Introduction
CONTEXTUALISATION
http://expositions.bnf.fr/lumieres/index.htm
Pour découvrir le siècle des Lumières, on se reportera à la remarquable exposition, « Les Lumières ! un héritage pour demain », présentée sur le site de la Bibliothèque nationale de France, et aux rubriques « Arrêt sur… » qui récapitulent les principaux objectifs des philosophes dans leurs luttes.
On y verra l’importance des lieux de rencontre, cafés et salons, où les idées nouvelles s’échangent et se diffusent, atteignant, par les correspondances des philosophes, l’ensemble des pays d’Europe. La presse, avec par exemple 90 nouveaux titres entre 1750 et 1759, contribue largement à cette diffusion, tandis que des lectures publiques sont organisées. Enfin, on n’oubliera pas le rôle essentiel de l’Encyclopédie, qui, comme le déclare Diderot, dans l’article qui la définit veut « changer la façon commune de penser le monde ».
Mais pourquoi tant de critiques, aussi bien dans le domaine politique qu’économique, religieux que social ? Parce que le XVIII° siècle ose, ouvertement, proclamer que les peuples ont droit au bonheur, qu’il en fait une finalité de toute réflexion, et tente d’en dessiner les contours.
L’IDEE DE BONHEUR
A la mort de Louis XIV, en 1715, un souffle nouveau apparaît avec la Régence, qui va se poursuivre dans les premières années du règne personnel de Louis XV, alors nommé « le bien -aimé ». Le pays est économiquement prospère, et cet essor économique rejaillit sur les modes de vie, qui se libèrent peu à peu du carcan de la religion et de sa morale, pour s’adonner aux joies du luxe.
Une des conséquences en est le rejet, de plus en plus affirmé, de l’idée chrétienne qui repousse le bonheur dans l’au-delà, dans le paradis promis au croyant, dont l’homme a été irrémédiablement exclu depuis le péché originel d’Adam et Eve. « Hic et nunc », ici et maintenant, « le paradis terrestre est où je suis », dira Voltaire en conclusion de son long poème, Le Mondain. Il appartient donc à présent à l’homme de construire son propre bonheur.
Deux courants vont alors s’opposer tout en se combinant. D’une part, il y a ceux qui posent le bonheur comme une finalité sociale : c’est à la politique de construire les conditions du bonheur, fondées sur un régime politique plus « éclairé », sur des lois et une économie plus juste. Bien sûr, selon les philosophes, les principes divergeront : pour les uns, s’impose une monarchie constitutionnelle, pour les autres, une démocratie, certains prônent une religion nouvelle, plus universelle, le déisme, d’autres vont jusqu’à l’athéisme, on discute des mérites du libéralisme, on récuse l’esclavage… Les principes s’affrontent, mais tous conviennent que seule la connaissance est un gage de progrès, qui rendra la société globalement plus heureuse.
D’autre part, naissent des conceptions plus intimistes du bonheur, telle celle que développe Mme. du Châtelet dans son Discours sur le bonheur, en 1747. Il ne suffit plus de fonder le bonheur sur la raison, qui entend lui donner une universalité, mais sur les sentiments, plus subjectifs. A chacun de trouver la route qui le conduira au bonheur. Dans la diversité des conceptions qui s’affirment, on reconnaît cependant deux tendances, celles qui l’associent à l’idée de « vertu », dont ils tentent de poser une définition, face à celles qui réclament le culte du plaisir, dans la lignée du libertinage.
MONTESQUIEU, Lettres persanes, Lettre LXXXV, 1721 Les Lettres persanes de Montesquieu (1689-1755) sont un échange de lettres entre deux Persans, Rica et Usbek, venus en France en 1711 (encore sous le règne de Louis XIV), et leurs amis restés en Perse. Cette fiction allie le roman exotique, alors à la mode, et un tableau de la France, depuis les moeurs de ses habitants jusqu’à son organisation politique, économique, ou ses pratiques religieuses. Ainis, dans la lettre LXXXV Montesquieu se sert du masque de son héros persan pour se livrer à une réflexion sur la tolérance, à une époque où la France reste déchirée par les querelles religieuses. Comment l’écrivain joue-t-il avec la fiction persane pour conduire son lecteur à remettre en cause la politique royale ?
C’est lors de son exil chez Mme. du Chêtelet, entre 1738 et 1739, que Voltaire (1694-1778) rédige Micromégas, conte philosophique qu’il ne prend guère au sérieux, ne le jugeant pas digne d’être publié. Il le remanie plus tard, à Berlin, pour divertir Frédéric II de Prusse par cette vision cocasse d’un géant, associé à un nain, tous deux voyageurs de l’espace, et le fait publier en 1752. Mais aujourd’hui, ce que Voltaire comparait aux « bouffonneries d’Arlequin » représente un parfait exemple du conte philosophique, permettant d’unir le divertissement et la réflexion sur l’homme et la société. Quelle image des « terriens » Voltaire met-il ici en scène ?
ROUSSEAU, Julie ou la Nouvelle Héloïse, I, lettre XXIII, 1761
Dès sa publication, le roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) devient l’oeuvre à succès du siècle. Il retrace, par un échange de lettres entre les protagonistes, la belle et noble Julie et son précepteur Saint-Preux, l’amour impossible qui les unit. Il correspond ainsi à l’ »âme sensible » qui, peu à peu au fil du XVIII° siècle, supplante le rationalisme, annonçant la sensibilité romantique du siècle suivant. Pour éviter que sa famille ne découvre cet amour, Julie a demandé à Saint-Preux de s’éloigner, et il voyage à travers les Alpes ; ses lettres sont alors profondément marquées par le paysage qui l’entoure. Comment Rousseau, à travers les sensations de son héros, montre-t-il l’influence de la nature sur le « bonheur »?
