimes de forces historiques qui les dépassent : « Ainsi par le destin nos vœux sont traversés », rappelle ce thème, même s’il y a de l’ironie dans la réplique.
Enfin, on trouve les deux sentiments qui, selon Aristote (La Poétique), doivent être provoqués dans la tragédie, la terreur et la pitié. D’une part, l’appel aux « gardes », plusieurs fois réitéré, montre bien la menace, que ceux-ci ont du mal à exécuter vu la personne de Britannicus. Elle se marque également dans l’intervention de Junie pour tenter d’arrêter Néron, avec un discours fortement modalisé. L’interrogation du vers 45 marque son effroi, tout comme les nombreuses exclamations, soutenues par les interjections : « Hélas ! », « Ah ! ». Parallèlement Junie tente, d’autre part, de provoquer la pitié de Néron, d’abord en évoquant les excuses de Britannicus, ensuite en se sacrifiant elle-même pour tenter de ramener la paix entre les deux frères rivaux. Elle donne à ce sacrifice une valeur sacrée, puisqu’il s’agit d’aller chez les « vestales », pour tenter de fléchir Néron.
Mais en se rangeant du côté de Britannicus, Junie ne fait que contribuer à la perdre, en accentuant la jalousie de Néron. La scène s’achève sur une séparation inévitable, chaque personnage se retrouvant enfermé dans sa solitude.
CONCLUSION
La scène est à relier à son contexte historique : le pouvoir absolu de Louis XIV, qui s’affirme à cette époque. Ainsi Néron se libérant de la tutelle de sa mère et de Burrhus, nous rappelle Louis XIV se libérant de ses conseillers et de la régence (mort de Mazarin, en 1661, mort d’Anne d’Autriche, en 1662), et connaissant des dissensions avec son frère, Philippe d’Orléans. La pièce offre ainsi l’intérêt de délimiter la frontière entre le pouvoir absolu, juste, et la tyrannie, injuste, à travers le personnage de Néron, modèle du tyran.
Le second intérêt de cette scène est de montrer comment Racine met en place un nouveau déterminisme. Les hommes sont ici régis, non plus par la toute-puissance divine, à l’image des tragédies de l’antiquité grecque, ni même par le seul poids des forces historiques, car Néron est encore fragile, mais d’abord par le déterminisme de leurs propres passions. Tous les personnages sont confrontés à leurs désirs violents, doivent faire des choix, et ce sont eux qui génèrent les conflits et entraînent leur sort fatal. (Cf. extraits de la 1ère Préface).
« Le Chêne et le Roseau »
La fable 22 ferme le 1er livre du 1er recueil des Fables de La Fontaine, paru en 1668, et dédié à « Monseigneur le Dauphin ». Il s’agit toujours d’une forme d’apologue, qui répond à la volonté classique d’associer « plaire et instruire », mais qui n’utilise plus d’animaux, mais, pour la seule fois dans ce livre I, des végétaux.
À l’époque où il publie son premier recueil de fables, La Fontaine est déjà connu pour ses contes libertins. Il a perdu son protecteur Fouquet, arrêté et emprisonné sur ordre du roi en 1661, et est devenu « gentilhomme servant » de la duchesse d’Orléans. les Fables vont lui offrir l’occasion de tenter de rentrer dans les bonnes grâces du roi. En digne partisan des Anciens dans la « Querelle des Anciens et des Modernes », La Fontaine puise son inspiration chez les auteurs antiques, ici Ésope. Mais la fable forme aussi une conclusion du livre I, qui inverse la 1ère fable, « La Cigale et la Fourmi », puisqu’ici c’est le plus faible qui triomphe.
Comment le poète met-il en scène cette victoire du roseau ?
L’ART DU RÉCIT
Le récit suit un schéma narratif traditionnel. La Fontaine pose longuement la situation initiale, à travers deux discours annoncés, aux vers 1 et v. 9, qui nomment les personnages, le « Chêne » et « l’Arbuste », pour minimiser dès le début le roseau.
Le récit des événements par lui-même est rapide. L’élément perturbateur est la tempête, qui arrive avec brutalité, comme le signale le second hémistiche du vers 24 : « Comme il disait ces mots ». La Fontaine la met en valeur par plusieurs procédés, d’abord le long enjambement qui la rapproche progressivement des vers 25 à 27. Puis, elle se trouve à la fois personnifiée par la périphrase et accentuée par l’hyperbole : « Le plus terrible des enfants / Que le Nord eût porté jusque là dans ses flancs. » Ajoutons à cela le jeu des sonorités, associant la rudesse du [ R ] qui accompagne [ t ], [ d ] et [ k ], et l’imitation du souffle du vent déchaîné avec [ f ], [ s ] et [ z ].
La péripétie, très rapide en deux octosyllabes consiste en le combat des végétaux contre les éléments déchaînés : deux vers courts, montrent en parallèle chacun des deux au vers 28, tandis que la tempête est amplifiée au vers 29.
La situation finale est la chute du chêne que le vent « déracine ».
À la façon d’une pièce de théâtre, La Fontaine pose un décor, brièvement esquissé, un cadre naturel avec la présence de l’eau dans la périphrase « sur les humides bords des Royaumes du vent » (v. 5), et le « feuillage » dont l’étendue est reproduite par l’enjambement du vers 12 : « feuillage / Dont je couvre le voisinage ». Tout au long de la fable le vent est présent, minimisé au début dans deux octosyllabes enjambant : « le moindre vent qui d’aventure / Fait rider la face de l’eau ». Au vers 10, on observe l’opposition entre l’« aquilon », un vent du nord, violent, et le « zéphyr », légère brise, vent doux venu de l’ouest, qui se marque déjà dans les sonorités. Enfin arrive la tempête au vers 26. Ce vent est donc bien l’arbitre du conflit, et c’est lui qui lui apporte son dénouement.
C’est, en fait, le dialogue qui occupe la place principale dans la fable. Les discours rapportés permettent la personnification des végétaux : chacun d’eux, par son langage, exprime son caractère.
Le Chêne se signale par son orgueil et son narcissisme. Il oppose, en effet, la faiblesse du roseau à sa propre puissance. Le roseau est comme amoindri par le lexique, « un Roitelet », « le moindre vent », et le choix de l’octosyllabe. Son attitude figure le signe traditionnel de soumission : « Vous oblige à baisser la tête ». En revanche, le chêne souligne sa force, dans d’amples alexandrins, par la comparaison de son « front » « au Caucase », et par sa double supériorité affirmée face aux éléments naturels : défensive d’abord (« arrêter les rayons »), puis offensive : « Brave l’effort de la tempête ». Enfin il se montre fier de son rôle de protecteur grâce à son « feuillage », aux vers 11 et 12.
On note également sa fausse compassion, pitié chargée de mépris. C’est sur ce thème et ce ton qu’il ouvre, au vers 2, et ferme, au vers 17, son discours. Mais cette pitié lui permet, en fait, d’étaler sa propre supériorité, notamment dans sa proposition de protection. Si l’hypothèse, « si vous naissiez », conduit, en effet, à la généreuse proposition, « Je vous défendrais de l’orage », la restriction « Mais vous naissez » annule cette possibilité. Or, le chêne savait très bien que son offre était irréalisable. Il ne la fait donc que pour montrer, avec beaucoup de mépris, sa propre suprématie.
Le Roseau, lui, malgré sa faiblesse, qui vient d’être affirmée, se révèle habile. Dans un premier temps, en effet, il fait semblant de croire à la générosité du chêne : « Votre compas/si/on », terme ironiquement amplifié par la diérèse, « part d’un bon naturel ». Il feint même de le rassurer : « mais quittez ce souci ». Mais la suite de son discours affirme sa propre force, dont il vient, dans son début de réponse, de donner l’exemple : ne pas contredire, ni entrer dans un conflit, mais faire preuve de souplesse, de flexibilité. Il inverse donc l’image donnée par le chêne, mais calmement, sans colère : « Les vents me sont moins qu’à vous redoutables », « Je plie et ne romps pas ». Cependant, sa conclusion sonne comme une menace, marquée par l’opposition temporelle : « vous avez jusqu’ici » et « attendons la fin ».
Cette fable présente donc un conflit, fréquent chez La Fontaine, entre dominant et dominé, à la fois physique (la force face à la faiblesse) et psychologique, l’assurance orgueilleuse face à la prudence modeste.
LE SENS DE LA FABLE
Comme toutes les fables de La Fontaine, celle-ci est polysémique : elle se lit à plusieurs niveaux.
On y découvre d’abord une opposition des valeurs morales. Le défaut humain dénoncé par l’orgueil et la vantardise du chêne est, une fois de plus (cf. « L’Homme et son image »), l’amour-propre excessif. La Fontaine le montre comme une illusion, puisque le chêne se retrouve « déracin[é] ». C’est sur cette chute que se termine la fable, venant rappeler que tout être humain, même le plus puissant, est mortel.
En revanche, les qualités représentées par le roseau sont à rattacher au double sens du verbe « plier ». Il s’agit d’une part dela flexibilité : on doit savoir s’adapter aux circonstances, laisser passer la « tempête » sans la heurter de front, éviter d’entrer dans un combat que l’on risque de perdre. C’est donc une forme de sagesse prudente. Mais c’est, d’autre part, une stratégie habile, une sorte de feinte pour éviter la chute. Après la « tempête », le roseau peut se redresser. La Fontaine invite ainsi le lecteur à une forme de méfiance : on peut toujours trouver un plus puissant que soi.
Cela suggère alors une autre interprétation, une opposition sociale.
