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« Tamango » : lecture analytique, « Une révolte d’esclaves »

22 janvier, 2012
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Une révolte d’esclaves

pp. 35-36

 

Publiée en 1829, la nouvelle de Mérimée raconte le douloureux itinéraire de Tamango, guerrier d’Afrique, de la liberté sur sa terre du Sénégal à l’esclavage,  et sa révolte sur un bateau négrier.

Monté à bord du navire négrier pour reprendre son épouse, Ayché, qu’il a lui-même cédée au capitaine Ledoux, Tamango est devenu esclave. Mais il veut retrouver sa liberté.

Comment Tamango prépare-t-il la révolte?   

 L’HABILETÉ DU HEROS  

Une origine guerrière Tamango n’a pas oublié ses origines guerrière (cf. p. 43). Il en a gardé le courage, la force d’âme de celui qui est prêt à tout pour vaincre : « un effort généreux ». On notera son aptitude à élaborer une stratégie. Il a, en effet, soigneusement observé ses gardiens, leur « petit nombre », leur « négligence toujours croissante ». Il teste leur vigilance par une ruse : la façon dont il s’empare du fusil et le manie avec des « gestes grotesques » pour ne pas éveiller les soupçons, alors qu’il sait très bien tirer.   

Il est aussi un orateur, doté de charisme. On observe un champ lexical qui met en valeur l’habileté de son langage : « exhortait », « harangues », « éloquence ». Il possède la langue des « Peules », ce qui lui permet d’exposer son plan sans souci de l’interprète. Ses arguments sont présentés selon une gradation. D’abord il leur fait miroiter l’espoir du retour : « … il saurait les ramener dans leur pays » ; puis il fait appel à la magie, de façon à mieux manipuler l’esprit de ses compagnons : « vantait son savoir dans les sciences occultes ». Enfin il suscite leur peur : « menaçait de la vengeance du diable ». === Ainsi il joue de son pouvoir de chef : « le craindre », « lui obéir ». 

 LES INTERVENTIONS DU NARRATEUR  

 

 Mais Mérimée ne se prive pas de critiquer son héros. Ainsi derrière l’assurance qu’il lui prête, il souligne la part du mensonge. En fait derrière l’aspect « généreux », il cache des intentions égoïstes : il ne pense qu’à récupérer son épouse, Ayché. De plus derrière sa stratégie, il masque beaucoup d’ignorance. En réalité, il ne sait pas gouverner un navire (« il se vantait ») et  finalement il n’a pas de plan très défini : « il répondit vaguement ».

la sorcellerie  === Ses seuls atouts viennent de son aptitude à jouer avec les croyances de ses compagnons, pour les manipuler en leur faisant croire à ses pouvoirs surnaturels : « le diable lui apparaissait en songe ».    

Mérimée, malgré une évidente dénonciation de l’esclavage, garde donc la vision péjorative du monde noir, propre à son époque. Avec un lexique péjoratif, il montre les Noirs comme naïfs, crédules, à cause de leurs croyances irrationnelles : « … dont les Noirs sont fort entichés » . Ils fait d’eux des êtres chez lesquels la soumission est une seconde nature : « l’habitude de le craindre et de lui obéir ». 

=== Ils semblent naturellement « faits pour » être esclaves, inaptes donc à la liberté. 

  Comme cela se faisait souvent au XIX° siècle, la nouvelle a d’abord été publiée en feuilleton dans la Revue de Paris. Cela entraîne une technique : à la fin de ce que l’on nommerait aujourd’hui un « épisode », il convient de créer un horizon d’attente. C’est le cas ici, très habilement puisque Mérimée nous fait entrer dans l’esprit de son héros, par le discours indirect libre qui nous projette dans l’avenir : « quand le temps viendrait… ». === Le lecteur attend donc la péripétie suivante : la révolte.

CONCLUSION 

On note l’absence de discours direct, synonyme d’une vérité qui ne conviendrait pas ici aux fausses déclarations de Tamango. Mérimée lui préfère le discours indirect, qui lui permet d’influencer son lecteur par ses propres commentaires sur son héros et sur ses compagnons. C’est donc bien l’écrivain qui conduit son récit comme il le souhaite. 

L’intérêt de cette nouvelle vient du tableau de l’esclavage qu’elle propose. Certes Mérimée s’indigne à plusieurs reprises contre la façon inhumaine dont les négriers effectuent leur odieux trafic humain. Mais il n’est pas encore libéré de tous les préjugés sur le monde africain qui emplissent les ouvrages des voyageurs de son temps. Il montre une révolte… mais le chef de cette révolte n’est pas vraiment un héros estimable.

Joyce, « Pénible incident » in « Gens de Dublin » – Lecture analytique : l’épilogue

26 avril, 2011
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L’épilogue

(pp. 141-142 de « Quand il fut arrivé… » jusqu’à la fin.)

Joyce,  « Pénible incident », ou, selon les traductions, « Un cas douloureux », est la onzième nouvelle du recueil Gens de Dublin, publié en 1914 à Londres, mais achevé en 1907. Écrit alors que Joyce réside en Italie, le recueil nous ramène sur la terre d’origine de l’auteur, l’Irlande et sa capitale, Dublin. Cette nouvelle restitue la vie d’un Dublinois bien ordinaire, que l’incipit va nous présenter.  Mais un événement est venu perturber le cours régulier de la vie de M. Duffy, sa rencontre avec Mme Sinico, mais cette relation est vite interrompue par un geste audacieux de celle-ci.
Intervient alors une ellipse narrative : 
« Quatre ans s’écoulèrent ». Le héros a repris sa vie paisible, qui va à nouveau être interrompue par un article du journal qui lui révèle le suicide de Mme Sinico, devenue alcoolique, en traversant les rails du tramway. Cette lecture déclenche d’abord une violente colère chez le personnage, puis un revirement intervient. Le personnage retourne alors à Phoenix Park, en proie à de douloureuses réflexions.
Cet épilogue constitue-t-il une « chute », comme cela devrait être le cas dans une nouvelle? Traduit-il une évolution chez le héros ?   

LE RÔLE DU DÉCOR

         Toute la scène est vue à travers les yeux de M. Duffy, c’est-à-dire en focalisation interne, faisant ainsi écho à l’incipit. 

   Dublin, la vilel vue de Magazine Hill _ Jospeh Tudor  L’errance du personnage le conduit dans un lieu de mémoire, celui de sa rupture avec Mme Sinico, comme en un ultime pèlerinage, Phoenix Park dont est ici cité un des sites, « Magazine Hill ». De ce lieu surélevé, il peut alors avoir une vue générale sur les alentours, écho en réalité d’une vue générale sur sa propre vie. 

Le lieu est à l’écart de la ville, mais, tandis qu’au début de la nouvelle, Dublin était rejeté, la cité apparaît ici beaucoup plus chaleureuse : « [s]es lumières brillaient rouges et hospitalières dans la nuit froide ». La rivière est également mentionnée, «  du regard [il la] suivit », et le lecteur ne peut que penser au symbolisme traditionnel de l’eau qui coule, image de la fuite du temps qui emporte tout, comme ici il a emporté la relation entre M. Duffy et Mme Sinico, et Mme Sinico elle-même.

 La gare de Kingsbridge La dernière allusion à un lieu précis est celle à la « gare de Kingsbridge », une des deux gares de Dublin ouverte en 1846, avec son « train de marchandises ». C’est un nouvel écho à l’événement qu’il vient d’apprendre, le suicide de Mme Sinico, puisque le train semble « lui bourdonner aux oreilles répétant les syllabes du nom de Mme Sinico ». 

      On notera le mouvement du regard de M. Duffy, plus révélateur en anglais. « He looked along », il suit d’abord du regard le fil de la rivière, comme si elle ouvrait un espoir, ou, du moins, une perspective. En revanche, « He looked down », « son regard descendit la pente », comme pour traduire un abaissement au plus bas niveau. Or, en abaissant ce regard, ce qu’il découvre le ramène au niveau du corps, du désir physique le plus vulgaire : « des formes humaines étendues ». Face à elles, on constate l’expression pleine de mépris pour ce que l’amour physique a de plus ordinaire, la prostitution : « Ces amours furtives et vénales ». La reprise par « les créatures vautrées au bas du mur » les rabaisse même à une qualification quasi animale. 

=== Le lieu choisi pour l’épilogue forme donc un écho à l’incipit, mais pour souligner une opposition : l’incipit mettait l’accent sur le domaine même de M. Duffy, sur un lieu sécurisant car construit à son image, tandis que cet excipit choisit un cadre extérieur, qui contraint le personnage à envisager sa propre existence par rapport à celle d’autrui.

  UNE DOULOUREUSE INTROSPECTION 

La « halte » qu’effectue M. Duffy au « sommet du Magazine Hill » constitue à la fois un repos dans sa longue errance et un temps de bilan face à l’épreuve subie : or ce bilan va conduire à une douloureuse remise en cause, entre regrets et remords. 