DIDEROT,Supplément au Voyage de Bougainville, chapitre II, 1772
Rédigé en 1772, un an après la Description d’un voyage autour du monde de Bougainville, navigateur français, ce conte philosophique de Denis Diderot (1713-1784) sera publié à titre posthume, en 1796. Il consiste en un dialogue, genre littéraire cher à Diderot, entre deux personnages, A et B, remettant en cause plusieurs affirmations du récit de Bougainville, notamment sur la nature morale des indigènes. Dans le chapitre II, la parole est laissée à un vieillard tahitien, qui se lance dans un violent réquisitoire contre les Européens qui ont pris possession de cette île, dénonçant leur comportement de prétendus civilisateurs et leurs abus. Parallèlement, il brosse un tableau du bonheur du peuple tahitien avant cette arrivée du colonisateur. A travers ce personnage, quel idéal Diderot propose-t-il ?
LACLOS,Les Liaisons dangereuses, lettre CV, 1782
Faut-il voir un lien entre la profession de Choderlos de Laclos (1741-1813), capitaine d’artillerie, auteur de traités de stratégie militaire, et son roman épistolaire, Les Liaisons dangereuses, paru en 1782, véritable apologie du libertinage, dont le contenu pourrait être résumé par la phrase de son héros, le vicomte de Valmont : »conquérir est notre destin » ? Aucun scrupule ne doit entraver l’entreprise de séduction qu’avec l’aide de la marquise de Merteuil il met en oeuvre, d’où la lettre de celle-ci à la jeune Cécile de Volanges, pour la rassurer sur sa « faute ». Le plaisir sans frein peut-il mener au bonheur ?
« Pour le droit de vote »
Au XX° siècle, avec la 1ère guerre mondiale qui conduit les femmes à s’insérer dans la vie économique du pays pour remplacer les hommes, partis au front, les luttes féministes s’intensifient : sous l’influence des « suffragettes » britanniques, les femmes combattent alors pour leurs droits civiques, au premier rang desquels le droit de vote.
Louise Weiss prend toute sa place dans ce combat, indissociable pour elle du pacifisme en faveur duquel elle milite aux côtés d’Aristide Briand à la S.D.N. Titulaire d’une des premières agrégations délivrées aux femmes, elle fonde après la 1ère guerre mondiale une revue l’Europe nouvelle, dans laquelle elle prône l’union européenne. En 1979, elle entrera d’ailleurs au Parlement européen, fonction qui marque l’aboutissement de ses luttes en faveur de la paix, même s’il a fallu une 2nde guerre mondiale, sanglante, pour y parvenir. A cette guerre aussi elle a participé en tant que résistante.
Le mot « résistance » pourrait d’ailleurs résumer son existence, résistance contre toute oppression, à commencer par celle que subissent les femmes, « mineures pour leurs biens, majeures pour leurs fautes », clame-t-elle en reprenant la formule de Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro.
Elle fonde en 1934 une association, « La femme nouvelle », qui va entreprendre de faire pression sur les députés qui doivent débattre, en 1935, d’un projet de loi sur le vote des femmes. L’association s’installe sur les Champs-Elysées, et place en vitrine une mappemonde pour montrer que les femmes votent aux USA, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, en Tchécoslovaquie… et même en Chine ! N’est-il pas grand temps que la France participe à ce progrès ? Mais les réactions sont violentes, entre ceux qui s’indignent et ceux qui approuvent, comme le montre cet extrait qui les reprend.
Louise Weiss, « Combats pour les femmes » Comment répondre aux adversaires, comment organiser le combat ?
L’ORGANISATION D’UN COMBAT
Il s’agit d’un combat politique, comme le montre la mention des « politiciens » (ligne 19) et leurs interventions directes auprès de Louise Weiss pour tenter de la « dissuader d’agir avec cette force ». Mais celle-ci ne renoncera pas, bien au contraire, à faire comprendre aux hommes politiques qu’ils ont tout intérêt à soutenir la modification du Code Civil.
Pour cela, il est nécessaire de créer un mouvement d’opinion, d’où la première action, une distribution de « tracts » pour appeler à soutenir l’association, à « souscrire ». Celle-ci a, en effet, besoin de fonds pour ses interventions. Ensuite il faut se faire connaître plus largement, donc créer un événement que les journalistes relaieront. Cela explique l’installation sur les Champs-Elysées de ce qu’elle nomme une « boutique », à l’image d’une commerçante, sauf qu’elle vendrait, comme marchandises, des idées. La réussite est entière puisqu’ »une foule stationna bientôt devant [la] boutique », attestant de la visibilité ainsi donnée aux idées, ce qui attire rapidement les journalistes. Elle poursuit alors ce travail d’information auprès de la presse, en fournissant elle-même la matière des articles : « Je résumais en petites notes ces cas dramatiques ». La presse n’a-t-elle pas toujours besoin de textes propres à frapper l’imagination des lecteurs, en concrétisant les abus que subissent les femmes ?
=== Tout ce militantisme, parfaitement organisé, va très bien fonctionner, comme le souligne l’hyperbole métaphorique : « Des flots d’encre coulèrent en faveur de nos thèses ».
De cet extrait ressort donc une image de son auteur, double.
Elle est d’abord une militante pour des idées qui dépassent largement sa personne. Elle est d’abord la porte-parole de toutes celles qui ne peuvent s’exprimer, comme les « femmes de chambre » qui, à la fin de l’extrait lui « chuchotaient » : « Continuez ». Cela se traduit par l’emploi de la première personne du pluriel : « notre boutique », « nos thèses ».
Mais cela n’enlève rien à la dimension personnelle de son engagement, marquée par la récurrence du « je » : elle est celle qui anime ce mouvement. C’est donc elle aussi que l’on vient trouver, d’abord pour tenter de l’acheter, ce qui prouve d’ailleurs la peur qu’elle déclenche chez les hommes politiques : « Les uns me demandaient à quels honneurs j’aspirais, les autres si j’avais besoin d’argent ». Ces propositions en disent long sur la corruption de la vie politique ! Devant leur échec, ils usent d’une autre arme, la flatterie : « la cause du suffrage était indigne de mon talent ». Enfin, ils lui rappellent à quel point la vie politique est impitoyable, en la menaçant d’être dépossédée du « bénéfice » de son combat par « des femmes déjà enrôlées dans les partis et qui m’en voulaient déjà, mortellement ». La mise en valeur de l’adverbe, entre virgules, rappelle la violence des rivalités politiques sous une IIIème République de régime parlementaire, mais, en même temps, fait de l’adhésion à un parti un acte de pure ambition, une sorte de course à la gloire : on lui reproche, non pas ses idées, que ses rivales soutiennent aussi, mais »la vedette acquise ».