Le chêne est, traditionnellement, l’arbre royal – pensons à l’image de Saint-Louis – , symbole de toute-puissance. Il représente les puissants de la société, les privilégiés, ceux qui étalent leur puissance en méprisant leurs inférieurs ou en jouant les généreux protecteurs. La périphrase finale, « Celui de qui la tête au ciel était voisine », lui accorde une puissance qui en fait même presque un dieu. Face à lui, le roseau représenterait alors les plus faibles, qui n’ont pas d’autre solution face aux puissants que de rester modestes, de ne pas entrer dans un conflit, sagesse sociale prudente fréquemment exprimée dans le livre I.
Mais ces deux personnages peuvent aussi être mis en relation avec ce qu’a vécu La Fontaine, donnant à la fable un sens autobiographique. Le chêne fait penser à Fouquet, voire au Roi Louis XIV lui-même. Que figurerait alors la tempête ? Si nous voyons Fouquet dans le chêne, elle ne peut être que le roi qui le « déracine ». Si le chêne est le roi, la tempête devient le souffle divin lui-même, qui viendrait lui rappeler que lui aussi est mortel, que ses « pieds touchaient à l’Empire des Morts ».
La dernière question est donc : qui serait alors le Roseau ? Il ne peut être que La Fontaine lui-même, sa fable illustrant son art de « plier », c’est-à-dire de feindre de se limiter à des apologues, à de petits récits uniquement faits pour divertir, de rester modeste par ce choix d’écriture. Mais, en réalité, la fable serait une façon habile de résister à sa façon, et de combattre habilement les puissants.
CONCLUSION
Cette fable nous conduit à rappeler la définition de l’apologue : un court récit à valeur métaphorique qui conduit à une leçon. Elle remplit parfaitement ici son double objectif, « plaire » par le récit, rendu vivant par les discours et les rythmes, et mis en scène, « instruire » par le sens qui se dégage de la fable.
Mais chez La Fontaine, il convient de dégager la polysémie des fables : au sens moral, héritage traditionnel de son modèle, Ésope, il ajoute un sens social, né de l’observation de sa société, et tout particulièrement de la Cour. Les fables sont, donc, nourries de son expérience. Ainsi le livre I, qui s’ouvrait avec une cigale « artiste » condamnée à mort par son imprévoyance et la dureté de la puissante fourmi, se termine à l’inverse : le roseau n’est faible qu’en apparence, car, lucide, il sait résister aux obstacles en faisant de sa faiblesse une force.
[On pourra compléter cette étude par la lecture de la fable d’Anouilh, « Le Chêne et le Roseau, de celle de Queneau, « Le Peuplier et le Roseau », publié dans Battre la campagne.]
« La Mort et le Bûcheron »
Cette fable 16 se situe dans la seconde partie du 1er livre du 1er recueil des Fables de La Fontaine, paru en 1668, et dédié à « Monseigneur le Dauphin ». Comme tout apologue, qui répond à la volonté classique d’associer « plaire et instruire ». Mais ici La Fontaine n’utilise plus d’animaux, pour montrer directement l’homme et ses défauts.
À l’époque où il publie son premier recueil de fables, La Fontaine est déjà connu pour ses contes libertins. Il a perdu son protecteur Fouquet, arrêté et emprisonné sur ordre du roi en 1661, et il est devenu « gentilhomme servant » de la duchesse d’Orléans. Les Fables vont donc lui offrir l’occasion de tenter de rentrer dans les bonnes grâces du roi.
En digne partisan des Anciens dans la « Querelle des Anciens et des Modernes », La Fontaine puise son inspiration chez les auteurs antiques, ici Ésope, mais aussi Sénèque (Lettre à Lucilius, CI), repris par Montaigne dans les Essais (Livre II, chap. XXXVII). Comment le poète aborde-t-il le sujet grave de la mort ?
L’ART DU RÉCIT
Comme le plus souvent, la fable reprend une structure traditionnelle, simple. La situation initiale brosse le portrait du personnage en 4 vers aux rimes embrassées. L’élément perturbateur est introduit par « Enfin ». En deux vers, reliés par la rime suivie, il forme un arrêt, une rupture marquée par le passage au présent de narration, qui ouvre sur la réflexion. Le monologue intérieur, rapporté au discours indirect libre, avec 6 vers aux rimes suivies, occupe la place centrale dans la fable. L’élément de résolution est l’arrivée de la mort. Mais le dialogue avec elle mort, en 4 vers aux rimes croisées, n’apporte aucun réel dénouement. La vie du bûcheron se poursuivra, sans changement. Cette fable illustre bien les atouts de l’apologue : un récit bref, une intrigue simple, un personnage familier, associés à la variété des discours et de la versification.
La Fontaine, en quelques traits, peint son personnage, mais ce rapide croquis n’en est pas moins très évocateur. Il reproduit d’abord sa marche pénible par le rythme binaire des vers 1 à 4, à la césure bien marquée, par la récurrence du son [e] ouvert ou fermé, et par la reprise du [p] pour marteler les « pas pesants ». À cela s’ajoutent le choix de l’imparfait qui en accentue la durée, et les jeux sonores. Par exemple, au vers 2, l’association du [f] aux sifflantes ([s] et [z]) semble imiter l’essoufflement. La pesanteur est suggérée, elle, par les voyelles nasales graves : l’association, au centre de la rime embrassée, d’« ans » et « pesants », et l’écho sonore avec « gémissant » accentuent la fatigue.
Ce portrait s’inscrit dans le registre pathétique, car La Fontaine cherche à susciter la compassion du lecteur dès l’ouverture de la fable, par la qualification « Un pauvre bûcheron ». L’ordre des vers provoque le même sentiment : on le voit d’abord écrasé, comme caché par « tout couvert de ramée », hyperbole renforcée par l’écho sonore d’[u] et [R], avant de vraiment le distinguer. Le but de son trajet est retardé par l’accumulation des images qui dépeignent sa douleur, en associant le concret (« sous le faix du fagot ») et l’abstrait (« aussi bien que des ans »), association reprise en parallèle par « n’en pouvant plus d’effort et de douleur » et « fagot / malheur ». Ce but lui-même est rendu miséreux par le choix lexical : « sa chaumine enfumée ».
Enfin les discours rapportés contribuent à donner vie au récit.
Nous trouvons d’abord le discours indirect libre, qui précise le portrait du personnage en nous faisant pénétrer dans sa conscience : « il songe à son malheur ». La modalisation fait varier le ton de la plainte. Il s’ouvre sur 2 questions rhétoriques, aux vers 7 et 8, dont la réponse est, de toute évidence négative : la rime entre « monde » et « machine ronde » et le comparatif, « un plus pauvre », amplifient l’état pathétique du personnage. La suite répond à ces questions dans une phrase nominale, rendue brutale par la reprise du [p] et la double négation, « point » et « jamais ». Le chiasme, au centre duquel se trouvent les indices temporels, « quelquefois » et « jamais » marque la gradation dans sa misère.
Cette misère trouve son explication dans l’énumération qui suit, glissant du discours rapporté au récit pris en charge par le narrateur, avec l’enjambement du vers 10 sur l’octosyllabe du vers 11. Il mentionne d’abord les charges naturelles (« sa femme, ses enfants »), pour passer aux charges liées au fonctionnement de la société : « les soldats », qui pillent sans scrupules les campagnes, « les impôts », accablants pour le tiers état, « les créanciers », qui nous rappellent « La Cigale et la Fourmi », enfin « la corvée », qui supprime une journée de travail. Le commentaire du narrateur clôt ce monologue en reprenant le titre de la fable XV « Lui font d’un malheureux la peinture achevée », Le bûcheron est donc le parfait représentant de tous les malheureux accablés.
Le récit se termine par le dialogue avec la mort, et La Fontaine choisit ici les rimes croisées, comme s’il s’agissait de reproduire un affrontement. On note aussi le chiasme rythmique, deux alexandrins encadrant les octosyllabes, qui marque le contraste entre lenteur et rapidité. La rapidité porte sur l’allégorie de la mort avec deux courtes propositions juxtaposées, le 2nd hémistiche du vers 13 et l’octosyllabe du vers 14, avec le discours indirect. Face à cela, la justification du bûcheron est plus longue et embarrassée : l’octosyllabe enjambe sur l’alexandrin. De plus, la remarque finale, « tu ne tarderas guère », est plutôt ambiguë. Elle peut aussi bien signifier que cela ne lui prendra pas beaucoup de temps, ne la retardera pas dans tes autres fonctions, que se rattacher à l’âge du bûcheron, comme pour la faire patienter : elle « ne tardera[...] guère » à venir pour de bon le chercher.
La Fontaine a donc voulu conserver l’aspect plaisant de cette pirouette finale, empruntée à Ésope, qui crée une chute, pour révéler la peur de la mort chez tout homme.
LE SENS DE LA FABLE
La morale est ici explicite, au présent de vérité générale, généralisation soutenue par le pronom « nous » et la mention « des hommes », et elle se distingue nettement par le changement métrique : 4 heptasyllabes, vers plutôt rares. Mais là encore plusieurs sens peuvent être dégagés, si l’on tient compte du passage en italique qui relie les fables 15, « La Mort et le Malheureux », et 16, « La Mort et le Bûcheron ».
Ces vers posent d’abord une critique morale. Le refus de la mort est, en effet, présenté comme une forme d’aveuglement de la part des hommes : si « Le trépas vient tout guérir », l’homme devrait se réjouir d’échapper à sa « maladie », c’est-à-dire à son malheur. Mais l’homme est aveuglé par sa peur de la mort, et préfère se résigner à sa souffrance : « Plutôt souffrir que mourir » est une phrase elliptique, avec la rime intérieure, qui sonne comme un proverbe, une « devise » effectivement. La vraie sagesse serait donc d’accepter paisiblement le fait que l’homme soit mortel, et même, comme les philosophes stoïciens de l’antiquité, de savoir choisir la mort plutôt que d’accepter une vie indigne ou intolérable.