La tombe de James Joyce Ce sont d’abord les regrets qui ressortent. On observe, en effet, un contraste entre son mépris pour les couples enlacés et le sentiment qu’ils font naître en lui : le « désespoir ». Ils le renvoient, en effet, aux limites de sa propre nature, Joyce retrouvant ici le naturalisme d’un Zola : l’homme n’échappe pas à sa nature, et celle de M. Duffy est l’incapacité de jouir : « il avait été proscrit du festin de la vie », amère réplique au texte biblique « L’excellence de l’esprit est un perpétuel festin » (« Proverbes ») ou au philosophe Épictète : « Souviens-toi que tu dois te comporter dans la vie comme dans un festin. (Manuel, XV ; début du IIe s.) ou bien souvenir de V. Hugo, Odes et ballades, V, « aux rois de l’Europe » : « Ô rois, comme un festin s’écoule votre vie ». Ainsi, face aux êtres qui unissent leurs corps librement, Duffy éprouve un regret profond de ce qu’il est, et dont il ne se sent pas responsable : « exaspéré par la droiture même de son existence ». Lui qui s’était cru supérieur à l’humanité ordinaire se sent à présent amputé d’une part de ce qui fait l’homme 

Mais ces premiers regrets vont évoluer en remords, avec le sentiment d’une faute commise envers Mme Sinico. L’accusation qu’il se lance est sévère, renforcée par le double rythme binaire et le lexique fortement péjoratif : « il lui avait refusé la vie et le bonheur », « il l’avait vouée à l’ignominie, à une mort honteuse ». La violence de ses remords va se traduire par une forme d’hallucination, qui le conduit à voir en un « train de marchandises » « un ver à la tête de feu [qui] ondule à travers les ténèbres », image personnifiant le remords qui le ronge et le brûle. 

M. Duffy prend aussi conscience de la solitude. Certes, la solitude n’est pas un fait nouveau pour M. Duffy : l’incipit qui présentait son domicile la révélait déjà. Alors qu’apporte de nouveau l’épilogue ? Par rapport aux couples entrevus, le personnage ne se contente pas d’un simple regard, ni d’un simple rejet. Par la focalisation interne, nous découvrons que M. Duffy interprète la pensée de ces couples : « il savait que les créatures […] désiraient qu’il s’en allât. » Il éprouve donc à son tour, brutalement dans une brève proposition, le sentiment d’exclusion que, jusqu’alors il réservait lui-même aux autres : « Personne ne voulait de lui ». Ainsi on notera la récurrence de son sentiment d’exclusion, mais avec un changement temporel qui en fait un état permanent, irrémédiable : « il était proscrit du festin de la vie ».

 Par rapport à Mme Sinico, M. Duffy vit une hallucination, puisque le souvenir de Mme Sinico est comme inséré en lui, se confondant avec le rythme de sa propre respiration : « le halètement poussif de la locomotive continuait à lui bourdonner aux oreilles répétant les syllabes du nom de Mme Sinico », « le rythme de la locomotive lui martelant toujours les oreilles ». On notera qu’à aucun moment – sauf dans le journal qui annonce sa mort – n’est prononcé le prénom de cette femme, Emilie (diminutif du prénom Emma, faut-il y voir une allusion à Emma Bovary, à laquelle elle ressemble beaucoup par l’échec de son mariage), pas même par le personnage au moment où il pense à sa mort, comme si sa seule existence était celle d’épouse mal mariée. 

Cependant, alors même qu’elle a envahi tout son être, il va commencer à l’éliminer, la tuant ainsi une seconde fois, dans sa mémoire. Déjà, en rappelant son souvenir, il avait introduit un doute : « Un être humain avait paru l’aimer ». Première preuve d’un pessimisme fondamental, à l’image de celui qu’il a pris pour maître, Nietzsche. À la fin de l’extrait, ce doute s’exprime plus fortement : « Il commença à douter de ce que lui rappelait sa mémoire ». Il ne lui reste plus qu’à nier cette femme, ce que vont traduire les trois négations qui suivent, avec des propositions de plus en plus courtes : « Il ne la sentait plus près de lui dans l’obscurité, sa voix ne résonnait plus à son oreille. […] Il n’entendit rien. » Ainsi plus rien n’existe que le seul personnage, avec autour de lui un « silence » qui rappelle celui de la rupture, avec la reprise insistante, comme pour se rassurer lui-même : « La nuit était silencieuse. […] tout à fait silencieuse ». La nouvelle se termine donc sur l’adjectif emblématique du recueil : « seul ». Mais le narrateur précise : « Il sentit qu’il était seul ».

=== Le personnage a donc vécu une transformation : il a pris conscience, et une conscience douloureuse, de sa solitude, qu’il va devoir à présent pleinement assumer.

 CONCLUSION  

Le personnage de Duffy a, en fait, vécu un double dilemme.
D’abord, l
ors de sa relation avec Mme Sinico, comment concilier son propre refus de toute émotion avec la force émotionnelle de la « passion » qu’elle-même exprimait ? Il y avait alors échappé par la rupture, forme de fuite. 

Ensuite, lors de la nouvelle de sa mort, devait-il se sentir trahi par l’alcoolisme et le suicide, qui rabaissait cette femme à laquelle il avait accordé une importance particulière, ou coupable de lui avoir refusé l’amour qu’elle demandait ? À nouveau, il y échappe en l’effaçant de sa mémoire. 

Tout se passe donc comme si les normes conventionnelles à laquelle son éducation avait soumis M. Duffy, même après qu’il les eut rejetées, étaient assez fortes pour marquer à jamais ses choix. Cependant la nouvelle illustre, dans son épilogue, l’idée que Joyce se faisait d’une « épiphanie », moment où le personnage a une sorte d’illumination, en faisant une découverte sur lui-même
Des Dublinois sur Westmorelan Street Joyce trace ainsi un portrait sévère de son Dublinois, produit de sa ville et d’une société que l’écrivain juge profondément aliénée et qu’il a lui-même choisi de fuir. Voici ce qu’il disait de son recueil, en présentant son manuscrit à un éditeur : 
 « Ce livre n’est pas un recueil d’impressions touristiques, mais une tentative pour représenter certains aspects véridiques de la vie dans une des capitales d’Europe ». Plus près de sa véritable intention avec Les gens de Dublin, il a écrit à un ami : « C’est un chapitre de l’histoire morale de l’Irlande. Comme cela, le peuple irlandais pourra une fois au moins bien se regarder dans le beau miroir que j’ai préparé pour lui ».  

Joyce, « Pénible incident » in « Gens de Dublin » – Lecture analytique : la rupture

26 avril, 2011
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La rupture

(pp. 135-136 de « Il allait… » à « … sa musique. »)

Joyce,  « Pénible incident », ou, selon les traductions, « Un cas douloureux », est la onzième nouvelle du recueil Gens de Dublin, publié en 1914 à Londres, mais achevé en 1907. Écrit alors que Joyce réside en Italie, le recueil nous ramène sur la terre d’origine de l’auteur, l’Irlande et sa capitale, Dublin. Cette nouvelle restitue la vie d’un Dublinois bien ordinaire, que l’incipit va nous présenter.  Mais un événement est venu perturber le cours régulier de la vie de M. Duffy, sa rencontre avec Mme Sinico, lors d’une soirée à l’opéra. Après plusieurs rendez-vous à l’extérieur, leur relation devient plus intime car leurs goûts communs les rapprochent. Comment le lien sentimental entre les deux protagonistes évolue-t-il ? 

LA COMMUNION DES ÂMES 

Le cadre spatio-temporel va jouer un rôle dans l’évolution de leur relation. Après les promenades dans Dublin, en effet, M. Duffy, gêné par « ces façons clandestines » (p. 134), a obtenu d’être reçu chez Mme Sinico, avec laquelle il partage sa « vie intellectuelle », dans un lieu plus intime : « son petit cottage des environs de Dublin ». La première phrase de l’extrait souligne la fréquence de leur rencontre, par le chiasme en anglais que la traduction ne restitue pas : « He went often to her little cottage outside Dublin; often they spent their evenings alone. » Ces soirées se passent dans un lieu clos, la « chambre tranquille [en anglais « discreet »] et obscure », comme protégé du monde extérieur, comme le révèle le rappel de « leur isolement ». Dans le second paragraphe de l’extrait, est même employé le terme « confessionnal », qui apporte à cette relation une connotation religieuse.

Pour accentuer cette intimité, on notera aussi le faible éclairage : « Maintes fois elle laissait l’obscurité les envahir, évitant d’allumer la lampe ».

=== Ainsi le cadre se prête à une communion paisible des âmes

Leur intimité se renforce graduellement, comme si ce cadre influait sur leur caractère : « leurs pensées se mêlant, ils abordèrent des sujets moins impersonnels », « La chambre tranquille et obscure, et leur isolement, la musique qui leur vibrait encore aux oreilles les unissaient ». Ainsi l’un et l’autre évoluent.

Pour M. Duffy, le commentaire du narrateur, fondé sur une comparaison (« La société de Mme Sinico était à M. Duffy ce que la chaleur du sol est à une plante exotique »), révèle l’épanouissement du personnage à travers cette relation qui semble correspondre à sa nature profonde. N’avait-il pas déjà chez lui toute l’œuvre de Wordsworth ? N’avait-il pas aussi un goût prononcé pour l’opéra ? Grâce à elle, il accède au monde des sentiments et touche à une forme d’idéal, évolution traduite par le rythme ternaire : « Cet accord exaltait l’homme, arrondissait les angles de son caractère, communiquait de l’émotion à sa vie mentale ». 

Cependant, il reste totalement centré sur lui-même, comme le révèle une sorte de narcissisme ( « il se surprenait à écouter le son de sa propre voix » ), et dans sa réflexion il va jusqu’à s’identifier à un « ange » : « Il eut l’intuition qu’aux yeux de Mme Sinico il assumerait { en anglais « ascend ») la stature d’un ange ». Il vit donc leur relation de façon totalement platonique, excluant toute dimension sexuelle, son amie étant « l’âme-sœur » du Banquet de Platon. Cela explique le discours qu’il tient, contredisant ce qu’il est en train de vivre, prononcé d’une « étrange voix impersonnelle », comme en une sorte de dédoublement intérieur. Tandis qu’il vit, en effet, cette union, il met en avant « la solitude incurable de l’âme », autre thème particulièrement romantique exprimant l’impossibilité d’atteindre cet idéal de fusion parfaite. Mais, rapporté au discours direct, l’aphorisme, « Nous ne pouvons pas nous livrer, […] nous n’appartenons qu’à nous-mêmes », révèle en fait une peur d’autrui, du désordre qu’autrui pourrait apporter en perturbant sa vie intérieure, en remettant en cause ses convictions et ses certitudes.   