Nous pouvons alors mesurer la forte personnalité de Louise Weiss. Les tentatives de corruption sont rejetées avec énergie, des lignes 45 à 48, notamment dans des phrases brèves : « J’exigeais mon droit et celui de mes pareilles. Rien de plus, rien de moins non plus. » Mais l’ironie est aussi le moyen de résister, par exemple en montrant qu’elle n’est pas dupe au moyen d’une exclamation : « Mais que de sourires d’indulgence et de conversations interrompues à mon approche ! » C’est bien d’une guerre qu’il s’agit, et la raillerie est aussi une arme face au « feu roulant de sottises [qui crépitait », tel un tir de mitraillette.
Une grande énergie est donc mise dans cette lutte, pour faire triompher des revendications rappelées dans l’extrait. L’enjeu dominant, base symbolique de toute évolution, est le droit de vote, mentionné à plusieurs reprises : « voter à la place de mon mort », « notre droit de vote », « la cause du suffrage ». Mais, plus globalement, est réclamée une « modification du Code Civil », pour rendre aux femmes leur liberté.
Elles ne disposent pas, en effet, de la liberté de voyager : « signature maritale exigée pour toute délivrance de passeport ». Elles n’ont pas non plus la liberté d’aller défendre leurs droits en justice, si leur conjoint n’entreprend pas lui-même cette démarche : « elle ne pouvait pas suivre ses débiteurs », « il lui refusait l’autorisation d’entamer le procès qui lui eût permis de recouvrer ses créances ». Enfin leur liberté économique est inexistante, quelle que soit leur place dans l’échelle sociale, comme le montrent les deux exemples évoqués. D’un côté, il y a la « marchande des quatre saisons », avec le discours rapporté direct : « Elle nous cria : - Mon mari boit ma jambe ! » Cette expression pittoresque se trouve expliquée ensuite : « l’assurance avait, en effet, exigé la signature » du mari, ici qualifié de « malandrin », c’est-à-dire de voleur. N’a-t-il pas « empoché la somme » compensatoire à une douleur subie par sa femme, et pour quoi faire ? Pour la « transform[er] en pastis » ! Mais les femmes de la haute société ne sont pas en meilleure posture. La « dame emmitouflée de zibelines », fourrure de grand luxe, et sortant d’une « Rolls », révèle, dans un discours ici indirect libre, comme si elle n’osait même pas s’exprimer directement, un total paradoxe : sa richesse n’est qu’apparente, « son mari ne lui donnait pas d’argent », « elle ne disposait pas d’un franc ». La négation restrictive dans « elle n’était que sa réclame » résume avec lucidité le sort des femmes dans la haute société : elles ne sont, pour l’homme, qu’un objet pour étaler sa puissance.
=== Ce texte reproduit donc de façon particulièrement vivante les enjeux des luttes féministes.
LES REACTIONS PROVOQUEES
La forme du texte, avec l’insertion du discours rapporté direct qui juxtapose des réactions opposées, permet de balayer toutes les catégories socio-professionnelles en rappelant les arguments des deux camps en présence.
Pour les adversaires, deux raisons sont mises en évidence.
D’une part, est affirmée l’infériorité de la femme, car l’idée du vote féminin entraîne une crise de l’identité masculine, les hommes le ressentant comme une façon d’amoindrir leur pouvoir. Ce désir de maintenir la femme dans un statut social inférieur se retrouve dans tous les milieux. Ainsi la question du »bourgeois« , « Et nos chaussettes ? », avec sa vulgarité, rappelle que la femme, au sein de la famille, doit d’abord se consacrer aux tâches ménagères pour satisfaire son époux. On notera le mépris dans sa voix, à travers le verbe introducteur, « se gaussait », c’est-à-dire tournait au ridicule la prétention féminine à l’égalité. La réaction du « grand patron » est plus élégante, il « critiquait », mais tout aussi méprisante, à la fois pour la classe ouvrière (« Il suffit que les balayeurs votent ») et pour les femmes, qui se retrouvent placées plus bas que des « balayeurs » dans cette comparaison implicite. Enfin la réaction de l’ouvrier se traduit déjà par son geste, il « roulait les épaules », façon de mettre en évidence le seul pouvoir qu’il possède, en fait, sa force physique. Mais il formule un discours menaçant, qui, par l’hypothèse, sous-entend la violence dont les femmes peuvent être les victimes : « Ah ! Si ma bourgeoise ne votait pas comme moi, je lui dirais deux mots. »
C’est encore pire à la fin du texte, quand cette argumentation « Côté messieurs » se dissimule sous un discours paternaliste, regroupé dans les trois exclamations des lignes 53 et 54. La reconnaissance d’un pouvoir féminin sur les « coeurs » n’est, en réalité, qu’une feinte pour mieux les maintenir dans leur état d’infériorité. L’hypocrisie se perçoit bien dans la première exclamation, « J’aime trop les femmes pour leur permettre de voter ! », comme si le vote était un acte impur, propre à salir la pureté et l’innocence féminines… La femme, pour son salut, doit donc rester à l’écart d’une vie politique corruptrice. « Nos coeurs les protègent mieux que le Code ! » montre tout le pouvoir que la femme exercerait sur l’homme : l’amour le transformerait ainsi en noble chevalier, tout prompt à voler au secours de sa bien-aimée, comme en souvenir des temps médiévaux. L’homme n’est-il pas généreux lorsqu’il est mû par l’amour ? Enfin l’ultime paradoxe, « Plus elles sont faibles, plus elles sont fortes », est à rattacher à l’image traditionnelle de la faiblesse féminine, qui, avec ses armes, tendres regards, larmes, évanouissement…, triompherait de l’homme le plus endurci ! La femme jouerait donc de sa faiblesse pour obtenir de l’homme ce qu’elle veut, nul besoin d’y ajouter le pouvoir de la loi.