Mais, à ce premier sens, explicite, nous devons ajouter la dimension sociale de la fable, nettement critique, en portant notre attention sur le passage en italiques qui sépare les fables 15 et 16. La Fontaine y présente l’écriture de la première, « La mort et le malheureux », de façon un peu énigmatique, comme une obligation : « une raison qui me contraignait de rendre la chose ainsi générale ». Il désigne alors la fable 15 comme « ma Fable » et justifie sa modification de son modèle « à cause du mot de Mécénas ». Cela lui permet d’insister sur « La mort et le bûcheron », présentée, elle, comme le retour à une fidélité à «[s]on original », en raison d’un reproche qui lui aurait été fait. Ce n’est donc plus « sa » fable, mais « celle d’Ésope ». Mais, quand on lit la fable d’Ésope, on s’aperçoit que celui-ci n’avait pas du tout développé le portrait du personnage, et ne l’avait en aucun cas fait parler… Or, c’est ce qui occupe la plus grande partie de « La mort et le bûcheron ».
Cela conduit donc le lecteur à penser que cette explication n’est, en réalité, qu’une habile stratégie pour détourner l’attention du véritable sens de la fable « La Mort et le Bûcheron », la formulation d’une critique sociale, celle d’une monarchie absolue qui accable ses sujets de misère. Les guerres de succession, si nombreuses dans la seconde moitié du XVII° siècle multiplient les « soldats » pilleurs et conduisent le pouvoir royal à augmenter les « impôts » pour renflouer le trésor public. Ainsi, La Fontaine accuserait les puissants de profiter de la résignation du peuple : « Mais ne bougeons d’où nous sommes » ne serait donc pas tant un conseil qu’un regret.
CONCLUSION
Cette fable nous propose un tableau pathétique, mais réaliste. En introduisant un personnage humain dans sa fable, La Fontaine est tout naturellement conduit à tenir compte du contexte de son époque. Ainsi il arrive à donner à la fable une double dimension. Il garde, certes, la réflexion philosophique sur la mort, héritage des Anciens, mais il y ajoute une vision des réalités sociales, souvent cruelles aux plus faibles. Cette volonté explique la stratégie prudente mise en oeuvre dans le court passage qui introduit cette fable, feinte sans doute destinée à échapper à toute censure.
En même temps, par sa volonté d’unir désir de « plaire » et désir d’ »instruire, La Fontaine rejoint la définition de l’apologue, posée dans sa préface : il est « composé de deux parties dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme, le corps est la fable et l’âme, la moralité ». Mais, quand le corps est, lui-même, composé de plusieurs « membres », cela entraîne forcément que « la moralité » puisse se lire de plusieurs façons.
« La Cigale et la Fourmi »
« La Cigale et la Fourmi » est la 1ère fable du 1er recueil des Fables de La Fontaine, paru en 1668, et dédié à « Monseigneur le Dauphin » [Cf. Mes pages]. C’est une forme d’apologue, qui répond à la volonté classique d’associer « plaire et instruire » et donne, en quelque sorte, le ton du recueil.
À l’époque où il publie son premier recueil de fables, La Fontaine est déjà connu pour ses contes libertins. Il a perdu son protecteur Fouquet, arrêté et emprisonné sur ordre du roi en 1661, et il est devenu « gentilhomme servant » de la duchesse d’Orléans. Les Fables vont lui offrir l’occasion de tenter de rentrer dans les bonnes grâces du roi. En digne partisan des Anciens dans la « Querelle des Anciens et des Modernes », La Fontaine puise son inspiration chez les auteurs antiques, ici Ésope.
En quoi cette fable est-elle représentative de l’art de l’apologue ?
L’ART DU RÉCIT
Ce texte a tout d’un récit traditionnel : le choix de la 3ème personne, du passé simple, une rapide actualisation spatio-temporelle pour poser la situation initiale, la présence de deux personnages avec leurs discours rapportés. On y retrouve aussi la structure habituelle, puisque, après la situation initiale vient l’événement perturbateur, la « famine », puis la péripétie, qui se termine par l’élément de résolution, le rejet brutal de la demande. Seule manque la situation finale, mais le lecteur la devine aisément : la cigale mourra de faim. La Fontaine accentue la vivacité de ce récit par le recours à l’heptasyllabe, vers court et inhabituel dans la poésie.
De même le recours à des animaux est traditionnel dans la fable. Pour les mettre en scène, La Fontaine joue entre réalisme et refus du réalisme. Il garde l’image traditionnelle des insectes choisis, d’une part le chant de la cigale, mis en valeur par l’enjambement du vers 2 (trisyllabe), « tout l’été », d’autre part l’activité incessante des fourmis qui accumulent des réserves. Notons cependant qu’il supprime le pluriel d’Ésope, pour accentuer la valeur symbolique de l’opposition entre les deux comportements. Mais il ne se soucie aucunement du réalisme biologique : la cigale ne mange ni « mouche » ni « vermisseau », elle se nourrit de la sève des végétaux, et, surtout elle ne survit pas aux premiers froids, donc impossible qu’elle connaisse « la bise » de l’hiver. Ce qui intéresse La Fontaine est, en réalité, l’anthropomorphisme : donner à ces animaux une dimension humaine, ce qui est propre au registre merveilleux, comme d’ailleurs l’absence de lieu ou de temps précis.
Après une rapide mise en place du décor (« Quand la bise fut venue »), La Fontaine s’attache à mettre en scène ses deux personnages, comme dans une courte scène de théâtre, par un dialogue qui prend des formes variées.
Le dialogue débute avec le discours indirect, qui met en valeur le verbe introducteur, c’est-à-dire la supplication de la cigale, fort polie : « La priant de lui prêter ». La rime suivie avec « pour subsister » accentue le danger qu’elle court, c’est bien une question de vie ou de mort.
Puis le discours direct de la cigale permet de dramatiser sa situation, en soulignant plaisamment son honnêteté par le mélange entre la dimension animale (« foi d’animal ») et les réalités humaines : « Je vous paierai [...] Intérêt et principal ». Le dialogue s’accélère ensuite, avec la reprise verbale (« je chantais » / « Vous chantiez ») et l’antithèse ironique, mise en valeur au centre des rimes embrassées : « ne vous déplaise »/« j’en suis fort aise ». Il se clôt sur la brutalité du rejet final avec l’interjection, « Eh bien ! », et l’impératif.
La Fontaine réalise donc un récit vivant, mais qui, contrairement à la tradition, et à son modèle, Ésope, ne se termine pas par une morale explicite : au lecteur de la dégager.
LE SENS DE LA FABLE
Par le parallèle établi entre l’animal et l’homme, la fable a aussi une visée didactique, morale. Pour dégager le sens de celle-ci, il faut donc chercher ce que représentent les deux personnages.
Si l’on en juge par Ésope, le sens moral serait : « Cette fable montre qu’en toute affaire il faut se garder de la négligence, si l’on veut éviter le chagrin et le danger. » Ainsi, la Cigale illustre un défaut, son imprévoyance, sa légèreté, sanctionnées par la « famine » que souligne l’insistance sur la négation au vers 5: « Pas un seul petit morceau ». Elle vit au jour le jour, en comptant sur l’aide des autres pour « subsister », d’où sa qualification par le narrateur : « cette emprunteuse ». Par opposition la fourmi a des qualités, son travail et sa prévoyance, connues du voisinage puisque c’est chez elle que se rend immédiatement la cigale. De plus, c’est la fourmi qui a le dernier mot, qui triomphe donc dans la fable.
Mais cela signifie-t-il que La Fontaine lui donne raison ? Le commentaire des vers 15 et 16, par la rime embrassée, unit le jugement du narrateur au dialogue final. Or, ce jugement est sévère : à « emprunteuse » répond « pas prêteuse ; / C’est là son moindre défaut », ajout qui la critique en sous-entendant qu’elle en a bien d’autres défauts.On en arrive donc à inverser la morale initiale : c’est l’égoïsme de la fourmi qui est blâmé, défaut renforcé par la cruauté de sa question hypocrite, faite pour humilier la cigale, car elle sait très bien ce que fait la cigale pendant l’été, et le mépris ironique de son rejet.
À ce sens moral nous pouvons ajouter un sens social, car la fable accorde une place aux réalités du monde paysan, d’abord l’évocation de la « famine », récurrente au XVII° siècle. Puis la demande de « quelque grain » associée à la promesse de payer « Avant l’août », époque de la moisson, rappelle les difficultés du monde paysan de survivre d’une récolte à l’autre. On emprunte donc en gageant le prêt sur la prochaine récolte. Enfin on y retrouve la formule de cette époque , « Intérêt et principal ». Tout cela nous invite à voir en la cigale une représentante du tiers-état paysan, pauvre et miséreux, face à la fourmi qui, elle, représente la bourgeoisie financière, qui peut se livrer à l’usure, sans pitié.
Enfin nous pouvons donner à cette fable un sens autobiographique, dans la mesure où la fable s’ouvre sur le verbe « chanter », repris à deux reprises à la fin. Or, traditionnellement, ce verbe est celui qu’emploient les poètes pour parler de leur art, celui d’ailleurs par lequel La Fontaine ouvre sa dédicace à Monseigneur le Dauphin : « Je chante les héros… », en parodiant l’épopée de l’auteur latin, Virgile. La réponse finale de la cigale insiste sur cette fonction d’artiste, obstiné dans sa création, avec « Nuit et jour » placé en tête de vers, et l’offrant généreusement à son public, « à tout venant ». Pourtant, l’artiste n’est pas considéré comme productif dans la société. Il a besoin, à l’époque de La Fontaine, d’un mécène pour « subsister », mais les mécènes ne sont pas si nombreux…
CONCLUSION
La Fontaine nous offre, donc, une fable bien plus élaborée que celle d’Ésope, à la fois par la vivacité du récit, soutenu par la variété des vers et des rimes, et par la morale, ambiguë par rapport à celle, traditionnelle, du fabuliste grec. Nous mesurons ainsi la stratégie indirecte du poète, qui entrecroise le texte de son modèle au contexte du XVII° siècle à la situation même de l’auteur.