Une image de Mme Sinico Le comportement de Mme Sinico est en opposition à celui de M. Duffy comme le souligne la conjonction « tandis que », à la fois parallélisme dans l’évolution, mais les différenciant : « la nature ardente de Mme Sinico s’attachait de plus en plus à son compagnon ». L’adjectif « ardente » (en anglais « fervent ») la dote d’une passion brûlante dont M. Duffy est lui-même dépourvu et que va confirmer la présentation de son geste : « elle avait manifesté tous les signes d’une surexcitation intense », elle « lui saisit la main avec passion ». Or ce geste introduit dans la relation qu’elle entretient avec M. Duffy une connotation physique, que celui-ci excluait totalement.

=== Le premier paragraphe de l’extrait partait d’une relation habituelle, quasi routinière, avec l’emploi de l’imparfait ou l’adverbe « souvent », mais il finit sur un événement perturbateur, signalé par l’indice temporel, « un soir », et le passage au passé simple.

  LA RUPTURE          

Le second paragraphe marque un changement de cadre très net, avec un rejet du lieu clos : « l’atmosphère de leur confessionnal désormais profané ». La formule révèle pleinement la faute de Mme Sinico, qui a introduit une dimension physique dans une relation que M. Duffy voulait épurée. Mais son nom ne débute-t-il pas par « sin », signifiant « péché » en anglais ? Faut-il y voir un pur hasard, quand on sait l’importance qu’attache Joyce au choix des noms de ses personnages ? 

 Phoenix Park en automne La rupture se déroule donc dans un lieu extérieur, l’après-midi et non plus le soir, puisqu’ils se donnent rendez-vous « dans une petite pâtisserie à côté de la grille du parc », dans lequel ils vont ensuite se rendre. On retrouve alors le décor de la ville, puisqu’il s’agit de Phoenix Park, auprès duquel se trouve le faubourg de Chapelizod où réside M. Duffy. On notera la durée de cette scène, signalée par le verbe « arpentèrent » et l’indice temporel, « pendant près de trois heures », mais nous n’en connaîtront pas le détail, la rupture se trouvant seulement résumée. Le lecteur prêtera à peine attention à la mention du « tramway », qui doit, en toute logique, ramener Mme Sinico chez elle, pourtant ce lieu de la séparation prendra tout son sens lorsqu’il découvrira la façon dont elle va mourir, en franchissant les rails de ce même tramway, comme en un ultime pèlerinage. 

Toute la scène est racontée selon le point de vue de M. Duffy : c’est lui qui réagit, au geste de Mme. Sinico, et c’est à travers ses yeux que nous observons et jugeons le trouble de sa compagne. Sa réaction est immédiate, exprimée dans une phrase brève : « M. Duffy fut extrêmement surpris ». Le geste de Mme Sinico le ramène brusquement à la réalité qu’il avait oubliée : les êtres humains ne sont pas de purs esprits, ils ont un corps et celui-ci ressent des désirs. Ainsi celle-ci le ramène à une dimension humaine banale, et sa relation n’est plus alors que les prémices d’un adultère tout aussi banal, d’où sa désillusion : « La façon dont elle interprétait ses paroles le déçut ». 

Tous les actes qui suivent traduisent sa colère, et c’est lui qui prend l’initiative de leur rupture, même si la formule « ils convinrent » suggère l’accord de Mme Sinico. Mais avait-elle vraiment le choix ? En fait, la décision lui appartient, à la fois une façon de la punir d’avoir brisé son idéal et une peur du désordre qu’elle pourrait introduire dans sa vie. Rompre est fuir ce désordre, comme le sous-entend l’aphorisme rapporté directement : « tout lien, disait-il, vous lie à l’affliction », en anglais : « every bond […] is a bond to sorrow ». 

De son côté, Mme. Sinico apparaît totalement soumise aux volontés de M. Duffy, lui renvoyant « ses livres et sa musique », c’est-à-dire ce qui les avait unis, tout comme deux amants, lors de leur rupture, se renvoient leurs lettres. Cependant, tout son être refuse cette rupture, comme le révèle sa réaction physique, « elle se mit à trembler si violemment », mais cela n’attendrit en rien son compagnon, puisque c’est bien lui qui définit cette réaction par le terme « crise », comme s’il s’agissait d’une forme de folie.   

=== Le récit est allé très vite : en 2 pages recto-verso la relation sentimentale naît, se construit, et se dénoue. Elle n’apparaît donc que comme une sorte de parenthèse dans la vie des deux personnages

CONCLUSION 

Cet extrait fait apparaître le contraste entre les deux personnages un temps rapprochés. Leur rupture s’explique par le contexte dans lequel ils ont baigné, une imprégnation romantique jointe à un enseignement religieux. Dans ces deux cas, en effet, est posée une séparation entre le corps, part matérielle de l’homme, jugé impur, et l’âme, force spirituelle seule digne d’être entretenue. Or, si Mme Sinico ne voit par de dichotomie entre ces deux parts, et laisse s’exprimer son désir d’une union totale, M. Duffy, lui, a choisi de consacrer sa vie au culte de son seul esprit. 

En même temps cet extrait met en place un thème que l’on retrouve dans toutes les nouvelles de Gens de Dublin, « le silence ». Tout comme Mme Sinico, contrainte à un geste accompli en « silence » face aux discours de M. Duffy, celui-ci ne trouve plus rien à lui dire dans les ultimes instants de leur rupture. Se confirme ainsi ce que l’extrait nommait « la solitude incurable de l’âme » : les personnages sont comme paralysés, enfermés dans leur vie étroite ; ils veulent atteindre un idéal qu’ils pressentent, mais n’y parviennent pas, par conformisme moral.   

 

 

Joyce, « Pénible incident » in « Gens de Dublin » – Lecture analytique : l’incipit

26 avril, 2011
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L’incipit

(p. 131, jusqu’à « … pour écrire »)

« Pénible incident » (ou, selon les traductions, « Un cas douloureux ») est la onzième nouvelle du recueil Gens de Dublin, publié en 1914 à Londres, mais achevé en 1907. Écrit alors que Joyce réside en Italie, le recueil nous ramène sur la terre d’origine de l’auteur, l’Irlande et sa capitale, Dublin. Cette nouvelle restitue la vie d’un Dublinois bien ordinaire, que l’incipit va nous présenter. 

Joyce,  L’incipit, rapide dans une nouvelle vue sa brièveté, n’en a pas moins un double rôle : informer le lecteur pour lui permettre d’entrer dans le récit, le séduire, en retenant son attention. Celui-ci répond-il à cette double fonction ? 

LE CADRE SPATIAL 

 Vue de Chapelizod Si l’on observe la structure de la description, on constate qu’elle procède du plus général au plus précis. Est d’abord mentionnée, en effet, la situation géographique : « Chapelizod », un des faubourgs de Dublin. Puis vient la situation du domicile lui-même, décrit dans son environnement : une « vieille maison obscure », et ce qu’il voit « de ses fenêtres ». La description passe ensuite au mobilier, d’abord par une vue globale de la pièce, puis en citant le détail des meubles, enfin les objets plus précis qui composent le décor : « le linge » du lit, la « petite glace », la « lampe ». Enfin intervient un gros-plan sur la bibliothèque, avec l’évocation précise des livres, et, dans la continuité, du « pupitre ». 

=== Cette description, minutieusement construite, répond parfaitement aux exigences du réalisme en situant le personnage dans son décor, dont les moindres détails sont restitués. Pourtant, on peut s’interroger sur sa fonction réelle, puisqu’on ne l’y verra pas vraiment vivre

Dans l’élaboration de cette description, on observe également une évolution du point de vue narratifLe texte débute avec une focalisation omnisciente, comme le révèle l’explication de son choix de lieu de vie dans la 1ère phrase : « parce qu’il désirait … ». Le narrateur semble avoir une connaissance parfaite de son personnage. L’on observe ensuite une évolution : le narrateur se confond avec le personnage, dont il adopte le « regard », et à qui il semble déléguer la parole : « Il avait acheté lui-même… ». Mais l’essentiel du texte montre un retrait du narrateur, notamment à travers les choix verbaux : répétition  d’ « il y avait », recours à la voix passive (« avait été aménagée », « était suspendue », « étaient rangés », « était posé ») ou verbe pronominal, tel « s’alignait ». 

=== Ces points de vue jouent ainsi un double rôle. D’abord, il s’agit d’attirer l’attention sur le personnage principal, de montrer que c’est son point de vue qui va donner sens à la nouvelle. Ensuite cela donne un ton impersonnel à la description : le héros semble moins intéressant que son cadre de vie, il semble presque dépourvu d’humanité. 

LE PORTRAIT DU PERSONNAGE 

Mais il convient de ne pas oublier que ce cadre a été choisi par le personnage : il est donc révélateur de sa personnalité et de son mode de vie. 

        C’est sur la solitude que s’ouvre l’incipit, car la 1ère phrase révèle une forme de misanthropie du personnage, à travers son rejet de Dublin, et de sa citoyenneté dublinoise : « il désirait demeurer le plus loin possible de la ville dont il était citoyen ». Déjà cela le marginalise, à une époque où l’action politique contre l’Angleterre est à son apogée et où beaucoup de ses concitoyens s’engagent.  De plus, son jugement sur les « autres faubourgs de Dublin », est très méprisant, à travers trois adjectifs : « misérables » révèle son mépris pour le petit peuple, dont il entend se distinguer, « modernes » traduit une volonté de rester ancré dans les valeurs traditionnelles, le rejet du progrès et des changements qu’il peut apporter, « prétentieux » va dans le même sens, avec un refus de l’étalement des richesses propre à des parvenus. 