Mais l’adversaire le plus insupportable est « Côté dames », car les deux premières phrases révèlent qu’elles ont parfaitement intégré leur propre état d’infériorité. Elles deviennent ainsi elles-mêmes les causes de leur état d’asservissement, d’abord par un orgueil de classe parfaitement assumé : « Un droit que je partagerais avec ma cuisinière ! Fi ! » L’interjection traduit tout le mépris, qui rejaillit de ce fait sur le droit de vote. Parallèlement, elles se complaisent dans cette image que les hommes leur renvoient d’elles-mêmes et du droit de vote, indigne : « J’ai mieux à faire que de voter. »
=== Ainsi l’auteur se retrouve entre deux tirs croisés d’arguments, dont la présentation plaisante, « Côté messieurs », « Côté dames », donne l’impression d’une mise en scène théâtrale, ce qui souligne l’hypocrisie comique de tels propos.
D’autre part, la peur du vote féminin est évidente : « Les politiciens s’inquiétaient ». Cette lutte féministe prend, en effet, une « force » qui sonne comme une menace. Cela apparaît nettement à travers la question de « l’officier » qui « comparait » : « Et nous, nous, de la Grande Muette ? » Comment accepter que la femme bénéficie d’un droit, ici d’expression libre, alors même qu’il est refusé à l’armée, surnommée « la Grande Muette » ? La femme s’affirmerait ainsi supérieure à la force suprême du pays, ce qui est inacceptable ! A cela s’ajoute la peur que la femme « vote mal », donc enlève aux partis politiques une part de leur puissance. C’est ce que traduit l’exclamation d’ »alarme » du « franc-maçon », « Gare aux curés ! ». Ce « franc-maçon », membre du parti républicain à une époque où la « gauche » lutte contre l’influence du parti clérical, soutenu par l’Eglise, redoute l’influence du clergé sur des femmes qui, traditionnellement, fréquentent plus les églises que les hommes.
=== Tous ces discours rapportés symbolisent, en fait, tous les clans qui se liguent cntre les revendications féministes.
Cependant les soutiens ne manquent pas, même de la part des hommes, mais l’ouverture d’esprit que leurs discours semblent manifester reste à nuancer. Parmi eux, celui du « réformateur » est particulièrement ambigu : »J’en ai honte pour la France. » Mais à quoi renvoie le pronom « en » ? Aux revendications des femmes, certainement. Mais plaint-il le sort qui leur est réservé ? Pas vraiment… Ce qu’il déplore est le fait qu’elles doivent revendiquer des droits que d’autres pays leur ont déjà accordés, donc le retard pris par le pays traditionnellement considéré comme celui « des droits de l’homme et du citoyen ». Il intervient donc plus par patriotisme, comme le renforce le verbe introducteur, « professait », que par pur désir de justice. Tout aussi peu satisfaisante est l’intervention de « l’intellectuel« , dont la valeur est déjà amoindrie par le verbe qui le présente, « marmottait », très péjoratif car cela ressemble à une sorte de radotage sans réelle conviction : « Elles ont raison, en droit. » La formule détachée, « en droit », signifiant « selon l’approche théorique de la loi », ne constitue-t-elle pas une restriction ? Car au « droit », intangible, s’oppose bien souvent la variabilité de la « jurisprudence », c’est-à-dire la pratique…
=== Donc le soutien apporté par les hommes n’est pas très solide.
L’approbation est plus nette de la part des femmes, et l’on sent dans cet extrait la révolte qui monte, là aussi en fonction de la classe sociale et de l’expérience personnelle de chacune. La première à intervenir est « la vieille fille » : elle « menaçait : – A bientôt notre tour. » Le fait qu’elle ne soit pas mariée, dont soit considérée comme dédaignée par les hommes, transforme le désir du droit de vote en une sorte de revanche. Les sanctionner par un bulletin de vote, n’est-ce pas regagner un pouvoir contre eux ? Plus légitime apparaît le discours de « la veuve de guerre » : « Oui, voter à la place de mon mort ». N’a-t-elle pas gagné, en donnant au pays ce qu’elle avait de plus cher, avec l’adjectif possessif insistant (« mon mort »), le droit que le pays lui donne à son tour le pouvoir qu’elle a perdu, puisqu’elle n’a même plus de mari pour la soutenir ? Enfin « la dame » élégante et riche, même si elle ne peut pas apporter de soutien financier, est tout à fait consciente de son absence de droits, et se sent, elle aussi, une victime impuissante comme le prouvent ses « larmes aux yeux ». Mais le simple fait de faire arrêter le chauffeur de la « Rolls » et de « demand[er] timidement quelques tracts » constitue déjà une forme de résistance de sa part, et la preuve qu’elle désire un changement. Louise Weiss termine cette revue par le cas le plus pathétique, celui de la « maman« , nommée ainsi pour accentuer la douleur qu’elle a dû ressentir de n’avoir pas pu serrer dans ses bras « son fils [...] mort en Angleterre sans l’avoir revue », puisqu’elle n’a pu se procurer seule un passeport.
Mais c’est surtout dans le monde du travail que la révolte est la plus forte. « La commerçante » exprime fortement, par son exclamation, une injustice : « Tiens, si je refusais ma feuille d’impôts ! » Elle retrouve spontanément un argument des « suffragettes » : il est injuste que la femme paie des impôts, mais n’ait aucun droit de regard sur les choix budgétaires pour les utiliser. Le cas de la « marchande des quatre saisons » est dramatisé par son entrée en scène : « claudiquant sur un pilon de bois ». Elle travaille, en effet, et a droit à une pension d’invalidité pour son infirmité, pension dont finit par bénéficier un mari sans scrupules. La formule imagée, « Mon mari boit ma jambe ! », au-delà du sourire qu’elle peut susciter, la montre victime, elle aussi impuissante. Puis vient « la fourreuse« , dont la plainte est rapporté dans le discours indirect libre, comme pour reproduire la privation de son droit de se plaindre et de réclamer justice. Déjà victime de « débiteurs » qui comptent sur sa faiblesse, elle est aussi victime du chantage d’un mari qui veut ainsi obtenir son « consentement » pour divorcer : signature contre signature, en quelque sorte… C’est sur cette révolte des travailleuses que se ferme d’ailleurs le passage, avec « les femmes de chambre« , qui apportent un soutien, certes prudent (« chuchotaient »), mais affirmé : « Continuez ». Le pluriel les regroupe, car, elles-mêmes étant au service d’autrui », subissent une double humiliation, et en éprouvent donc un désir plus fort de retrouver leur dignité.