Cela nous conduit à rappeler le rôle du lecteur. Dans sa préface, La Fontaine demande à son lecteur d’effectuer « raisonnements et conséquences » à partir de l’apologue. Il insiste aussi sur la valeur instructive des fables, notamment pour les enfants. Mais sont-elles vraiment compréhensibles par eux ? En rappelant le blâme adressé par Rousseau dans Émile, notamment sur leur immoralité, on comprend bien qu’au-delà de l’enfant, c’est au lecteur adulte que s’adresse La Fontaine.
« La rencontre »
Le roman de Mme de La Fayette, publié anonymement en 1678, connaît immédiatement un vif succès : il étonne, surprend, provoque, dans les salons mondains, des débats passionnés autour de la peinture des sentiments amoureux.
Son auteur a, en effet, été influencée par deux courants d’idées. D’une part, on reconnaît, dans les réactions des personnages qui parcourent le roman, la Préciosité, mouvement initié par des femmes, qui revendique le droit au respect et prône le raffinement du langage et des manières. D’autre part, amie de La Rochefoucauld, dont la participation à l’écriture du roman est probable, Mme de La Fayette est marquée, comme lui, par la pensée janséniste : par ses fondements religieux celle-ci préconise des valeurs morales strictes, allant jusqu’au sacrifice de soi.
Mme de La Fayette, « La Princesse de Clèves », extrait L’extrait se situe dans la première partie du roman. Après avoir présenté les conditions historiques qui ont conduit au règne d’Henri II, et au moment même du récit, les années 1558-1559, le roman introduit l’héroïne, Mademoiselle de Chartres, en exposant l’éducation qu’elle reçoit de sa mère. Puis, quand la jeune fille est en âge de se marier, elle vient à la Cour, accompagnée de sa mère, pour y être officiellement présentée. A Paris, elle rencontre, à l’occasion d’un passage dans une joaillerie, le Prince de Clèves.
Comment cette rencontre fait-elle naître l’amour dans le coeur du Prince ?
L’IMAGE DE LA SOCIETE
Le cadre de cette rencontre correspond au mode de vie de la noblesse, empreint de ce luxe importé d’Italie à la Cour de France d’abord par François Ier, puis par Catherine de Médicis, épouse d’Henri II. Celle-ci a implanté les goûts de la Renaissance italienne à Paris : de nombreux marchands italiens s’y sont installés à sa suite, par exemple dans les rues environnant le Louvre, et ils y gagnent une opulence considérable : « Sa maison paraissait plutôt celle d’un grand seigneur que d’un marchand ».
Les personnages, appartenant à la noblesse, vivent dans cette atmosphère de luxe. Ainsi Mlle de Chartres est venue dans cette joaillerie « pour assortir des pierreries », et le prince identifie son statut social par le luxe qui l’entoure : « Il voyait bien par son air, et par tout ce qui était à sa suite, qu’elle devait être d’une grande qualité ».
=== Au fil des ans, la noblesse s’est habituée à ce luxe : les lecteurs du temps de Mme de La Fayette pouvaient donc parfaitement se reconnaître dans les personnages.
A la même époque, sous François Ier, s’impose à la Cour ce que l’on nommera l’étiquette, code qui régit les rapports entre le souverain et ses sujets. Cette codification des comportements s’accompagne de la notion de « bienséance », c’est-à-dire des formes de « civilité », de politesse qui régissent, de façon plus générale, les rapports humains.
La Préciosité, qui naît vers le milieu du XVII° siècle, s’inscrit dans cette évolution des moeurs en définissant avec précision les bonnes manières qui doivent être de mise entre hommes et femmes. Or, même si l’intrigue du roman se déroule bien avant l’avènement de ce mouvement, Mme de La Fayette s’en inspire certainement en présentant, dans cet extrait, une intéressante opposition entre les deux personnages.
Le prince de Clèves ne respecte pas les bienséances, notamment en laissant paraître trop visiblement sa réaction face à Mlle de Chartres : « Il fut tellement surpris de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise ». Un homme du monde ne doit pas montrer ainsi ses sentiments, et surtout pas à une jeune femme ! Il aggrave cet irrespect en la regardant trop fixement et trop longtemps : il « la regardait avec admiration », il la regardait toujours avec étonnement ». Par opposition, les réactions de Mlle de Chartres traduisent un total respect des règles de bienséance, qui veulent, par exemple, qu’une jeune fille manifeste de la pudeur face aux regards masculins, ce que révèle son embarras, en gradation : elle « ne put s’empêcher de rougir », « ses regards l’embarrassaient », « elle avait de l’impatience de s’en aller ». Cependant elle ne déroge pas à la dignité que lui impose cette même bienséance : « sans témoigner d’autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devait donner pour un homme tel qu’il paraissait ».
=== Cette rencontre se déroule donc, du point de vue de l’héroïne, dans le strict cadre de la morale, tandis que le prince, lui, en enfreint déjà les bornes assignées par les codes sociaux. N’est-ce pas déjà là le présage d’un amour qui se révélera excessif ?
LA NAISSANCE DE L’AMOUR
Mlle de Chartres exerce une évidente fascination sur le prince de Clèves. Cela vient, en premier lieu, de « sa beauté », terme repris ensuite trois fois dans le passage. Dans ce monde où l’individu est sans cesse mis en scène, où, donc, le regard d’autrui fait accéder à l’existence, l’apparence ne peut que jouer le premier rôle dans la naissance de l’amour. Vient ensuite le mystère qui entoure la jeune fille, exceptionnel puisque, dans ce milieu restreint de la noblesse, chacun se connaît. C’est ce mystère qui accentue la fascination du prince : « il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu’il ne connaissait point », « il fut bien surpris quand il sut qu’on ne la connaissait point ». Enfin son comportement la rend exceptionnelle, différente des autres jeunes filles : « contre l’ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l’effet de leur beauté », « si touché de sa beauté et de l’air modeste qu’il avait remarqué dans ses actions ».
=== Si le prince est séduit par cette ravissante jeune fille, on notera cependant qu’aucune réciprocité n’est, à aucun moment, suggérée.
Ce premier constat se trouve renforcé par la façon dont Mme de La Fayette joue une double focalisation, interne et omnisciente.
D’une part, toute la scène est vue par le regard du prince, et c’est aussi son interprétation que l’auteur nous présente. Ainsi sa surprise s’exprime à travers ses réflexions, par exemple son hypothèse aux lignes 10 et 11 : « Il voyait bien [...] qu’elle devait être d’une grande qualité ». De même nous découvrons ses hésitations dans les phrases suivantes, jusqu’à la conclusion : « il ne savait que penser ». Enfin il se livre à une supposition que le récit viendra justifier : « Il lui parut même qu’il était cause qu’elle avait de l’impatience de s’en aller, et en effet elle asortit assez promptement ». Ce choix de focalisation finiti par donner l’impression que l’intérêt du prince reste à sens unique.
D’autre part, le point de vue ominiscient intervient dans deux passages essentiels de l’extrait. La focalisation zéro ouvre le texte, en plaçant parallèlement les réactions du prince d’abord, puis de l’héroïne, reliées étroitement par le point-virgule et le connecteur « et » : « Il fut tellement surpris de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise », « et Mlle de Chartres ne put s’empêcher de rougir ». Dans les deux cas se produit un trouble qui se traduit physiquement, indépendamment de toute la maîtrise de soi que l’éducation et le statut social ont inculquée aux deux personnages. Cette même focalisation se retrouve à la fin du texte, alors même que l’héroïne s’efface pour ne plus laisser en scène que le prince. La narratrice prend alors le relais, au moyen du pronom indéfini « on » qui en fait comme un témoin caché de la scène, nous imposant son propre jugement : « on peut dire qu’il conçut pour elle dès ce moment une passion et une estime extraordinaires ». Mais le lexique alors choisi est très révélateur. Déjà l’adjectif « extraordinaires » pose par avance l’idée d’une intrigue amoureuse future qui sortira des normes sociales, rappelant ainsi le merveilleux dans lequel le genre romanesque s’est inscrit à l’origine. Quant aux termes « passion » et « estime », ils relèvent du vocabulaire propre à la Préciosité pour décrire les formes de l’amour. Mais l’ordre même est significatif, si l’on pense qu’à l’époque où écrit Mme de La Fayette, sous l’influence de son ami La Rochefoucauld, dont on pense qu’il a pu participer à l’élaboration du roman, le jansénisme a renforcé l’idée que les passions sont de dangereux excès : elles aliènent la raison, la volonté, le libre-arbitre. L’individu n’est plus alors que le jiouet de ses désirs.
=== Ce commentaire final n’ouvre-t-il pas une perspective inquiétante sur les excès auxquels son amour pourrait porter le prince de Clèves ?
CONCLUSION
Ce texte, qui marque fortement la tradition romanesque, traduit bien l’alliance des deux composantes de ce genre littéraire, alors encore neuf : sa dimension intérieure, c’est-à-dire une fine analyse psychologique des moindres mouvements du coeur, et le contexte social, classes et valeurs admises, dans lequel se peuvent les personnages. Dans ce domaine l’intérêt particulier de ce roman est d’unir, en raison du décalage d’un siècle entre le temps du récit et celui de l’écriture, les normes du règne de Henri II, avec sa morale aristocratique rigide, et les codes du XVII° siècle finissant, traversé de courants qui accordent plus de place à l’individu et à ses aspirations. Ainsi se trouvent accentués les déchirements de l’âme.