D’ailleurs même dans « Chapelizod » sa maison est à l’écart. Cependant l’on notera le contraste entre les deux vues : d’un côté, on a « une distillerie désaffectée », représentative de l’image traditionnelle de l’Irlande, terre qui produit la bière et le whisky. Mais le lieu est abandonné, et le regard y est « plongea[nt] », comme une descente dans les bas-fonds d’une ville.
Vue de la LIffey D’un autre côté, on voit « la rivière peu profonde » : il s’agit de la Liffey, rivière qui traverse Dublin. Mais la le regard « remontait le long », comme dans la quête d’un horizon à travers cette touche de nature, image romantique dans ce décor plutôt sinistre. 

Une cellule monastique Le décor montre un mode de vie proche de l »ascèse. On constate, en effet, la modestie de l’appartement, puisque tout luxe est refusé : il n’y a ni « tapis », ni « tableaux », ni bibelot. Les seuls objets évoqués sont utilitaires. De même, les matériaux sont quasiment bruts : il n’y a pas de vernis, de tissu, rien qui puisse suggérer le confort ou la douceur, à l’exception de la cheminée, mais elle aussi essentiellement utilitaire. On observe le terme « fer », employé deux fois, la mention deux fois aussi du « bois blanc », les « chaises cannées ».  Les tons sont surtout le noir et le blanc, la seule touche de couleur étant le « rouge » de la couverture. Parallèlement, le gros plan met l’accent sur la vie intellectuelle, avec l’insistance sur la « bibliothèque » et le « pupitre » qui semble attendre l’écrivain, dont on imagine la vie quasi monastique.

Une blibliothèque rangée De cette description du lieu se dégage l’image d’un homme qui souhaite que rien ne vienne perturber son existence bien réglée, selon un ordre moral strict. Les formes géométriques, et l’ordre parfait de la pièce, où chaque élément est à sa place, révèlent, en effet, un esprit d’ordre, comme les « cases » du « pupitre », ou le rangement des livres, plutôt étrange puisqu’il renvoie à leur « format » et non à un ordre alphabétique…, montrant donc le souci prudent d’équilibrer leur poids sur les « étagères ». De même, on note le souci de protection que révèlent le « garde-feu » et les « chenets » pour soutenir les bûches dans le foyer. 

En revanche, le choix des livres traduit un contraste. Pour le premier, « un Wordswoth complet », il s’agit de l’œuvre d’un des plus grands poètes romantiques anglais, ouvrage surprenant chez cet homme d’ordre. Porterait-il en lui une aspiration à un monde idéal ? Ou bien se reconnaît-il dans l’idée romantique de la supériorité du poète sur l’homme ordinaire ?  Le second mentionné, « un exemplaire du Maynooth catechism », révèle l’éducation religieuse du personnage, auquel d’ailleurs son nom fait référence, donc une forme de rigueur morale et de conformisme. De plus Joyce lui donne le nom d’un personnage ayant réellement existé, James Duffy (1809-1871), un éditeur dublinois qui publia de nombreux ouvrages catholiques dans des éditions à bas prix, (publiés après le Maynooth catechism cependant) mais aussi des textes politiques ou appartenant à la littérature traditionnelle irlandaise. 

=== Cette pièce, ayant tout de la cellule du moine, rapproche le héros d’un personnage, l’ermite, retiré dans la solitude et vivant une vie ascétique, toute entière tournée vers le développement d’un idéal de spiritualité élevé.

 CONCLUSION 

À travers cette description, Joyce met en place l’image d’un personnage solitaire, vivant replié sur lui-même, dans une solitude un peu orgueilleuse, car on l’imagine satisfait de la vie réglée qu’il mène, l’ordre extérieur étant le reflet de sa rigueur psychologique. Cela va se confirmer au fil du texte : « M. Duffy abhorrait tout indice extérieur de désordre mental ou physique » (p. 132), «  sa chambre témoignait toujours de son esprit d’ordre » (p. 136). 

Cet incipit semble inscrire la nouvelle dans le registre réaliste, beaucoup de romans réalistes débutant ainsi par une description détaillée des lieux (cf. Balzac, Stendhal, Flaubert…). Cependant bien des éléments nous manquent : nous ne savons pas son âge précis – on ne l’apprendra que par déduction, Mme Sinico mourant à « quarante-trois ans », quatre ans après leur rencontre, où il la jugeait avoir « un ou deux ans de moins que lui » : il a donc environ quarante ans –, nous ne savons rien de sa famille, de son milieu social, de ses études, de sa jeunesse… Il s’agit donc plutôt d’une « parodie » de réalisme, d’autant plus qu’à aucun moment cette pièce ne jouera le moindre rôle dans l’intrigue. Nous ne la retrouverons mentionnée qu’après la rupture avec Mme Sinico, comme pour nous permettre de mesurer l’évolution du personnage, à travers les nouveaux ouvrages de Nietzsche et la phrase écrite citée [ cf. p. 136]. Le texte est donc plus proche du symbolisme que du réalisme

Voltaire, « Micromégas », 1752 – Corpus : « Le XVIII° siècle en quête du bonheur »

7 février, 2011
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« La barbarie sur terre »

 Micromégas, conte philosophique Ce conte philosophique, forme d’apologue très en vogue au XVIII° siècle, est composé alors que Voltaire est en exil à Cirey (Lorraine), chez Mme. du Châtelet. Menacé d’emprisonnement, il a dû quitter Paris, en effet, suite à la condamnation à être brûlées de ses Lettres philosophiques, publiées, en 1734, au retour d’un premier exil, en Angleterre. Chez Mme. du Châtelet, femme cultivée, il s’initie aux sciences et entreprend l’écriture d’un essai scientifique, Eléments de la philosophie de Newton. Le conte qu’il compose parallèlement, « comme on se délasse d’un travail sérieux avec les bouffonneries d’Arlequin », Micromégas, lui apparaît donc comme un ouvrage léger, sans grande valeur, qu’il ne publiera que bien plus tard, après l’avoir remanié lors de son séjour aux côtés de Frédéric de Prusse.

Son héros, malgré ses imposantes dimensions – il mesure 32 kilomètres, avec un nez de 2 kilomètres, et une espérance de vie de 105 0000 siècles – porte un nom qui combine « petitesse » et « grandeur », parce qu’il va servir à prouver la relativité des opinions. Il se trouve chassé de sa planète, gravitant autour de l’étoile Sirius, pour avoir publié un livre jugé audacieux, et voyage alors  »de globe en globe ». Au cours de ce voyage, il rencontre un habitant de Saturne, un « nain » puisqu’il ne mesure que 2 kilomètres ! Se liant d’amitié, tous deux arrivent sur la planète terre.
Micromégas et le Sirien rencontrent des terriens Après bien des difficultés, tant les terriens sont minuscules, ils parviennent à saisir un bateau, peuplés de quelques philosophes, et arrivent à communiquer avec ceux dont ils admirent l’intelligence, brillant dans un si petit corps… Voltaire,
Voltaire, extrait de « Micromégas »
Mais ces terriens vont expliquer aux voyageurs les barbaries dont sont capables les hommes… Comment, dans ces conditions, pourraient-ils connaître le bonheur ?

LES CRITIQUES

A travers les paroles d’un des « philosophes », Voltaire brosse un portrait bien sombre de l’homme et de la vie sur terre, résumé en une définition, un « assemblage de fous, de méchants et de malheureux », trois termes que des exemples vont développer.

La dénonciation de la guerre est le thème le plus longuement développé dans ce passage à partir du mot « fous ».
        Dans un premier temps, il va en rendre les causes les plus dérisoires possibles. Ainsi il ridiculise la différence entre les combattants, qu’il limite au fait de porter des « chapeaux » ou un « turban », et minimise l’enjeu du conflit par un lexique péjoratif : « quelques tas de boue grands comme votre talon », « ce tas de boue », « petit coin de terre ». La guerre en devient totalement absurde, son intérêt se trouvant détruit par l’accumulation de négations : « Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ces tas de boue », « Il ne s’agit que de savoir… » Les combattants n’ont donc strictement rien à y gagner, pas même un minuscule « fétu », puisque la lutte ne semble concerner que des puissants, entre lesquels la seule différence paraît être le nom : « s’il appartiendra à un certain homme qu’on nomme Sultan ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César« .
Les horreurs de la guerre  Par opposition, Voltaire amplifie les effets 
de la guerre, d’abord à l’aide de chiffres hyperboliques : « cent mille fous », « cent mille autres animaux », « ces millions d’hommes », un million ». En recourant au champ lexical du crime, il donne aussi l’impression d’une barbarie totale, au cours de laquelle seul le hasard permet d’échapper à la mort : « qui tuent [...] ou qui sont massacrés par eux », « qui se font égorger », « qui s’égorgent mutuellement », « ils s’égorgent », « le massacre ». Enfin l’amplification spatio-temporelle placée en fin de phrase (« par toute la terre », « de temps immémorial ») fait de cette barbarie une sorte d’acte banal, qui contraste avec les images précédentes.