=== Chez toutes ces femmes représentées, autant de « cas dramatiques », on constate la même colère, sous des formes différentes, et le désir de trouver la reconnaissance de leur place dans la société et, plus simplement, de leur valeur d’êtres humains.
CONCLUSION
L’intérêt de ce texte vient de sa forme originale, qui joue sur les discours rapportés, directs et indirects, sur les registres polémique et pathétique, et sur l’ironie pour restituer, de façon vivante, le débat qui divise alors l’opinion publique, et montrer l’importance de la lutte en faveur des droits des femmes.
Pour écouter Louise Weiss, une interview : http://www.youtube.com/watch?v=0BWA0i5ZMdE
C’est, dans cette période, une véritable « gageure », comme le révèle le pari des deux journalistes dans le texte : « Elles réussiront », « Elles ne réussiront pas ». En 1936, sous le Front Populaire, la Chambre des députés vote en faveur des Droits civils, mais le Sénat fait durer les débats, et la loi ne sera pas votée. Puis en 1938, une réforme assouplit un peu le statut de l’épouse.
Mais il faudra attendre la Libération, en 1944, pour que les femmes obtiennent le droit de vote, qu’elles exerceront pour la première fois en 1945.
« L’Enfant de l’ennemi »
Au XX° siècle, avec la 1ère guerre mondiale qui conduit les femmes à s’insérer dans la vie économique du pays pour remplacer les hommes, partis au front, les luttes féministes s’intensifient. Colette y prend toute sa place, (cf. biographie très complète : http://www.amisdecolette.fr/-Biographie-), en commençant par se libérer de la tutelle de Willy, son époux depuis 1893, qui avait signé de son seul nom les premiers romans de sa femme, notamment la série des Claudine.
Elle s’en sépare dès 1906 et divorce en 1910, période durant laquelle elle mène la vie mondaine d’une femme libérée, s’affichant ouvertement avec ses liaisons, féminines ou masculines, et jouant les libertines sur des scènes de music-hall.
Sous l’influence de son second mari, Henry de Jouvenel, rédacteur en chef du journal Le Matin, elle commence une série de chroniques, notamment une sorte de « journal de guerre », puisqu’elle l’accompagne quelques temps à Verdun. Or, en 1915, un débat divise l’opinion publique : les femmes, violées par des soldats allemands lors de l’avancée des troupes en août 1914, doivent-elles – ou non – garder cet « enfant de l’ennemi » ? Entre « nationalistes », qui voient dans cet enfant une menace, et « partisans de la vie », les arguments s’affrontent…
Colette, « L’Enfant de l’ennemi » in « Les Heures longues » En inscrivant son article dans ce débat, quelle opinion Colette invite-t-elle ses lecteurs à adopter ?
UN TERRIBLE DEBAT
Le titre de l’article, avec l’article défini et la majuscule, montre immédiatement une valeur symbolique de l’enfant dans ce débat, dont le début de l’extrait rappelle, au passé composé, les faits antérieurs. La pression s’accentue au moment où Colette écrit, puisque ces naissances deviennent imminentes, l’urgence étant marquée par la gradation des indices temporels : « Il va bientôt paraître au jour », puis « Encore enfermé, palpitant à peine, il est déjà présent ». La reprise du pronom « il » et le chiasme qui regroupe les deux participes, « enfermé » et « palpitant » traduisent parfaitement la place qu’a prise le sort de cet enfant, « présent » partout avant même de naître. Mais doit-il naître même ?
Deux camps s’affrontent, ce que le texte traduit par les parallélismes dans le premier paragraphe, « tantôt… tantôt », « Les uns l’ont nommé [...] Mais on l’a traité aussi [...]« , repris par « les deux camps », formule qui évoque une guerre autour de cet enfant. La violence du débat est mise en valeur par le lexique hyperbolique qui oppose la « mansuétude » des partisans à « l’exécration » des adversaires. Pour les premiers, en effet, notamment les Eglises, adversaires traditionnelles de l’avortement, il faut faire preuve de cette grande générosité qui conduit l’homme au pardon. Pour les seconds, au contraire, essentiellement les nationalistes, avec à leur tête l’écrivain Barrès, l’avortement, voire l’infanticide, s’imposent. Deux gradations ternaires soutiennent le conflit, à travers l’image donnée de cet enfant et des sentiments qu’il provoque. D’un côté, son surnom, entre guillemets, « l’innocent », lui accorde le droit de vivre, grâce à la pratique des vertus chrétiennes : le pardon sera accordé à sa mère (comme si elle était coupable d’avoir osé survivre à ce viol…) par un époux qualifié de « soldat français miséricordieux ». Le salut de l’enfant sera alors le signe même de la supériorité française sur la barbarie ennemie, devenant ainsi un argument de propagande presque.
D’un autre côté, les termes, violents, sont révélateurs de l’état d’esprit ambiant. L’enfant est qualifié d’ »ivraie », graminée comportant un principe toxique qui peut corrompre la farine : l’enfant, impur par le sang barbare qui l’a produit, viendrait de même corrompre la pureté de la race française. Ses adversaires en font aussi un « crime vivant », l’incarnation même de la barbarie ennemie contre laquelle luttent les soldats français. Il est donc logique qu’ils réclament pour lui « l »obscur assassinat », périphrase qui désigne l’avortement, ou, pire encore, l’infanticide.
=== Colette fait preuve d’une ironie amère (« Cela est d’une tristesse affreuse »), en évoquant tout ce qu’a entraîné ce débat, avec des points de suspension qui laissent imaginer qu’il peut y avoir encore mieux que des « conférences », donc l’intervention des plus grands intellectuels du temps.