De plus, ce texte inscrit dans la littérature ce que l’on nomme un « topos », c’est-à-dire une scène que les écrivains se plairont à renouveler, en l’occurrence celle de « la rencontre amoureuse ». Dans ce même roman, interviendra une autre scène de rencontre, celle, dans un bal donné à la Cour, de la princesse avec le duc de Nemours, qui, lui aussi, en tombera éperdument amoureux, amour cette fois partagé, mais qui s’avérera fatal… On y retrouvera les mêmes composantes du « coup de foudre », notamment le rôle que peuvent y jouer les regards et l’effet de surprise. Et tant d’auteurs s’inscriront dans cette succession, depuis Rousseau, racontant sa rencontre avec Mme de Warens dans les Confessions jusqu’aux versions modernes de Boris Vian dans L’Ecume des jours ou de Marguerite Duras dans L’Amant, en passant par les échanges troublants de regards entre Julien Sorel et Mme de Rênal dans Le Rouge et le Noir de Stendhal ou la fascination qu’exerce Mme Arnoux sur le jeune Frédéric Moreau dans l’Education sentimentale de Flaubert, Yvonne de Galais sur Augustin Maulnes chez Alain-Fournier, auteur du Grand Meaulnes.
« Les imprécations d’Agrippine », V, 6
C’est en 1669 que Racine fait représenter sa tragédie, Britannicus, qui ne remportera de succès que lors de sa reprise, grâce à l’estime manifestée par le roi Louis XIV. Certainement pour rivaliser avec Corneille, il s’inspire de l’histoire romaine en lui empruntant un de ses empereurs les plus représentatifs de l’injustice d’un pouvoir tyrannique, Néron. Mais il met en scène un Néron encore jeune, encore novice dans le crime.
Agrippine a poussé au pouvoir le jeune Néron, fils de son premier époux, aux dépens de son demi-frère, Britannicus, fils de l’empereur Claude, son second époux. Malgré cet appui, Néron reste jaloux de celui qui est son rival dans le coeur de Junie, que l’empereur souhaite épouser. Il ne lui reste plus qu’à se débarrasser de lui…
Au début de la pièce, Agrippine annonce une évolution de son fils : « L’impatient Néron cesse de se contraindre ; / Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. » Son premier crime est donc l’élimination de Britannicus, son rival dans le cœur de Junie qu’il désire épouser après avoir répudié son épouse Octavie.
Dans la scène 5 de l’Acte V, Burrhus, gouverneur de Néron, vient annoncer à Agrippine et Junie la mort de Britannicus, empoisonné, alors que l’empereur avait promis à sa mère une réconciliation.
Racine, Britannicus, les imprécatons d’Agrippine A l’arrivée de son fils, dans la scène 6, Agrippine va laisser éclater sa colère. On a reproché à Racine cette scène, alors que le dénouement, la mort de Britannicus, a déjà eu lieu. Mais elle permet, entre la mère et le fils, une intéressante confrontation. Quelle image Racine donne-t-il du pouvoir à travers ce conflit ?
Agrippine, dans son désir de contrôler son fils, lui avait donné deux gouverneurs, Burrhus, un sage affranchi, et le philosophe, Sénèque, absent au moment où se situe la pièce. Mais celui-ci, las de cette tutelle, s’est choisi un autre conseiller, Narcisse. La pièce montre donc comment l’empereur s’émancipe peu à peu.
Pourtant, dans cette scène, la didascalie initiale, « voyant sa mère », avec l’exclamation « Dieux ! » révèle à quel point Néron redoute encore cette mère, sous l’influence de laquelle il a grandi. Il garde en lui une peur, que l’accusation sévère de celle-ci va accentuer. Elle se montre, en effet, violente, avec l’impératif, « Arrêtez », et la brièveté des hémistiches en gradation : « Britannicus est mort : je reconnais les coups ; / Je connais l’assassin. ». Face à cette accusation, la réaction de Néron, feindre l’innocence, ressemble à celle d’un enfant grondé : « Et qui, madame ? […] Moi ! ».
De même sa défense est très puérile. Elle consiste d’abord à se poser en victime de « soupçons » excessifs, ce que souligne la litote : « Il n’est point de malheur dont je ne sois coupable. » Tentant ainsi de retourner l’accusation lancée, il cite un exemple de cette prétendue injustice, la mort de Claude, autre façon de détourner l’accusation par cette supposition que personne n’a encore faite : « Ma main de Claude même aura tranché les jours ». Son second argument consiste, tout en feignant hypocritement au vers 8 de comprendre la douleur de sa mère, de se décharger de toute responsabilité en la rejetant sur une fatalité abstraite : « Mais des coups du destin je ne puis pas répondre ». Enfin, devant l’insistance d’Agrippine qui précise son accusation, « Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné », toujours par de brèves propositions, il ne trouve comme nouvelle réponse qu’une question embarrassée, autre feinte puisqu’il simule l’indignation : « Madame ! … Mais qui peut vous tenir ce langage ? ».
Narcisse intervient grossièrement, interrompant le dialogue entre l’empereur et sa mère avec l’interjection « Eh ! », en appelant Néron à assumer fièrement son acte : « seigneur, ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ? ». On mesure pleinement son influence, puisque, voyant que Néron ne trouve rien à répondre, il lui fournit un alibi au crime commis : il rejette la faute sur Britannicus, la victime. Il en fait, en effet, un comploteur, doté de « desseins secrets », doublement dangereux, contre Agrippine, « Il vous trompait vous-même », puis contre Néron : « des complots qui menaçaient sa vie ». Il donne ainsi à Néron un modèle du mensonge politique, en se montrant particulièrement hypocrite puisqu’avec l’emploi du double « soit que » il propose une argumentation qui, sans affirmer nettement son rôle dans le crime, le présente comme un acte salutaire : « Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie », « Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie, / Sur ma fidélité César s’en soit remis ». On notera aussi son cynisme à la fin de sa tirade, quand il ironise sur la mort de Britannicus : « Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres ».
=== Cette scène nous présente donc un tyran encore bien faible, déchiré entre deux influences, celle de sa mère et celle de Narcisse. Racine propose ainsi une réponse à la question : comment devient-on un tyran ?
LA PREDICTION D’AGRIPPINE
L’intervention de Narcisse déchaîne la colère d’Agrippine, qui l’interrompt violemment, mais cette colère, exprimée par son tutoiement dans cette longue tirade, se retourne contre Néron : elle comprend qu’elle a perdu le pouvoir qu’elle exerçait sur lui. Sa tirade s’ouvre sur un impératif ironique, repris en anaphore : « Poursuis », ironie renforcée par l’antiphrase sur l’adjectif dans « faits glorieux », mis en relief par la diérèse. C’est dans le chemin du crime qu’elle voit Néron s’avancer, et elle en accuse son conseiller, « avec de tels ministres ».
Elle trace ainsi un portrait terrible du futur empereur, qui sonne comme une prédiction : « Je prévois » ouvre ce tableau, qui se conclut par « Voilà ce que mon cœur se présage de toi ». Cette prédiction est placée sous le champ lexical du « sang », qui envahit progressivement la tirade : « le sang de ton frère », d’un sang toujours nouveau », « après t’être couvert de leur sang et du mien, / Tu te verras forcé de répandre le tien ». C’est donc le tyran qu’elle fait naître sous nos yeux, tout en fournissant une explication psychologique à cette évolution, qu’il porte en germe : « Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits » : or quel autre moyen pour cela que de tuer cette mère, qu’il « hai[t] » ? Mais pire encore, la reprise du pronom dans « Ta fureur, s’irritant soi-même dans son cours » montre une folie (sens étymologique du mot « fureur ») qui se nourrit elle-même, dans une sorte d’engrenage incontrôlable. Le tyran finit par être victime d’une sorte de fatalité, le premier sang versé le condamnant à en verser toujours davantage : « d’autres barbaries », « tant d’autres victimes ».
L’habileté de Racine consiste à faire conclure Agrippine sur l’image réelle de Néron dont le XVII° siècle a hérité, à travers l’œuvre des historiens latins Tacite et Suétone notamment, qu’elle dépeint à travers la redondance hyperbolique : « Et ton nom paraître dans la race future / Aux plus cruels tyrans une cruelle injure ». Racine retrouve ici la « damnatio memoriae », malédiction éternelle que vota le sénat romain à la mort de Néron qui devient ainsi l’emblème même d’une tyrannie qui restera inégalée.
Cette colère, en s’amplifiant, va jusqu’à l’imprécation, fréquente dans le registre tragique : elle consiste à appeler le malheur sur quelqu’un, à lancer contre lui une malédiction. Or c’est bien le but de la tirade d’Agrippine, qui va développer dans ce sens les conséquences de sa propre mort dont elle est certaine : « Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère ». Le matricide est, en effet, un crime terrible, qui mérite un châtiment. Il sera infligé par cette mère morte, s’identifiant ainsi à Némésis, la déesse vengeresse : « Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille ». Tout en reprenant l’antique tradition des Erinyes, « déesses infernales » qui poursuivaient les criminels, appelées « furies » chez les latins, Racine les christianise. Elles deviennent les « remords » qui hantent le criminel, l’obsession horrifiée de son propre crime : « Tes remords te suivront comme autant de furies ». Rien ne permet d’y échapper, comme le montre l’insistance dans cette imprécation : « Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi, / Partout, à tout moment, m’offriront devant toi ». Le stade ultime de l’imprécation est atteint lorsqu’Agrippine souhaite à Néron sa propre mort : « Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes, / Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes. » Le tyran finit donc par être victime de sa propre tyrannie, comme en une sorte d’ironie tragique en châtiment de ses actes : « Tu te verras forcé de répandre le tien », allusion à son suicide en se tranchant la gorge lorsque le séant le démit de ses fonctions.