Mais les combattants sont davantage des victimes que des coupables, et Voltaire le souligne : « ce n’est pas eux qu’il faut punir ». Les peuples ne sont, en effet, que les jouets des puissants qui abusent de leur pouvoir. Le rôle des négations met en valeur, par le parallélisme, l’absurdité de la décision de guerre, « Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu le petit coin de terre dont il s’agit », et leur mépris pour leurs sujets dont ils ne se soucient guère : « aucun de ces animaux qui s’égorgent mutuellement n’a jamais vu l’animal pour lequel ils s’égorgent ». Le lexique péjoratif qui les qualifie renforce leur comportement odieux : « ces barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes ». Eux-mêmes, en effet, ne s’exposent pas à la mort, et vivent dans leur confort tandis qu’ils y envoient leurs sujets.
A cette culpabilité des rois, de leurs ministres et de leurs généraux, Voltaire ajoute celle de l’Eglise, qui cautionne les guerres au lieu de les condamner : ils « en font remercier Dieu solennellement ». C’est une allusion, que l’on retrouve dans Candide, aux « Te deum », chants de louange adressés à Dieu lors d’une victoire. Mais dans cette phrase le pronom « en » ne renvoie pas à la victoire, mais au terme « massacre », comme si Dieu, dont un des commandements est « Tu ne tueras point »,  pouvait approuver ces morts.
=== Le bilan est la « ruine » que ces puissants infligent à leur peuple, qu’ils exploitent, qu’elle se produise par « l’épée, la faim, la fatigue ». Mais même les puissants n’échappent pas à la destruction qu’il ont déchaînée : leur « intempérance » représente tous les abus, nourriture, boisson, plaisirs de toute espèce, auxquels ils se livrent. C’est donc le pays tout entier qui se retrouve affaibli, privé de ses forces de production, comme le marque le contraste des chiffres : « au bout de dix ans il ne reste jamais la centième partie de ces misérables », ce dernier terme étant à prendre dans le double sens de « criminels », accusation, et de « malheureux », compassion. Voltaire considère le déficit démographique, provoqué par les guerres, comme un lourd handicap au développement économique.

La dénonciation se complète par une attaque des intellectuels, eux aussi en guerre, comme c’était le cas au XVIII° siècle, controverses auxquelles Voltaire participa d’ailleurs largement, par exemple en s’élevant contre Leibnitz et le providentialisme dans Candide ou l’Optimisme. Cette attaque repose sur un contraste établi entre les connaissances scientifiques et celles qui relèvent de la métaphysique. D’une part, en effet, il cite la biologie (« Nous disséquons les mouches », comme le faisait alors Réaumur, explique l’un d’entre eux), la physique, les mathématiques, fondées sur l’observation concrète et la mesure exacte : « nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres, nous sommes d’accord sur deux ou trois points que nous entendons ». Mais il leur oppose les théories abstraites, ce contraste se trouvant accentué par l’ampleur du chiffre : « nous disputons sur deux ou trois mille que nous n’entendons point ». Il fait ainsi ressortir l’aspect stérile de ces querelles, qui portent sur les ignorances de l’homme. Heureusement, finalement, ces penseurs ne semblent pas avoir une grande influence, puisqu’il ne s’agit que d’un « petit nombre d’habitants fort peu considérés », selon le philosophe lui-même !

=== Toutes ces critiques nous font mesurer le pessimisme de Voltaire : comment, dans de telles conditions, l’homme pourrait-il connaître le bonheur auquel il aspire ? Son jugement est sévère sur la nature humaine, et, à ses yeux, les sociétés sont bien éloignées de la paix qui serait le premier fondement du bonheur.

LE ROLE DU DIALOGUE

Pour donner vie au texte, Voltaire délègue la parole à des interlocuteurs fictifs, Micromégas, « le Sirien », et un des philosophes, « plus franc que les autres ».

Le personnage de Micromégas relève du même procédé que celui adopté déjà par Montesquieu dans ses Lettres persanes, ou par Voltaire lui-même dans Candide ou dans l’Ingénu. Le héros, étranger, porte un regard étonné sur tout ce qu’il découvre pour la première fois, voire parfois naïf. cela conduit le lecteur à sourire, bien sûr, mais aussi à voir sous un autre jour des réalités auxquelles il est si habitué qu’il ne les remarque même plus. On notera ainsi les hypothèses que pose Micromégas au début de son discours : « vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe », « vous devez passer votre vie à aimer et à penser », « Je n’ai vu nulle part le vrai bonheur, mais il est ici sans doute ». Son bel optimisme va se trouver totalement démenti par les explications du philosophe, et la barbarie humaine en ressort davantage !
De plus cette « étrangeté » implique que son interlocuteur devra se mettre à sa portée pour lui faire comprendre ce qui n’existe pas dans le monde d’où il vient. De ce fait les explications sont plaisamment formulées : les hommes deviennent des « animaux », terme maintes fois répété, la Crimée, cause de la guerre dont il est question, est comparée au « talon » de Micromégas, et la valeur du nom du tsar, ici « César« , est amoindri par l’excuse d’une ignorance étymologique,  » je ne sais pourquoi ». Le discours se charge alors d’une ironie, justifiée par le désir d’être clair face à un interlocuteur ignorant.

En même temps, ce héros ignorant devient aussi le représentant du lecteur que Voltaire cherche à toucher. Cela explique les deux types de réactions qu’il lui prête. Il fait d’abord preuve de compassion face au sort des humains : « Le Sirien frémit », « Le voyageur se sentit ému de pitié pour la petite race humaine ». Mais, très vite c’est la colère, violente, qui l’emporte, intensifiée par les modalités expressives, exclamation ou interrogation hyperbolique : « Ah ! malheureux ! s’écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ? » Le discours est renforcé par le geste de châtiment qu’il suggère et le lexique péjoratif employé pour traduire son mépris : « Il me prend envie de faire trois pas, et d’écraser de trois coups de pied cette fourmilière d’assassins ridicules ».
=== Par opposition aux hommes de son temps, résigné aux guerres, Voltaire fait donc ressentir à son personnage les sentiments qu’il souhaiterait que son lecteur éprouve. Le conte devient ainsi une façon de la réveiller, en quelque sorte, en l’obligeant à regarder la vérité.

Mais les deux personnages qui dialoguent sont aussi, tous deux, des porte-parole de Voltaire.
Il est le « philosophe », « plus franc que les autres », le maître qui se charge de guider son interlocteur vers la vérité. Cela explique le ton didactique qu’il utilise, avec, par exemple, l’interrogation oratoire (« Savez-vous bien, par exemple [...] ? ») ou l’impératif, à deux reprises : « Sachez que… » De même, pour bien se faire comprendre, il met en évidence ses opinions par des « maximes », des formules frappantes. On relèvera ainsi le parallélisme qui insiste sur le « mal », causé à la fois par « la matière », les désirs du corps – quelque petit que soit celui des terriens -, et par « l’esprit », en fait toute la faculté humaine de concevoir les moyens de sa propre destruction : « Nous avons plus de matière qu’il de nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière, et trop d’esprit, si le mal vient de l’esprit ». On retrouve ce même procédé à la fin du texte, avec l’opposition des chiffres : « nous sommes d’accord sur deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons sur deux ou trois mille que nous n’entendons point ». Il s’agit par là de frapper l’esprit de son destinataire.

L'anthropocentrisme Or ce destinataire, Micromégas, au-delà de son ignorance, représente lui aussi la pensée de Voltaire. D’abord, par sa nature de géant, et ce malgré son nom « Petit-Grand », il fait ressortir la petitesse de la nature humaine, d’ailleurs très présente dans son lexique : « O atomes », « si peu de matière », « de si chétifs animaux », « fourmilière ». Il rappelle donc l’homme à plus de modestie, à se souvenir de la place réduite qu’il occupe dans l’univers. Il illustre donc la destruction de l’anthropocentrisme qui faisait la fierté de l’homme au XVIII° siècle.
Mais, simultanément, il représente l’autre facette de Voltaire qui, comme la plupart de ses contemporains, reconnaît à l’homme une grandeur, son  »intelligence », d’où le constat de ces « si étonnants contrastes ». Sa première réplique illustre donc l’idéal de Voltaire, que l’homme apprenne à utiliser son esprit pour faire son bonheur, qu’il se consacre à « aimer » et à « penser » au lieu de se détruire.
=== C’est là, précisément, l’idéal des Lumières : cultiver la fraternité, et développer l’esprit critique.

CONCLUSION

Ce court passage montre bien l’intérêt du conte philosophique, forme d’apologue comme la fable, la parabole ou l’utopie, né de son double aspect : celui d’un récit plaisant, mais destiné à transmettre une leçon. Ainsi le gigantisme du personnage rattache le récit au merveilleux, et divertit par les exagérations qu’il induit. Mais, en même temps, ce discours est bien une réflexion sur l’état de la vie politique et tous les freins mis au progrès. Il est aussi, à cette époque où sévit la censure, une stratégie habile – et fréquente – pour la contourner.

Socrate et Alcibiade Le conte permet aussi de mettre en forme des dialogues, forme d’expression très apprécie en ce siècle de « salons », qui cultive le bel esprit et l’art de la conversation. Mais elle est aussi un héritage  des dialogues socratiques et de ce que l’on nomme la « maïeutique », ou l’art d’ »accoucher les esprits », pour reprendre la métaphore introduite par Socrate. Le maître pose des questions, en feignant de vouloir sincèrement, par ignorance, s’informer, et l’élève, par ses réponses, accède progressivement à la vérité. Mais ici la mise en oeuvre est plus complexe, puisque la vérité se trouve chez les deux personnages, tous deux porte-parole de l’auteur et de sa conception du bonheur, fondé sur l’accroissement des connaissances et une réelle fraternité entre les hommes, tous semblables finalement.