Elle entre alors dans le débat, qu’elle lance par la question oratoire, en gradation binaire : « Pourquoi tant de paroles, tant d’encre répandues sur lui, et sur sa mère humiliée ? » L’article se présente donc comme une argumentation. Colette y dialogue avec un lecteur dont elle imagine les objections successives, introduites par le connecteur d’opposition : « Mais il faut bien conseiller, guider ces malheureuses qui… », « Mais que fera-t-elle ? » On notera que déjà la formulation des objections réduit la parole de l’adversaire, avec une phrase inachevée, puis une question qui place, en fait, l’auteur, en position de conseillère. Après l’argumentation, qui répond aux deux objections, Colette prend elle-même clairement parti, avec de très nombreux impératifs, notamment dans la phrase finale : « Laissez faire les femmes. Ne dites rien… Silence… »
=== Mais cette dernière phrase, en écho avec la question initiale, montre qu’elle a déplacé le débat de l’enfant à la mère, c’est-à-dire qu’elle a essayé de rappeler le droit des femmes de choisir elles-mêmes.
L’IMAGE DE LA FEMME
L’article développe une double image, contradictoire.
Dans un premier temps, elle s’attache à la femme violée, victime donc, mais placée dans une situation pathétique, selon Colette : « sa mère humiliée » par la situation d’infériorité dans laquelle elle se retrouve placée. Soit elles seront implicitement jugées coupables de cette grossesse (sans doute auraient-elles dû ne pas survivre au viol…), soit on les qualifiera de « malheureuses », pitié un peu méprisante pour celles qui portent un enfant illégitime et qui sonne faux, puisqu’en même temps on cherche à décider pour elles. Colette, au contraire, s’attache à souligner leur souffrance « aux premières heures, aux premiers jours de sombre folie », la souffrance qui suit le traumatisme qu’est le viol ; cette souffrance initiale est redoublée par la « honte », car les femmes sont tellement habituées à être mal jugées qu’elles ont intériorisé le reproche que la société leur adresse et l’anticipent. Le discours rapporté direct, avec la question répétée, met en relief leur panique, « Que faire ? Que faire ? », qui se poursuivra pendant toute leur grossesse, « amère méditation qui dure 36 semaines ».
C’est donc la femme « furieuse et épouvantée’ elle-même qui vit ce débat et « s’éveille la nuit », et la colère légitime de »la plus révoltée, la plus vindicative » la conduit à refuser l’enfant non voulu. Elle n’a besoin de personne pour vouloir se venger du viol contre l’enfant qui en est le fruit. D’où l’image qui représente leur colère, « maudissant le prisonnier impérieux de ses flancs ». Cette colère s’exprime de façon très violente, par les termes insultants employés pour l’enfant (« l’intrus, le monstre ») et par les moyens envisagés pour s’en débarrasser : » écraser au premier cri », l’infanticide donc, ou « proscrire », c’est-à-dire l’abandon. Les points de suspension qui suivent ce premier mouvement, à la ligne 25, laissent imaginer tous les choix que la femme enceinte a pu envisager pour éliminer cet enfant.
Mais, à cette première image, Colette en oppose une autre, celle de la mère, poussée par la force de l’instinct. Elle nie donc avec force toute possibilité d’infanticide, car elle considère que le temps de la grossesse a permis à la mère de s’approprier l’enfant qui vit déjà en elle : elle « n’est plus, maintenant, capable d’un crime ». Sa certitude repose sur une image de la femme « femelle », qui, comme tout animal, est dotée d’une force innée, totalement irrationnelle, qui la transforme en mère dès qu’elle porte un enfant, ce que traduit le premier rythme ternaire : « l’optimisme dévolu à la femelle alourdie d’un précieux poids humain combat sa souffarnce, plaide pour l’enfant qui tressaille, et dote la mère d’un instinct de plus ». Cette « confiance » est réaffirmée quand Colette évoque le moment de l’accouchement où la femme se trouve « épuisée, adoucie, sand défense contre son instinct le meilleur ». Toutes ces formules nous rappellent que Colette a grandi au milieu des animaux, notamment des chattes qu’elle a longuement observées et décrites dans de nombreuses oeuvres, et qu’elle-même a entretenu des liens très forts avec sa mère, évoquée notamment dans Sido, puis avec sa fille, surnommée Bel-Gazou, à laquelle ellle consacre un autre roman. Donc, à ses yeux, le débat n’est pas à résoudre par les hommes, et n’a même pas lieu d’être, puisque les femmes le résoudront seules. La seule question à résoudre est de nature économique, car bien des femmes vont se retrouver seules, soit filles-mères que personne ne voudra épouser, soit veuves de guerre, soit abandonnées par un mari qui ne supportera pas l’arrivée de cet enfant. Il faut permettre « à celles qui manquent de tout » d’élever l’enfant, d’où l’énumération qui récapitule le nécessaire : « un abri, la nourriture », « du travail », « une layette ». Colette en appelle donc à la solidarité nationale en faveur de ces femmes victimes.
C’est sur l’image de l’enfant que se termine le texte, dans une vision lyrique qui efface également la valeur symbolique du début pour le rendre concret. On observe le rythme ternaire, avec la récurrence de « nouveau-né », en gradation : « le « monstre » est seulement un nouveau-né, rien qu’un nouveau-né avide de vivre, un nouveau-né ». Et l’image se prolonge par un nouveau rythme ternaire qui met en évidence sa fragilité : « ses yeux vagues », « son duvet d’argent », « ses mains gaufrées et soyeuses ». Cela crée l’impression d’une douceur, comme pour effacer la violence initiale du viol. La comparaison finale renvoie à une image florale : la peau de l’enfant, rougie et froissée lors de la naissance, rappelle les pétales de « la fleur du pavot », le coquelicot, quand elle éclot et « vient de déchirer son calice ». Mais, parallèlement, ce choix lexical, emprunté à la botanique, se charge d’une connotation religieuse, la femme devenant alors le vase sacré qui enferme l’enfant, aussi précieux que l’hostie.
=== Face à la grandeur et à la beauté de toute naissance, les débats n’ont plus lieu d’être : « Ne dites rien ». L’ordre imposé, »silence », suivi de points de suspension, semble laisse toute sa place à l’enfant blotti dans les bras de sa mère.