=== L’imprécation d’Agrippine repose donc sur la croyance en une justice immanente.
CONCLUSION
Ce texte offre un portrait intéressant de l’empereur romain. Fondée sur l’héritage de l’histoire antique, l’image donnée par Racine a contribué à conforter l’image terrible de ce tyran dans notre culture. Racine a surtout le mérite d’analyser les raisons complexes qui ont conduit Néron au meurtre. Mais, si l’on pense au jansénisme de cet auteur, ce meurtre n’était-il pas déjà inscrit en germe dans sa nature ? Parallèlement, Racine souligne l’influence nocive de Narcisse, comme pour rappeler au pouvoir absolu de son temps l’importance de savoir choisir ses conseillers.
Cette scène est, de plus, très représentative de la tragédie racinienne par la violence qu’elle traduit, qu’elle soit explicite, comme dans les imprécations d’Agrippine, ou plus sournoise, comme chez Narcisse : les personnages de Racine, mus par leurs ambitions, n’hésitent pas à se déchirer.
« Le monologue d’Auguste », IV, 10
Corneille, comme souvent dans son oeuvre, s’inspire de l’histoire romaine pour composer sa tragédie, Cinna ou la clémence d’Auguste, représentée en 1641, plus précisément de l’essai De Clemencia du philosophe Sénèque, qui raconte comment Auguste, informé du complot de Cinna contre lui, choisit l’indulgence face à son adversaire. Mais si la pièce rencontre un succès immédiat, c’est parce qu’elle fait écho aux questions de son temps : à cette époque, Richelieu fait face à de multiples conspirations de la noblesse qui conteste l’établissement de la monafrchie absolue de LOuis XIII, telles celles de Mme de Chevreuse et du ministre Chalais en 1626, ou du duc de Montmorency, condamné à mort en 1634.
L’intrigue associe politique et amour : pour venger son père, victime des proscriptions d’Auguste, Emilie, devenue sa fille adoptive, complote contre lui. Par amour pour elle, Cinna, ami et confident d’Auguste, accepte de prendre une part active au complot : il encourage ainsi Auguste, qui veut abdiquer pour rétablir la république, à se maintenir au pouvoir, pour conserver une raison de l’éliminer. Mais son rival, Maxime, par jalousie, révèle le complot à Auguste. Au début de l’acte IV, le prince est alors placé devant un douloureux dilemme : condamner ou pardonner ?
Ce monologue ( Corneille, Le monologue d’Auguste, IV, 2 ) s’inscrit dans le genre délibératif, une des parties de l’éloquence antique. Il s’agissait d’exposer face à une assemblée des arguments contradictoires, dans la recherche d’une solution. Le théâtre reprend le procédé, mais dans le monologue : cela accentue la dimension tragique, car le personnage est seul et ne peut dialoguer qu’avec lui-même. A travers ce dilemme quelle image Corneille donne-t-il de la tyrannie ?
Le monologue permet au personnage d’échapper à ses interlocuteurs. Seul face à lui-même, sans avoir besoin de dissimuler, il peut exprimer ses contradictions, voire ses faiblesses, inavouables pour un empereur. Les changements d’énonciation permettent d’identifier les revirements.
Le tutoiement ouvre le monologue, avec l’impératif, « rentre en toi-même », et l’apostrophe par son prénom original, « Octave » : il s’agit bien d’une introspection, d’une plongée au plus profond de son intimité, qui le renvoie à la vérité, à son passé qui a fait de lui ce qu’il est devenu, l’empereur Auguste. Ainsi l’exclamation « Quoi ! « , marque d’une sorte de surprise face à soi-même, introduit un dialogue entre deux facettes du héros : d’une part, le « moi » de l’empereur, blessé aujourd’hui d’apprendre la trahison de celui en lequel il avait placé sa confiance, d’autre part le « moi » d’Octave, celui de l’accession au pouvoir. Or ces deux « moi » s’opposent, et c’est cette contradiciton qui explique l »exclamation et le parallélisme, la conjonction « et » signifiant l’antithèse : « Tu veux qu’on t’épargne, et n’as rien épargné ! » Auguste se montre donc lucide dans ce rappel du passé, repris par d’autres impératifs : « Songe » ou « Remets dans ton esprit ». Sa conscience apparaît déchirée quand il se regarde dans toute sa vérité, à travers ses actes de barbarie, longuement énumérés. Cette rétrospective ne peut que le conduire à admettre logiquement la conspiration, sorte de justice immanente : « Et puis ose accuser le destin d’injustice ».
Le tutoiement reparaît à la fin de l’extrait, à partir du vers 1169, toujours soutenu par l’apostrophe à soi-même. Mais le déchirement conduit alors à un véritable acharnement contre lui-même, traduit par l’anaphore de l’impératif « meurs » : il refuse d’être celui qu’il voit quand il se regarde, cet homme qui en a fait périr tant d’autres. La solution serait alors de tuer cette part de lui-même, le suicide.
Le coeur du monologue, avec l’emploi de la 1ère personne, marque un revirement, introduit au vers 1149 par la conjonction « Mais ». L’exclamation révèle un autre étonnement, celui de l’empereur cette fois-ci, qui découvre qu’alors même que la nécessité du complot exige la plus grande force, le « moi » devient faible : « Mais que mon jugement au besoin m’abandonne ! » D’où la modalité interrogative, « Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne [...] ? », le terme « fureur » gardant ici son sens étymologique, les « Furies » rendant jadis fou de remords le criminel. Auguste se sent comme étranger à lui-même, l’empereur puissant, et le pronom « tu » s’adresse, à présent, à son ennemi, Cinna, l’ami intime qui a osé trahir. Il est dépeint comme perfide dans les six vers suivants, puisque c’est lui qui a persuadé Auguste de ne pas abdiquer (« me force à retenir / Ce pouvoir souverain… »), pour pouvoir aller jusqu’au bout de l’assassinat promis à Emilie. Il est donc pleinement coupable, culpabilité amplifié par le lexique violemment péjoratif : « un zèle effronté », « son attentat ».
=== Tout se passe donc comme si la raison d’Etat, le souci du « bonheur de l’Etat », tentait de reprendre le dessus sur le « moi » intime blessé, avec une force de conviction accrue par la répétition de la négation et celle du pronom : « Non, non, je me trahis moi-même d’y penser ». Comme pour réconcilier ces deux parts de lui-même, le pronom « nous » est alors utilisé, en une sorte de conclusion qui exhorte à la sévérité : « Punissons l’assassin, proscrivons les complices ». C’est aussi le « nous » du pouvoir absolu qui parle ici, au nom de l’Etat dans lequel il faut préserver l’équilibre revenu.
Mais ce « nous » ne se poursuit pas, car un nouveau revirement apparaît, nettement marqué par l’opposition et l’exclamation, « Mais quoi ! toujours du sang et toujours des supplices ! », directement empruntée au texte de Sénèque, avec l’anaphore qui exprime la totale lassitude de l’empereur.
=== Aucune issue n’a pu être trouvée : le dilemme est bien un déchirement intérieur.
UNE IMAGE DE LA TYRANNIE
Ce texte met en place une image contrastée de la tyrannie : d’un côté il y a le tyran cruel, assoiffé de sang, menace pour le héros, de l’autre le dirigeant, qui reste un homme avec des sentiments qu’il doit cependant faire taire pour servir la cause supérieure de l’ État.
Pour illustrer la cruauté passée d’Octave, l’image du « sang » envahit le début du monologue, avec la métaphore hyperbolique, « des fleuves de sang », qui va être filée : « où ton bras s’est baigné », « ont rougi les champs », comme lors d’une inondation, « Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants ». Les massacres surgissent ainsi concrètement, « sanglantes images », sous les yeux du personnage qui se les remémore, et sous ceux du public. Le lexique soutient la violence de ces images avec l’expression « tant de carnages » (étymologiquement, il s’agit de la « chair » humaine), et l’insistance sur l’action personnelle : « Où toi-même des tiens devenu le bourreau / Au sein de ton tuteur enfonças le couteau ». Il s’agit ici du père d’Emilie, C.Toranius, proscrit par Octave, cause de la vengeance dont la jeune fille est assoiffée. Octave apparaît donc comme un homme que rien n’a arrêté dans sa course au pouvoir, pas même les liens les plus familiers ni les alliances politiques. Il admet d’ailleurs lui-même « [s]a cruauté » : « toujours du sang, et toujours des supplices ! ».
La juste conséquence de cette cruauté est donc la haine du peuple romain, aussi violente que l’ont été les crimes d’Octave, accumulés des vers 1132 à 1140, et amplifiés par l’anaphore de l’adverbe exclamatif « Combien ». La justice de ce désir de vengeance est sulignée par la triple exclamation des vers 1141 à 1145. La diérèse sur le verbe « vi/olent » augmente la haine, tandis que le chiasme met en valeur le juste châtiment du tyran, placé en son centre : « Et que, par ton exemple, à ta perte guidés / Ils violent des droits que tu n’as pas gardés ». Le complot serait donc une expiation des crimes initiaux du tyran.