 

Voltaire, « Candide ou l’optimisme », XVIII, « l’Eldorado » – Corpus : « Fonctions du voyage : découvertes et remises en cause »

22 décembre, 2009
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« Candide au pays d’Eldorado« 

Voltaire est connu pour les multiples combats qu’il a menés, dans ses oeuvres comme dans sa vie, contre les préjugés, le fanatisme et l’intolérance, mais aussi comme l’écrivain qui a inlassablement diffusé les idéaux des « Lumières », notamment dans ses contes philosophiques, dont Candide ou l’optimisme offre un exemple. [ pour en savoir plus sur la vie de Voltaire : http://www.visitvoltaire.com/f_voltaire_bio.htm ]

Publié en 1759 à Genève sous le pseudonyme du « Docteur Ralph » et prétendument traduit de l’allemand, le conte, écrit  peu de temps après le tremblement de terre qui avait détruit Lisbonne, pose la question de l’existence du mal dans la création divine. Voltaire s’y oppose aux philosophes « providentialistes », tel Leibnitz, qui affirment que ce mal entre dans un plan divin, incompréhensible à l’homme mais mis en oeuvre pour son bien. Son héros, Candide, comme dans un roman d’apprentissage, quitte le château paradisiaque dans lequel il a grandi, et traverse de multiples épreuves qui vont le rendre moins naïf, plus lucide sur le monde et sur les hommes. Il arrive ici, avec son serviteur Cacambo, dans le pays d’Eldorado, autre forme de paradis. Voltaire, L’arrivée de Candide en Eldorado

Quels enseignements la découverte de l’Eldorado apporte-t-il ?

LE CONTE MERVEILLEUX

Candide arrive en Eldorado Dans ce récit, l’arrivée de deux voyageurs dans un nouveau pays, peut paraître naturelle. Mais deux éléments nous font, dès le début, basculer dans le registre merveilleux : Candide et Cacambo sont transportés dans un « carrosse » attelé de « six moutons » qui « volaient » ! Cela nous rappelle les contes pour enfants, avec leurs animaux féériques. Plus loin Voltaire insistera sur toutes sortes de matériaux inconnus. Il y a d’abord le « portail », dont « il était impossible d’expliquer quelle en était la matière ». Puis sont mentionnées les « robes d’un tissu de duvet de colibri », qui seraient totalement irréalisables vu la taille minuscule de ces oiseaux. Enfin on notera les « places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle », qui achèvent de nous plonger dans un monde imaginaire.

Dans ce pays merveilleux, tout se trouve agrandi et embelli. Les dimensions citées dépassent toute mesure humaine, « deux cent vingt pieds de haut et cent vingt de large » (soient soixante-dix mètres de haut et trente-deux de large) pour le « portail », ou, avec l’hyperbole, « des édifices élevés jusqu’aux nues », enfin la « galerie de deux mille pas » correspond à un kilomètre quatre cents mètres ! De même, les quantités sont exagérées, par exemple les « deux files, chacune de mille musiciens » ou les « mille colonnnes » des « marchés ». Les voyageurs sont donc arrivés dans un monde d’abondance et de luxe, où tout est fait pour le plaisir de tous les sens : le toucher, avec le « tissu », l’ouïe avec les « musiciens », la vue avec la splendeur des édifices, même les plus ordinaires comme les « marchés », l’odorat avec les « pierreries », enfin le goût avec les « fontaines d’eau rose, celles de liqueur de canne de sucre ».  

Une luxueuse fontaine, sur la place de la Concorde à Paris Ainsi, comme dans les contes, tout paraît possible dans ce pays d’Eldorado, en inversant le réel connu. L’eau qui « coulai[...]t continuellement » des « fontaines », si elle peut rappeler les palais luxueux du XVIII° siècle, est ici sur des « places », offerte à tous, ce qui contraste avec les difficultés d’approvisionnement dans les grandes villes françaises. La « garde » est assurées par « vingt belles filles », et non plus par de vaillants soldats. Quant à l’or, le métal le plus estimé, il est ravalé à l’état de « sable » dans ce lieu exceptionnel.

=== Ces observations prouvent que Voltaire compose une utopie, étymologiquement « lieu de nulle part », un monde hors du temps, hors de l’espace connu, monde idéal et parfait.

LE SENS DE L’APOLOGUE

Mais l’utopie n’est pas seulement destinée à faire rêver, elle a surtout comme rôle de soutenir la satire en faisant ressortir, par opposition, les défauts du monde connu des lecteurs.

L'arrivée de Candide au palais d'Eldorado On relève d’abord la critique politique, celle d’un écart excessif entre le monarque et ses sujets qui est de règle dans la monarchie absolue : le roi y exige un respect quasi-divin tandis qu’ici il suffit d’ »embrasser le roi et [de] le baiser des deux côtés ». La triple hypothèse de la question de Cacambo, par son exagération comique, ridiculise l’étiquette. Mais surtout son decrescendo (« à genoux ou ventre à terre », « les mains sur la tête ou sur le derrière », « si on léchait la poussière de la salle ») dénonce l’avilissement auquel sont réduits les sujets du roi Louis XV, en même temps que Voltaire met l’accent sur la relativité des coutumes : à chaque peuple les siennes. Voilà de quoi rabaisser un peu l’orgueil de la monarchie française !

Mais l’on observe également la critique de la justice. En Eldorado, il n’y a ni « cour de justice », ni « prison », puisqu’ »on n’y plaidait jamais ». On est loin des excès si souvent dénoncés au XVIII° siècle, liés à une justice lente, coûteuse car souvent corrompue, et, surtout, cruelle avec, par exemple, la torture souvent dénoncée par Voltaire. En fait, dans le pays d’Eldorado, où tous les biens sont abondants, la justice devient naturelle, les querelles internes disparaissent, et même les lois deviennent inutiles : il n’y a plus besoin de « parlement ».

Par le moyen de la critique, Voltaire met en place un double idéal. D’une part, il souhaite des rapports humains non entravés par le protocole : même le « roi » « les reçut avec toute la grâce imaginable » ; mais surtout il demande que ne soient pas posés en a priori le rejet et la méfiance de l’étranger. C’est donc un idéal d’ouverture et de tolérance qui se trouve ainsi affirmé. D’autre part, le récit nous rappelle l’idéal des Encyclopédistes, la volonté de répandre le savoir, de diffuser les connaissances, avec l’insistance : « Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences ». Voltaire s’attarde plus particulièrement sur les sciences exactes (« mathématique », « physique ») car elles sont, à ses yeux, l’arme essentielle offerte à la raison pour lutter contre l’obscurantisme favorisé par l’enseignement religieux, ou toutes les formes de débats métaphysiques, sources de querelles infinies.

=== L’utopie, voyage dans un pays imaginaire, permet de suggérer la possibilité de construire un monde meilleur.

CONCLUSION

Voltaire s’amuse manifestement par ce récit de voyage dans un monde imaginaire, mais il n’est sûrement pas dupe de ce monde de rêve, comme le montrent les exagérations délibérées, le recours à l’humour, l’aspect cocasse de certaines images… Voltaire reste, en effet, lucide et pragmatique : la perfection ne peut être de ce monde, tout au plus les hommes peuvent-ils oeuvrer pour le rendre meilleur.

Mais cette utopie conduit tout de même à une remise en cause intéressante, car elle est l’inverse de ce qu’a vécu le héros jusqu’à présent, et pose déjà l’idéal qui sera celui de la Révolution. Elle nous montre une forme de liberté, avec un roi qui gouverne sans tyrannie et sans excès. Nous y voyons naître une forme d’égalité, puisque tous les habitants ont droit au luxe et à l’abondance et que la richesse n’est plus réservée à quelques privilégiés. Enfin la fraternité apparaît aussi au sein d’un peuple qui n’a pas besoin d’une justice sévère pour régler ses différents mais semble vivre en harmonie.

Néanmoins, elle s’inscrit en dehors du réel : il faudra donc que le héros dépasse cette forme d’illusion pour élaborer sa propre sagesse, son propre lieu de vivre qui concrétisera un idéal « possible » : ce sera la « métairie » à la fin du conte, où Voltaire nous invitera à « cultiver notre jardin ».

« Tamango » : comparaison entre « l’incipit » et l’épilogue

5 décembre, 2009
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L’INCIPIT ET SON RÔLE   

 corsaires2.jpg  L’incipit joue le même rôle que l’exposition au théâtre : informer et séduire en créant un horizon d’attente.    

D’abord il s’agit d’informer sur l’actualisation spatio-temporelle, puisque la mention des « trafiquants de bois d’ébène » renvoie au commerce triangulaire. Des indications précises sont données sur l’époque avec l’allusion à « Trafalgar », en octobre 1805 : la flotte française vaincue par l’amiral anglais Nelson.

Un corsaire  Le « temps des corsaires » rappelle qu’au service de leur royaume, ceux-ci ont reçu l’autorisation d’attaquer et de piller les vaisseaux ennemis (Angleterre, France, Espagne). Enfin on notera l’allusion, par « Quand la traite des nègres fut défendue », au Congrès de Vienne en 1815. Mais la France ne fait pas appliquer l’interdiction, d’où l’opposition entre la facilité de « tromper la vigilance des douaniers français » et « échapper aux croiseurs anglais », « le plus hasardeux ». 

      Puis on attend la présentation du héros. Or Ledoux n’est pas le personnage éponyme. On peut donc penser qu’il ne sera pas le héros du récit, mais sans doute un des protagonistes. L’incipit en fait un portrait plutôt élogieux, construit autour de sa profession : « un bon marin ». Mérimée reconstitue sa carrière, comme dans une sorte de curriculum vitae qui nous permet de mesurer son ascension : « simple matelot », « aide-timonnier », « second lieutenant », puis, après ses études, « capitaine ». Sa valeur est amplifiée au fil du texte. Est signalé son courage physique au combat (« amputé de la main gauche »), associé à son ambition, avec la reprise de ses études. Cela est confirmé par le jugement porté par les autres sur lui : « ses exploits », « un homme de résolution et d’expérience », « un homme précieux ».