CONCLUSION
Cet article montre de façon intéressante ce qu’implique tout débat dans un média comme la presse. Bien sûr l’auteur va s’engager, il prendra parti en faveur d’une opinion, contre les arguments adverses. Mais cet engagement n’aura de force que si, parallèlement, il se dégage de toutes les idées reçues, de tout ce qui a déjà été dit et écrit. Il s’agit de sortir des préjugés, des courants de pensée dominants – surtout dans un contexte de guerre – et d’amener aussi le lecteur à sortir de ses propres passions, pour qu’il puisse, ensuite, écouter une autre voix, d’autres façons d’aborder la question, d’accepter un autre avis.
L’article offre aussi un éclairage sur les voies empruntées par le féminisme au début du XX° siècle. D’un côté, on retrouve la revendication du droit pour la femme au « travail », à des conditions de vie décente, le rejet de toute notion de culpabilité, et surtout une affirmation de liberté : il appartient aux femmes de choisir elles-mêmes si elles veulent un enfant. Ce sont elles qui portent les enfants, ne sont-elles pas les mieux placées pour décider d’une naissance ? Cet article pourrait donc paraître comme précurseur du droit à l’avortement qui sera réclamé quelques décennies plus tard. Mais, d’un autre côté, la libération de la femme est loin d’être encore réalisée, car le « féminisme » de Colette n’envisage pas encore l’avortement comme une solution, bien au contraire. Elle le montre comme contraire à « l’instinct le meilleur » de la femme, celui qui fait d’elle d’abord et avant tout une mère, plius puissant que tout raisonnement. En insistant sur cetet dimension, qui rapproche la femme de l’animal, Colette ne maintient-elle pas finalement la femme dans le rôle traditionnel qui a contribué à la placer dans une condition inférieure ?
« Les damnées de la terre »
La Révolution française, malgré la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, n’a pas suffi à libérer les femmes, et les luttes reprennent au XIX° siècle. La fin du siècle voit la montée du syndicalisme et les premiers combats du « prolétariat », auxquelles participent activement les femmes. C’est le début d’un féminisme plus engagé politiquement et socialement.
Dans ces combats, Louise Michel va jouer un rôle. Sa naissance illégitime – elle est fille de la servante d’un châtelain – la rend très vite sensible au sort des femmes, puisqu’elle est chassée du château à la mort de son père, et elle choisit, en toute logique, le métier d’institutrice. Montée de province à Paris, elle fonde la « Société de moralisation des femmes », destinée à aider celles-ci à vivre de leur travail.
Quand éclate la Commune, elle prend les armes aux côtés des plus radicaux, d’où son surnom de « Vierge rouge », et se fait arrêter, puis déporter en Nouvelle-Calédonie : elle n’acceptera aucune des propositions d’amnistie qui lui seront faites, et ne reviendra en France qu’en 1880, bien décidée à reprendre la lutte. Ses activités militantes se poursuivent, alors même qu’elle est la cible d’un attentat, et souvent arrêtée lors de manisfestations. Partageant son temps entre la France et l’Angleterre, jamais elle ne cessera d’animer des luttes libertaires.
C’est ce parcours que vont retracer ses Mémoires, autobiographie, mais qui, par son titre, unit fortement la vie personnelle aux événements de la vie collective. Elle s’y livre, comme dans cet extrait, à un violent plaidoyer en faveur des femmes.
Louise Michel, extrait des « Mémoires » Quelle image donne-t-elle de leur sort et de quelle façon leur propose-t-elle de s’en libérer ?
LA FEMME ESCLAVE
Cet extrait développe une image terrible de la condition féminine, un double esclavage.
D’abord, il s’agit d’un esclavage économique, car le texte s’inscrit dans la réflexion marxiste sur la « lutte des classes » entre le prolétariat et le capital, ici représenté par « l’entrepreneur ». Dans cette réflexion, la femme occupe la place d’un sous-prolétariat, réduite à un état encore pire que celui des hommes, ce que met en relief l’inversion et le parallélisme de la phrase d’ouverture : » Esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire ». La formule se veut percutante, et prend ainsi valeur de vérité.
Cette dénonciation s’appuie sur une analyse de la conditon économique de la femme. « Et le salaire des femmes ? », lance Louise Michel, et la réponse qu’elle donne à cette interrogation oratoire le réduit progressivement à néant : « un leurre », « illusoire », « c’est pire que de ne pas exister ». Puis elle élargit l’attaque à la place des femmes dans le monde du travail, notant d’abord que le chômage est plus important dans la population féminine : « les unes ne trouvent pas de travail ». En même temps, les femmes commencent à avoir conscience de leur exploitation, et la refusent alors. C’est ce que souligne l’antithèse dans le parallélisme : « un travail qui leur rapporte tout juste le fil qu’elles mettent [de quoi se vêtir], mais rapporte beaucoup à l’entrepreneur ». Ainsi Louise Michel affirme que les femmes en sont réduites à la misère, en recourant à un lexique imagé et violent, renforcé par le rythme ternaire : « crever de faim dans une trou, si elles peuvent, au coin d’une borne et d’une route », « poussées par la faim, le froid, la misère ».
=== Cette violence rend leur sort pathétique.
Dans ces conditions, que reste-t-il à la femme ? Rien, car elle subit aussi un esclavage psychologique et moral.
Certes, elle peut toujours entrer au couvent, ce même couvent qui éduque encore bien des femmes… Mais c’est alors la promesse d’une mort lente, mise en place à travers la comparaison, « elle se cache comme dans une tombe ». Il s’agit même d’une forme de torture, et les sonorités de la phrase, surtout le [ R ], imitent cette destruction : « l’ignorance l’étreint, les règlements la prennent dans leur engrenage, broyant son coeur et son cerveau ». Le couvent, bien loin d’être un refuge, est donc, à ses yeux, une solution encore pire.
Il ne lui reste donc plus, pour survivre, que la prostitution, car après tout « il y en a qui tiennent à la vie »… Sont-elles coupables alors ? Louise MIchel prend violemment le parti de ces femmes, en justifiant leur choix. D’une part, leur seul capital est « leur corps », c’est donc la seule chose qu’elles puissent vendre : « Dans la rue, elle est une marchandise ». Elles sont aussi victimes des proxénètes, hommes et femmes, car leur misère en fait une proie facile : « attirées par les drôles et drôlesses qui vivent de ça ». Le lexique est ici nettement péjoratif contre ceux qui profitent ainsi de la misère des femmes, de même que la métaphore qui les désigne : « il y a des vers dans toutes les pourritures ». Ce paragraphe se ferme sur une image pathétique : « les malheureuses se laissent enrégimenter dans l’armée lugubre qui traîne de Saint-Lazare à la Morgue », Saint-Lazare étant l’hôpital qui accueillait les prostituées, mais souvent trop tard pour les guérir, d’où leur fin « à la Morgue », car personne neviendra réclamer leur corps pour les enterrer dignement. La femme se trouve ainsi déshumanisée , source de « dégoût » car méprisée « dans le monde ».