La fin du monologue développe ce sentiment de haine du peuple, qui constitue une menace de « ruine » (terme accentuée par une autre diérèse), au moyen d’une allégorie, qui rappelle le monstre de la mythologie, l’hydre de Lerne, à laquelle il ne servait à rien de couper une des sept têtes car elle repoussait double : « Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile ». Cette allégorie se poursuit en une gradation, puisque « une tête coupée » ici en devient « mille », chiffre repris par « mille conjurés », dont « le sang répandu » rejaillit sur le tyran par le biais de l’enjambement : « Rend mes jours plus maudits ». L’allusion au « nouveau Brute » est un rappel historique de la mort d’un autre « tyran », Jules César, assassiné en plein sénat par son fils adoptif, Brutus, exactement comme aujourd’hui Auguste se sent poignardé par celui qu’il considérait comme son fils, Cinna.Enfin la menace semble se multiplier à la fin du monologue, à la fois quantitativement (« tant de gens », « tout ce que Rome », « tour à tour ») mais aussi qualitativement, car ces ennemis sont qualifiés de « gend de coeur » et d’ »illustre jeunesse ».
=== La cruauté devient donc un véritable engrenage pour le tyran, obligé d’y recourir pour conquérir le pouvoir mais aussi pour le conserver.
Cependant, deux autres aspects sont proposés dans ce monologue, qui mettent en valeur une forme de grandeur du tyran, devenu, en digne héros cornélien, à la fois homme d’État et « sage » stoïcien.
Auguste, en effet, envisage la clémence, qui serait l’effet d’une justice, admettre qu’autrui puisse vous faire ce que vous avez fait à autrui : « Leur trahison est juste, et le ciel l’autorise ! », s’écrie-t-il. L’idée se poursuit dans les 3 vers suivants, avec leur construction parallèle : « Rends un sang infidèle à l’infidélité, / Et souffre des ingrats après l’avoir été ». Pardonner à Cinna serait donc s’accorder aussi une forme de pardon, contrebalancer, voire effacer les actes passés d’Octave, pour ouvrir le règne d’Auguste sur cet acte généreux. N’oublions pas que « la clémence d’Auguste » est le sous-titre de la pièce, et devait en être le titre originel.
Mais Auguste, dans ce monologue, n’est pas encore prêt à cette clémence, pour deux raisons. D’abord la blessure infligée par Cinna est encore vive, il n’est pas prêt à dominer son orgueil qui souffre, car la clémence est une vertu qui exige un dépassement de soi : « Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre ! / Tu vivrais en repos après m’avoir fait craindre ! » L’exclamation et le choix du verbe « contraindre » montrent bien à quel point ce renoncement à la vengeance d’une humiliation est difficile ! De plus la clémence ne fait-elle pas courir un risque à l’Etat même, en donnant l’image d’un pouvoir faible : « Qui pardonne aisément invite à l’offenser », formule au présent de vérité générale, qui sonne telle un proverbe ? Pourtant la suite prouve qu’il a déjà fait toute une réflexion sur l’inutilité de la répression, qui ne fait qu’engendrer davantage d’ennemis. Mais c’est surtout par rapport à soi-même que la clémence exige un effort, qui semble encore insurmontable : « Non, non, je me trahis moi-même ».
=== Auguste a perçu la voie de la sagesse philosophique, mais il ne peut encore s’y engager.
Le suicide ne peut donc, à ce stade de son évolution psychologique, qu’offrir l’issue digne d’un héros cornélien. La mort seule lui permettrait d’échapper, en effet, à ce qu’il refuse, cette poursuite inessantes de « supplices », inutiles : « tu ferais pour vivre un vain et lâche effort, / Si tant de gens de cœur conspirent pour ta mort ». Ce serait donc un geste d’honneur, le refus aussi d’avouer la faiblesse que serait le pardon à Cinna, incitatif pour d’autres conjurés : « N’attends plus le coup d’un nouveau Brute ». Se tuer de sa propre main serait donc un ultime geste de grandeur, digne d’un héros qui n’a pas peur de regarder la mort en face : « Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute ». Mais en même temps, serait-ce la juste solution que de laisser vivre un coupable et d’abandonner Rome à un destin hasardeux ?
=== Le monologue se poursuivra encore sur 16 vers, mais sans qu’aucun choix ne soit posé.
Le monologue est un retour sur soi-même, une convention qui relève de la double énonciation au théâtre, totalement invraisemblable. Mais c’est précisément cette illusion théâtrale qui révèle la vérité, en permettant au public de suivre l’évolution psychologique d’un personnage, de mesurer les tendances qui se combattent en lui-même. Il révèle aussi la solitude caractéristique du héros tragique. Il crée donc un horizon d’attente par rapport à l’intrigue : laquelle de ces tendances prendra le dessus ?
Dans la tragédie de Corneille la tension tragique est indissociable de la réflexion politique. Cinna veut éliminer le tyran qui a injustement enlevé au peuple la liberté. Mais, en faisant cela, il met en péril cette liberté même, car il touche à l’ordre qu’Auguste a rétabli après les troubles qui ont suivi la mort de César. La solution serait donc la re-fondation d’un pouvoir absolu, mais fondé sur la justice, sur un acte de générosité, donc sur des valeurs éthiques. Il convient de ne pas oublier les préoccupations politiques au coeur du XVII° siècle, où la pièce aura un vif succès, et même après les troubles de La Fronde, quand Louis XIV accédera au pouvoir.
Les Satires : »Les embarras de Paris »
INTRODUCTION
Nicolas Boileau (1636-1711) est considéré comme un théoricien du classicisme, notamment avec son Art Poétique, où il pose les règles de la versification et du « bon goût » à travers l’analyse des différents registres littéraires. Mais il mit lui-même en pratique ces recommandations dans ses poèmes, telles Les Satires. Les sept premières satires, parues en 1666, obtinrent un succès prodigieux, qu’accrut encore la haine maladroite des auteurs que le jeune poète avait critiqués.
Boileau, satire VI, les embarras de Paris Dans cette sixième satire, Boileau, bourgeois parisien, qui connaît bien sa ville, s’inspire aussi, en digne partisan des « Anciens » des écrivains antiques, Horace et Juvénal, avec leur description de Rome.
Comment Boileau critique-t-il Paris et la vie qu’on y mène ?
LA DESCRIPTION DE PARIS
Au XVII° siècle, Paris connaît un important essor même si le Roi a commencé à aménager Versailles où il séjourne, délaissant le Louvre. La ville s’agrandit pour atteindre 400000 habitants, de nombreux couvents sont construits, des hôpitaux, et l’île Saint-Louis est aménagée. En même temps, les journées des barricades pendant la Fronde (1648) conduisent le ministre Colbert à élargir les rues pour les sécuriser, tandis que des embellissements se font pour célébrer la gloire du Roi-Soleil. Ces réalités historiques expliquent la description faite par Boileau.
L’extrait reproduit l’agitation intense d’une ville en chantier, à travers l’évocation des métiers du bâtiment, « des couvreurs », « des paveurs », et de leurs matériaux : « un ais », « une poutre », « l’ardoise et la tuile ». Mais les rues restent encore étroites, ce qui ressort de la comparaison militaire : « cent chevaux […] ferment les défilés ». A cela s’ajoute le manque d’hygiène, puisqu’il n’y pas d’égout pour évacuer les eaux usées : « le pavé glissant », « un grand tas de boue ».
De plus, Boileau mêle dans son poème le monde humain et le monde animal. Toutes les classes sociales y sont représentées : le clergé, avec « un enterrement », les serviteurs, « les laquais », les privilégiés, dans leurs « carrosses », et bien sûr le petit peuple parisien, artisans, commerçants avec leurs « charrette[s] ». Les révoltes sont même évoquées par la rime entre « brigades » et « barricades », souvenirs sans doute de la Fronde. Les animaux, eux, vont des plus courants, les « chiens », « les chevaux », jusqu’aux plus inattendus, « un grand troupeau de bœufs », peut-être promis aux abattoirs, et « des mulets ». Boileau s’emploie à confondre ces deux mondes, en créant des parallélismes : « Font aboyer les chiens et jurer les passants » (v. 8), « Chacun prétend passer ; l’un mugit, l’autre jure » (v. 25).
Le poème nous montre ainsi une ville en proie à un total désordre, envahie par le bruit et l’agitation. Tous les bruits se mélangent, en effet, pour créer un vacarme infernal que résument les deux dernier vers : « On n’entend que des cris poussés confusément. / Dieu, pour s’y faire ouïr, tonnerait vainement ». Cette impression de désordre est renforcée par l’actualisation spatio-temporelle :
- Le temps de base est le présent, ce qui place les actions sous nos yeux. De plus les participes présents qui s’accumulent (« l’un l’autre s’agaçants », « en tournant », « s’efforçant de passer », « arrivant à la file ») juxtaposent les actions en les rendant simultanées, ce qui ajoute à la confusion. Les indices temporels en accélérant le rythme reproduisent l’agitation : « sans cesse », « à l’instant », bientôt », « en moins de rien », « Aussitôt »
- Le poème s’ouvre et se ferme sur une généralisation : « En quelque endroit que j’aille » (v. 1), « partout » (v. 29). Mais en son centre, les lieux sont distingués, d’abord par un parallélisme avec l’anaphore de « là » (v. 5, 1à et 13) qui suggère qu’aucun endroit n’échappe à cette agitation. Puis la description se focalise sur un seul lieu (« en cet endroit ») qui rassemble en lui la confusion la plus totale.
=== Des rues encombrées, un gigantesque embouteillage, un bruit incessant et une foule dense, telle est donc l’image de Paris que nous propose Boileau.