    Mais l’incipit doit également séduire. À partir de cette présentation, le lecteur s’interrogera forcément sur le titre de la nouvelle : s’agit-il d’un personnage, un de ces « Nègres » mentionnés à la fin de l’incipit ? S’agit-il d’un lieu, en raison de sa parenté avec les sonorités du lointain Orient, encore nommé Cipango ?    De plus, le lecteur se demandera qui est le narrateur de ce récit. D’une part, il apparaît comme un narrateur omniscient. Il sait tout sur le personnage du récit, son passé mais aussi ses pensées : « une petite fortune qu’il espérait d’augmenter ». Serait-il lui-même un homme de mer ? Il emploie, en effet, des termes spécialisés du lexique maritime, métiers, bateaux…

  === L’incipit révèle une double volonté de l’écrivain : retenir l’attention du lecteur en lui permettant de connaître le personnage de l’intérieur, et créer un effet de réel, en faisant croire à un récit véridique.

    L’EXCIPIT ET SON RÔLE  

L’excipit, ou épilogue,rappelle le rôle du dénouement au théâtre : connaître le sort des personnages, donner à l’œuvre son sens

Vu la brièveté de la nouvelle, le dénouement en est généralement rapide. Mais le plus souvent il crée un effet de surprise : on parle de « chute » de la nouvelle. En effet, le lecteur pouvait penser que la nouvelle était finie dans la phrase précédente, mais une relance temporelle intervient, « Je ne sais combien de temps après… », avec le passage à un narrateur-témoin : a-t-il lui-même assisté à la découverte de Tamango ?

  Ici, nous assistons à une survie miraculeuse : « un Nègre si décharné et si maigre qu’il ressemblait à une Momie ». Le terme « Nègre », péjoratif, est encore usuel à cette époque, mais la comparaison amplifie l’image d’un survivant, revenu du royaume des morts. Mais on notera la rapidité du changement, du retour du héros à une « parfaite santé ». Sa gloire d’avoir survécu à une terrible épreuve s’efface vite.

L’épilogue permet aussi de dégager le sens de l’œuvre. L’intervention des Blancs est ici très ambiguë. D’une part ils sont des sauveurs avec « la chaloupe », le rôle joué par « le chirurgien » et le « gouverneur ». Mais l’on peut s’interroger : pourquoi celui-ci sauve-t-il Tamango? Deux raisons sont avancées, mais on ne peut savoir laquelle est la plus forte. Avec la mention du « droit légitime de défense » de Tamango, on peut penser qu’il le fait par justice et humanité : les Anglais ne sont-ils pas les premiers à avoir aboli la Traite ? Cela pourrait être aussi une forme de gratitude : « ceux qu’il avait tués n’étaient    que des Français », donc les adversaires des Anglais.

Un cymbalier, en 1786    D’autre part, ils sont des ennemis pour le héros : « les planteurs de l’île voulaient qu’on le pendît ». De plus Tamango n’avait pas demandé à aller à Kingston, encore moins à y rester. Il aurait souhaité retourner dans son pays natal, dont il va garder la nostalgie : boire « du rhum » et du « tafia » est une façon d’oublier, de revoir par l’esprit son pays (cf. p. 43).

=== Si l’on met en parallèle l’incipit et l’excipit, on peut faire des hypothèses sur le rôle joué par le capitaine Ledoux, celui de « négrier », dont on comprend qu’il a conduit le héros dans cette situation tragique. Mais l’on s’interroge aussi sur la position que va adopter Mérimée face à cette réalité terrible que fut l’esclavage. Par quelles péripéties le héros est-il passé pour se retrouver dans cette situation ?

« Tamango » : lecture analytique, « un navire en perdition »

5 décembre, 2009
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« Un navire en perdition »

pp. 44-45 

Publiée en 1829, la nouvelle de Mérimée raconte le douloureux itinéraire de Tamango, guerrier d’Afrique, de la liberté sur sa terre du Sénégal à l’esclavage,  et sa révolte sur un bateau négrier.

Situation du texte : À bord de l’Espérance, les esclaves révoltés ont massacré tous les Blancs. Mais comment diriger le vaisseau ? Tamango suggère de s’embarquer sur les chaloupes, plus faciles à manœuvrer. Comment Mérimée met-il en valeur la situation terrible des esclaves?

   L’IMAGE DU HEROS 

Le narrateur formule un jugement sévère au début de cet extrait, soulignant brutalement la naïveté des esclaves (« On le crut ») et l’erreur du héros : « Jamais projet ne fut plus insensé », avec l’hyperbole et l’inversion qui place l’adverbe en tête de phrase. Mérimée montre nettement son incompétence, en évoquant ses faiblesses. Son « ignoran[ce] » est mentionnée, en tête de phrase, car ce sont les Blancs qui ont la science (« la boussole ») et la maîtrise des mers : « sous un ciel inconnu ». A cela s’ajoutent ses croyances ancestrales, qu’il ne remet pas en cause, et que le narrateur démythifie : « il s’imaginait… C’est ce qu’il avait entendu dire à sa mère. » 

       

Il est donc condamné à l’échec. Là encore il provient d’une erreur d’appréciation : les embarcations ont été chargées « outre mesure », la chaloupe est « beaucoup trop lourde et trop chargée ». Il n’a pas su non plus évaluer l’état de l’océan : « mer clapoteuse qui menaçait à chaque instant de les engloutir. »

tempête et naufrage    La péripétie se clôt en deux temps. D’abord « le canot » s’éloigne, mais tout laisse penser qu’il disparaîtra : « ce qu’il devint, on l’ignore », avec une inversion qui met en relief le verbe ; « la chaloupe », elle, fait naufrage : sur la « douzaine » de survivants qui rejoint le vaisseau, il suffira d’un seul paragraphe pour que ne restent en vie que Tamango et Ayché. === Même s’il a retrouvé la femme aimée, le héros a perdu, à la fin de la nouvelle, tout son prestige et son brio. 

LE REGISTRE TRAGIQUE 

Le tragique se reconnaît par la fatalité qui pèse sur les personnages. Avant même de faire le récit des faits, Mérimée ferme par avance toute possibilité de réussite : « il ne pouvait qu’errer à l’aventure » ; les conséquences s’enchaînent rapidement, comme si tout était écrit d’avance : « en moins d’une minute, elle coula » (avec l’inversion), « Presque tous ceux qui montaient la chaloupe furent noyés ». De plus les éléments, ici, interviennent en s’unissant contre les hommes, comme dans les épopées antiques où les dieux les déchaînaient contre les hommes, avec le parallélisme : «   tantôt ballottées par une mer orageuse, tantôt brûlées par un soleil ardent ». Enfin la dernière phrase rappelle, avec une forme d’ironie cruelle, le nom du brick : « l’Espérance » 

     Le philosophe grec Aristote (V° siècle av. J.-C.) définit le registre tragique par le fait qu’il provoque, chez le public, la terreur et la pitié, deux sentiments bien présents ici. 

La cruauté de la nature humaine est mise en relief  : quand il s’agit de survie rien n’arrête l’homme, « Il fallut abandonner tous les blessés et les malades », « doublèrent d’efforts de peur d’avoir à recueillir quelques naufragés ». Le présent de vérité générale accentue cette impression en donnant une image sinistre de ce dont l’homme est capable pour survivre : « se disputent tous les jours », « chaque morceau de biscuit coûte un combat », « il le laisse mourir ».  

L’intervention du narrateur permet de renforcer la pitié. L‘emploi du « on » (« on entendait encore ») donne l’impression qu’il a lui-même été témoin de la scène, dramatisée par les choix lexicaux : « quelques malheureux », « cris plaintifs ». Enfin, par la prétérition, « Pourquoi fatiguerais-je le lecteur par… », il feint de vouloir épargner le lecteur, mais cela attire encore plus son attention sur la formule qui suit, « description dégoûtante des tortures de la faim » === Cette fin de récit souligne, en fait, la faiblesse humaine et le lecteur ne pourra que plaindre les naufragés. 

   CONCLUSION L’échec de la révolte est souligné par le narrateur : rien n’est sorti du massacre de l’équipage blanc, sinon un autre « désastre ». C’est l’échec de la liberté. Mais le ton reste sobre. Mérimée refuse de détailler les souffrances, de se laisser aller au registre pathétique. Il ne veut provoquer ni larmes, ni attendrissement, mais préfère la dureté du registre tragique.   

« Le rossignol et la rose » : lecture analytique, « l’incipit »

15 novembre, 2009
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L’incipit 

INTRODUCTION                

C’est en 1888 que Wilde fait paraître Le prince heureux et autres contes, recueil d’où est tiré « Le Rossignol et la rose ». Mais, derrière l’apparence d’un conte, Wilde jette un regard sévère sur son époque. 

Biographiehttp://www.alalettre.com/wilde-bio.php

Nous sommes ici dans l’incipit, c’est-à-dire l’ouverture du conte, qui pose en principe la situation initiale. Mais cet incipit remplit-il ce rôle traditionnel  ?   