LA SATIRE
À son origine, la satire est une œuvre poétique sous forme d’un « pot-pourri », qui s’accorde le droit d’aborder tous les sujets, jusqu’aux plus familiers. Puis le sens de ce terme évolue pour devenir, au-delà d’un genre, un registre. Ainsi le satirique est une représentation critique et comique d’un défaut, d’un vice, d’un mensonge observé dans la réalité, sur le plan moral, politique ou social. La satire a une cible située à l’extérieur du texte: cela peut être un comportement, une idée, une personnalité publique, une institution, ou, tout simplement, un monde considéré comme absurde.
Ici la dénonciation est prise en charge par le narrateur, qui est à la fois témoin (« Je vois », « Je trouve »), acteur (« En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la foule », v. 1), mais aussi victime puisque de sujet, il devient objet : « L’un me heurte », « Des paveurs […] me bouchent le passage ». L’enjambement entre les deux premiers vers fait ressortir le contraste entre cet homme, seul, et la foule, amplifié par les choix lexicaux qui forment un pléonasme : « la presse / D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse ». Puis le « je » s’efface dans la suite du texte, comme si le bruit ne lui permettait plus de faire entendre sa voix : « on n’entend que des cris » (v. 31) forme une généralisation qui ôte à la ville tout visage humain.
Mais, outre son désordre, ses embouteillages, la ville se charge ici d’un aspect dangereux. Le narrateur en fait lui-même les frais aux vers 3 et 4 qui, en s’enchaînant rapidement et avec leurs sonorités brutales [ d ], [ t ], [ R ], semblent illustrer les coups reçus : « L’un me heurte d’un ais dont je suis tout froissé ; / Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé ».
Il y a également les risques potentiels. Les deux vers, « Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison / En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison », scandés par des sonorités rudes, semblent transformer les hommes en soldats défendant une citadelle assiégée. Mais le risque est évident pour les passants… L’enjambement des vers 13 et 14, soutenu par l’allitération en [ R ] (« sur une charrette une poutre branlante »), comme pour imiter la vibration menaçante, avec la formule verbale, « Vient menaçant de loin la foule » poursuit cette image militaire, comme s’il s’agissait de l’arrivée solennelle des canons, sur un rythme ralenti. Enfin il semble que nous assistions à un combat de chars aux vers 17 et 18, ici encore avec les sonorités imitatives, [ k ] et [ R ], pour reproduire le fracas de l’accident : « D’un carrosse en tournant il accroche une roue,/Et du choc le renverse en un grand tas de boue ».
De cela ressort l’image d’une violence, dont les habitants de Paris ne peuvent qu’être les victimes. La fin de l’extrait, avec l’arrivée des « cent chevaux », amplifie même cette violence toujours prête à surgir. Il s’agit sans doute de l’arrivée de la police, alors appelée le « guet », pour mettre fin au désordre et rétablir le calme : ils « ferment les défilés », c’est-à-dire empêchent l’accès au lieu des troubles. Mais, loin de calmer le peuple, cette arrivée provoque la révolte et Boileau se souvient peut-être, dans les vers 29 et 30, des émeutes de la Fronde : des « barricades » surgissent…
=== Tout se passe donc comme si la capitale vivait une perpétuelle tension, comme un état de guerre permanent.
La satire intègre un autre registre, le comique. Ici on en reconnaît deux formes : l’humour et le burlesque.
L’humour consiste à rire de soi-même, et c’est bien ce que fait Boileau, lui aussi passant dans ces rues, transformé en une sorte d’objet lorsqu’il reçoit des coups successifs. Le burlesque, lui, procède d’un décalage entre grandeur et petitesse : il consiste à traiter, par exemple, sur un ton noble, un sujet familier, voire vulgaire, tels les embouteillages représentés ici. On notera, en effet, le contraste entre le tragique et la caricature. Le tragique apparaît dans la vision de l’ « enterrement », dont la solennité est imagée par le rythme lent de l’enjambement des vers 5 et 6, les sonorités nasales associées au [ l ], la présence d’une « croix » qui, au lieu d’être salvatrice, est « de funeste présage », et l’allusion à une véritable fatalité dans « le sort malencontreux ». La caricature, quant à elle, est caractérisée par l’excès qui imprègne l’ensemble du texte, depuis le pléonasme au début (« fourmillent sans cesse ») jusqu’à la gradation des chiffres : nous avons d’abord « une charrette » avec « six chevaux », puis « un carrosse » est suivi d’ « un autre », puis de « vingt autres », puis de « plus de mille ». De même à « un grand troupeau de bœufs » vont se joindre « des mulets », puis « cent chevaux »…
=== Nous avons ainsi le sentiment que Boileau raconte une nouvelle épopée, celle que vit tout passant, véritable « héros » quand il affronte les dangers de la ville.
CONCLUSION
Ce passage ne comporte ni thèse, ni argument : Boileau ne cherche pas à imposer une autre conception de la ville, ni à expliquer les causes de cet état de fait. Mais, à travers le tableau pittoresque qu’il fait de la capitale, le texte accumule tant d’exemples qu’il finit par prendre une dimension critique. Car là est bien l’intérêt de la satire : en tournant en dérision des défauts, elle parvient à discréditer, ici ceux qui sont en charge de la ville et de son bon fonctionnement.
Pourtant il ne s’agit pas d’une œuvre « engagée » : l’épopée, vécue par un héros qui reste, tout de même, fort ridicule quand il se trouve malmené, bousculé, est trop dérisoire. Il s’agit plutôt, pour Boileau, d’appliquer ses principes d’ « imitation » des Anciens. Mais il met ainsi en place une image de la grande ville, lieu de troubles, d’agitation et de bruit, qui deviendra un thème dans la littérature française.
Les Fourberies de Scapin, III, 2
Dans cette comédie, représentée en 1671, Molière s’inspire de l’intrigue de nombreuses comédies antiques. Deux jeunes gens amoureux, Octave et Léandre, que leurs pères, Argante et Géronte, veulent marier contre leur gré, vont être aidés par le valet Scapin. Ce personnage emprunte beaucoup de ses traits aux valets des comédies antiques, mais aussi au « zanni » de la commédia dell’arte qui veut régler ses comptes avec son maître. Ainsi dans cette scène, Scapin a fait croire à Géronte qu’on le cherche pour le tuer, et l’a persuadé de se cacher dans un sac. Acte III _scène_2
Quelle image de la relation entre le maître et le valet ce passage présente-t-il ?
UNE SCENE COMIQUE
Traditionnellement le valet, rôle tenu par Molière lors de la représentation, est porteur du comique, dont le plus immédiatement perceptible ici est le comique de gestes. La didascalie qui précise « Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac » nous permet d’imaginer le jeu des deux acteurs, l’enthousiasme du valet et les soubresauts du maître dans le sac. On peut aussi rire de la gestuelle de Scapin « se plaignant et remuant le dos », qui mime avec exagération une douleur fictive. Enfin on rira de ce maître ridicule, « mettant la tête hors du sac » comme un diable qui sort de sa boîte. De plus, même sans didascalies, nous pouvons imaginer les mouvements de Scapin, changeant de place et d’attitude pour correspondre au personnage dont il imite la voix, afin qu’il ne se confonde pas avec sa propre fonction de valet.
A cela s’ajoute le comique de langage, fondé sur le décalage entre le rôle du valet et celui de l’agresseur gascon avec son accent fictif. Nous pouvons aisément imaginer le ton joyeux des insultes lancées au maître : « cé fat de Géronte, cé maraut, cé vélître ».
=== Nous assistons donc à une sorte de mise en abyme, scène de théâtre dans le théâtre, qui fera rire par la situation ainsi créée, qui inverse les rapports de force entre le maître et le valet. La revanche de Scapin pourra particulièrement plaire au public populaire…
LE CONFLIT ENTRE LE MAITRE ET LE VALET
Le portrait du maître s’inspire de la tradition : c’est un vieillard (cf. étymologie de son nom « Géronte »), naïf et stupide. A aucun moment il ne met en doute la situation ou ne mesure l’aspect fictif de cet accent gascon. Il est impossible au public d’éprouver la moindre pitié pour lui en raison de son égoïsme. La dernière réplique, « Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner », nous permet, en effet, de mesurer son mépris pour son valet : il est prêt à exiger qu’il reçoive les coups à sa place.
Face à lui, le valet prend l’avantage, puisqu’il va jusqu’à donner des ordres à son maître, en feignant la fidélité : « Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d’un étranger. » Le geste de lui « remet[ttre] la tête dans le sac » montre à quel point son maître est devenu une marionnette entre ses mains ! Mais l’on sent aussi son enthousiasme dans l’élaboration de la tromperie, quand il feint de faire l’éloge de son maître : « Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense ». De même la feinte est perfectionnée par l’imitation de la souffrance due aux coups prétendument reçus : « Ah ! Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable ». Il accentue, par sa dénégation (« Nenni, c’est sur les miennes qu’il frappait ») la stupidité de son maître, contraint à se défendre de façon ridicule : « J’ai bien senti les coups et les sens bien encore. » En redoublant la situation à la fin, Scapin prolonge en fait sa vengeance de valet, contraint à tout supporter de la part d’un maître tyrannique.
CONCLUSION
Ce passage représente une scène de farce traditonnelle, avec coups et injures, propre à plaire au public populaire. Mais il illustre aussi la fonction « cathartique » de la comédie, telle que la définissait le philosophe grec Aristote : en assistant à cette inversion des rôles, le public se libère de ses propres pulsions, en vivant par procuration, en quelque sorte, ses propres désirs cachés. Le rire naît précisément de cette libération, du plaisir de voir s’accomplir sur scène ce que le monde réel interdit.
Molière, certes, reprend là le personnage traditionnel du valet, rusé, face à un vieux maître naïf. Mais il va plus loin que ses prédécesseurs, puisqu’il ne se contente pas de lui donner le rôle du trompeur : il concrétise cette tromperie par le geste audacieux des « coups » donnés au maître.