UN CONTE TRADITIONNEL 

princesse de conte de fées                 Dans le conte traditionnel, l’intrigue prend souvent comme point de départ un état de manque : « il n’y a pas de rose rouge », est ici une formule récurrente sous des formes diverses. En fait l’absence de « rose rouge » symbolise l’absence de bonheur, placé dans la conquête de la bien-aimée, comme dans le conte traditionnel : « faute d’une rose rouge voilà ma vie brisée ». Ainsi les négations se multiplient dans ce passage : « elle ne fera nulle attention à moi », ou « elle dansera [...] Mais avec moi elle ne dansera pas« , avec l’antéposition qui place la négation en fin de phrase. La douleur du héros est renforcée par le champ lexical (« gémissait », « se remplissaient de larmes », « pleurait ») et l’imparfait qui exprime la répétition et la durée.                    

la métamorphose de Philomèle  Le registre merveilleux, traditionnel dans le conte, vient d’abord de l’absence de frontières entre l’homme et les autres espèces vivantes : le rossignol est capable de comprendre le langage humain (« il l’entendit »), et se trouve personnifié : doté de sentiments (« il s’émerveilla »), il éprouve de la compassion et peut construire un raisonnement. De plus le choix du rossignol se rattache aussi à la tradition mythologique, par le biais des Métamorphoses d’Ovide : Philomèle avait été violée et mutilée par Térée, le mari de sa sœur, qui lui avait coupé la langue pour éviter qu’elle ne le dénonce. Mais par une tapisserie, elle avait pu prévenir sa sœur, qui avait, par vengeance, tué son propre fils, servi en repas à son père. Devenue rossignol pour échapper à la colère de Térée, Philomèle chantait depuis sa plainte douloureuse, se plaignant de la trahison amoureuse. Ainsi c’est un oiseau fréquent dans les contes dès lors qu’il s’agit d’amour : « Voici enfin l’amoureux vrai, dit le rossignol. Toutes les nuits, je l’ai chanté, quoique je ne le connusse pas ».                

Enfin l’on notera le langage métaphorique du rossignol, qui donne à son discours la dimension poétique fréquente dans le conte traditionnel. 

=== Le merveilleux met donc en place la dimension magique du conte, dans lequel le rossignol jouera le rôle traditionnel d’adjuvant.   

L’ÉCART PAR RAPPORT À LA TRADITION  

un bal au XIX° siècle                Le conte traditionnel débute par « Il était une fois… », hors du temps et de l’espace. Effectivement, ici, nous ignorons à la fois le lieu et l’époque. Cependant des détails sur les lieux les concrétisent : le « jardin » de l’étudiant avec le « nid dans l’yeuse », le « gazon ». Et même si le « prince » et « la cour » sont mentionnés, il n’y a pas de « château », mais un simple « bal », concrétisé lui aussi par plusieurs détails sur « l’estrade », le jeu des musiciens ou l’attitude de la danseuse. Enfin, le recours au futur de certitude lui enlève toute dimension féerique. 

 

                Les personnages humains passent eux aussi de la dimension traditionnelle du conte à une réalité plus ordinaire. Le jeune homme a, certes, la beauté des héros de conte, marquée par les comparaisons. Mais ces comparaisons le rapprochent de la représentation du jeune héros romantique, brun et pâle. De plus, il est situé socialement, « le jeune étudiant », et son aspect studieux est mis en valeur : « J’ai lu tout ce que les sages ont écrit ; je possède tous les secrets de la philosophie ». Par là, il rappelle aussi l’image de l’étudiant héritée du moyen âge.                

La jeune fille aimée ouvre le conte avec le pronom « Elle » qui traduit son unicité aux yeux du héros. Certes, nous ignorons tout d’elle, car elle représente en fait la femme idéale, et prend un aspect presque féerique : « Elle dansera si légèrement que son pied ne touchera pas le parquet ». Mais la précision de la gestuelle la concrétise, et l’idéal se rapproche ainsi du fantasme amoureux : « je la serrerai dans mes bras. Elle inclinera sa tête sur mon épaule et sa main étreindra la mienne. » La répétition de son exigence, la « rose rouge », et l’absence de tout autre prétendant banalisent l’épreuve, en en faisant une sorte de caprice de jeune fille.   

CONCLUSION 

                La situation initiale, dans le conte traditionnel, représente un état d’équilibre, rompu par un élément perturbateur, qui introduit, lui, le manque. L’originalité de Wilde est de débuter directement par le manque. Il élimine l’idée d’un bonheur possible, perdu et à reconquérir. 

Le texte introduit le personnage du rossignol. Par le titre, le lecteur suppose son importance dans le récit. Mais rien ne permet encore de mesurer ce que sera son rôle. Il crée cependant, par son vibrant éloge de l’amour, un horizon d’attente : l’amour « vrai » triomphera-t-il dans le dénouement du conte?

« Le rossignol et la rose » : lecture analytique, « le sacrifice »

15 novembre, 2009
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Le sacrifice 

INTRODUCTION

                 Dans sa fonction d’adjuvant, pour combler le manque de l’étudiant, le rossignol tente, à trois reprises, de se procurer une rose rouge, en vain. Le dernier rosier va alors lui annoncer qu’il existe un moyen, mais « terrible »… Comment Wilde représente-t-il le sacrifice du rossignol en faveur de l’étudiant ? 

LE DON DE SOI 

                Dans les contes traditionnels la magie intervient spontanément. Au contraire, ici, elle repose sur un échange : la « rose rouge » sera le prix du chant du rossignol, mais ce chant lui coûtera la vie. On note l’insistance sur le sang : « teindre du sang de votre propre cœur », « vous chanterez pour moi, la gorge appuyée à des épines », repris par « toute la nuit » (pour renforcer la durée du supplice), et « les épines vous perceront le cœur », vision finale terrible. La rose sera donc faite du « chant » et du « sang » (assonance) du rossignol.

                Le rossignol est parfaitement conscient de la valeur de son don. Sa réaction, avec le connecteur « pourtant », en souligne le prix. Il affirme les beautés de la nature, toutes fondées sur des sensations (vue, toucher, odorat) et renforcées par la récurrence de l’adjectif « doux ». S’y ajoute la métaphore mythologique du « char » du « soleil » et de la « lune », qui poétise la vision de ce monde qu’il s’apprête à quitter. Mais, aussitôt après, sa question oratoire place « l’oiseau » en position d’infériorité par rapport à l’homme, et « l’amour » en position de supériorité par rapport à « la vie », qu’il offre alors généreusement. 

===         On comprend ainsi le double sens symbolique de cette action magique : elle représente à la fois l’amour, puisque le rossignol enlace le rosier, comme l’étudiant rêve d’enlacer sa bien-aimée, et la création artistique : l’artiste donne lui aussi son « sang », sa souffrance, pour réaliser son oeuvre.             

les clochettes bleues  la bruyère  un buisson d'aubépines  les beautés de la nature

LA VÉRITÉ DES SENTIMENTS                

Le passage est fondé sur un contraste entre la sincérité du cœur du rossignol et la sécheresse de celui de l’étudiant.                 

Le sacrifice du rossignol se fait par générosité : il compatit sincèrement à la douleur de l’étudiant, d’où sa hâte à venir le consoler avec la récurrence de « soyez heureux ». Son discours s’accompagne d’un éloge de l’amour, dont il fait la seule vérité, supérieure à la « philosophie » et à la « force ». On notera sa personnification (cf. Eros) le divinisant presque , et le symbolisme religieux. Ses « ailes couleur de feu » et son « corps couleur de flamme » renvoient au symbolisme du feu créateur, souvent associé à l’inspiration créatrice (cf. les « langues de feu » sur la tête des apôtres dans la Bible). L’expression, ses  « lèvres douces comme le miel » unit la sensualité de l’amour et l’image du paradis biblique avec ses « ruisseaux de miel ». Enfin l’ »haleine comme l’encens » lie la sensualité d’un parfum sirupeux, exotique, à la religion.                 

Cette vérité des sentiments est illustrée par la réaction de « l’yeuse », en harmonie avec le don du rossignol : « je serai triste ». Le végétal donne ainsi l’image du « vrai » amour, devenu éternel par le dernier chant offert, comparé à l’eau qui donne vie aux végétaux : « l’eau jaseuse d’une fontaine argentine ». 

Or les réactions de l’étudiant sont en totale opposition avec ces sentiments. Cela se traduit d’abord par son geste : le « calepin » et le « crayon » montrent que pour lui tout reste intellectuel. Ne ressentant rien, il est seulement capable de raisonner, et exprime ainsi son mépris total pour le rossignol, avec une négation qui s’oppose complètement au récit qui précède : « Il ne se sacrifie pas pour les autres ». Il explicite la comparaison entre le rossignol et l’artiste, mais en formulant un jugement sévère. Il reconnaît certes sa valeur esthétique (« tout style ») – c’est-à-dire ce qui le définit rationnellement – mais il nie  l’expression authentique des sentiments : « sans nulle sincérité ». Tout ne serait donc qu’artifice. De même en déclarant que « l’art est égoïste », il fait de l’artiste un marginal, qui ne participe pas à la société, et vit replié sur lui-même. Il n’aura donc aucun rôle social, « aucun but pratique ». 

===         Ce passage questionne le lecteur : l’étudiant est-il vraiment capable d’aimer ? Donc le sacrifice du rossignol aura-t-il un sens ?  

CONCLUSION

                Une dissonance est introduite dans le conte. D’une part, l’action magique est particulièrement cruelle, ce qui donne au conte une dimension pathétique. D’autre part, l’étudiant devient un héros antipathique, il n’a plus rien du « prince charmant » des contes. Le lecteur s’interroge donc : le rossignol donnera sa vie pour l’étudiant, mais que lui donnera « en retour » celui-ci ?                

Ce passage explicite la valeur symbolique du titre. En effaçant l’étudiant, le titre efface la perturbation initiale, le manque d’amour. Tout se passe en fait entre « le rossignol » et « la rose », c’est-à-dire entre l’artiste et sa création, pour laquelle il est prêt à donner son « sang » ? Cette vision de l’artiste correspond à la conception romantique du XIX° siècle. 

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