Et le mariage, dira-t-on ? Il n’est, pour Louise Michel, qu’une autre forme d’esclavage, d’oppression : « dans son ménage le fardeau l’écrase ».
=== De cela ressort la domination masculine qui fait de la femme la victime par excellence, comme le montre l’hyperbole qui amplifie son état d’asservissement : « Partout l’homme souffre dans cette société maudite ; mais nulle douleur n’est comparable àcelle de la femme ». Les femmes sont donc nommées « ces maudites », leur sort paraissant ainsi relever d’une fatalité quasi divine, comme si elles expiaient, en quelque sorte, le péché originel d’Eve…
LA REVOLTE
Dans cet extrait, l’homme se retrouve accusé. C’est, en effet, son désir qui entretient la prostitution : « S’il n’y avait pas tant d’acheteurs, on ne trafiquerait pas sur cette marchandise ». C’est aussi « pour son plaisir » qu’il a poussé les femmes à « développ[er] leur coquetterie et tous les autres vices » qui vont leur être « agréables ». Mais, puisque l’homme est responsable de la corruption morale des femmes, il ne doit donc pas s’étonner d’en devenir à son tour la victime. On observe ainsi, chez l’auteur, une véritable joie quand elle constate la façon dont les femmes vont prendre leur revanche sur le « pante », c’est-à-dire un bourgeois, client un peu naïf, déjà par le vol : « Tant mieux ! « , s’exclame-t-elle, « Pourquoi y allait-il ? » Et si elles vont jusqu’au meurtre, l’approbation devient de l’enthousiasme : « Bravo ! Elle débarrasse les autres d’un danger, elle les venge ». Et le discours devient un véritable appel à cette vengeance : « il n’y en a pas assez qui prennent ce parti-là ». Sans aller jusque là, le simple fait de jouer les « femmes fatales », de ruiner les hommes et de les perdre de réputation, est déjà en soi une revanche : en faisant souffrir les hommes, elles retournent contre eux les artifices que ceux-ci les ont forcées à utiliser.
=== C’est une véritable guerre entre hommes et femmes dont Louise Michel dessine les contours, signalée par la récurrence du mot « armes », par le double adjectif qui les qualifie, « muettes et terribles » et la double exclamation qui suit ressemble au cri de triomphe d’un enfant qui prend sa revanche : « il ne fallait pas les mettre entre leurs mains ! », « C’est bien fait ! ».
Mais le discours constitue surtout un appel à une vraie révolution, car, face au pouvoir masculin, aucune issue n’est possible dans ce qu’elle nomme « le vieux monde », c’est-à-dire la société de cette fin de siècle. La femme n’a rien à attendre des hommes qui veulent qu »elle n’empiète[...] ni sur ses fonctions ni sur ses titres ».
Pire encore, elle ne peut même rien espérer des théoriciens les plus progressistes, tel Proudhon dont elle reprend la formule qui maintient la femme dans son infériorité par la négation restrictive : elles « ne peuvent être que ménagères ou courtisanes ». La misogynie reste encore bien enracinée, même chez les penseurs révolutionnaires !
Il ne lui reste plus alors qu’un rejet de l’organisation politique, c’est-à-dire de la démocratie républicaine. Elle désigne ainsi les « titres », marques du pouvoir, par un lexique imagé très méprisant : « guenilles » ou « défroques », vieux vêtements usagés, « c’est trop rapiécé, trop étriqué pour nous ». Elle recourt également à une ironie sarcastique pour souligner la peur des hommes face au pouvoir croissant des femmes : « Rassurez-vous encore, messieurs, nous n’avons pas besoin du titre pour prendre vos fonctions quand il nous plaît ! ». Dans le dialogue qu’elle entame avec les hommes, son mépris met en valeur leur faiblesse : « Vos titres ? Ah bah ! [...] faites-en ce que vous voudrez ». Elle crée ainsi un contraste avec la force des femmes, affirmée d’abord par la menace posée dans un futur proche : « Le temps n’est pas loin où vous viendrez nous les offrir, pour essayer par ce partage de les retaper un peu ». Les femmes répareraient, en quelque sorte, la vie politique. Cette menace semble d’ailleurs s’accélérer quand elle passe au présent, accordant aux femmes une toute-puissance par l’exclamation : « »nous n’avons pas besoin du titre pour prendre vos fonctions quand il nous plaît ! »
Il ne reste plus alors à Louise Michel qu’à poser ses revendications. D’abord nous retrouvons un thème récurrent depuis les luttes des Précieuses au XVII° siècle : « Ce que nous voulons, c’est la science et la liberté », l’association des deux termes montrant toute l’importance de l’éducation dans le progrès de la condition féminine.
Parallèlement, par les deux interrogations oratoires, elle rappelle, comme le faisait déjà Olympe de Gouges, la place que les femmes prennent dans les combats révolutionnaires, ce qui leur donne des droits égaux à ceux des hommes : « Nos droits, nous les avons », affirme-t-elle. Mais, pour elle, les révolutions antérieures (1789, puis 1830 et 1848, enfin la Commune de 1871) n’ont pas accompli encore leur oeuvre, elle appelle de ses voeux une autre révolution, ultime et totale, « le grand combat, la lutte suprême », formules qui rappellent les paroles de « l’Internationale », hymne composé par Eugène Pottier en 1871 alors qu’explosait la Commune violemment réprimée : « C’est la lutte finale ». Sûre de la victoire, à ses yeux celle-ci ne peut être que globale : « Est-ce que vous oserez faire une part pour les droits des femmes, quand hommes et femmes auront conquis les droits de l’humanité ? »
=== Les femmes doivent donc participer à la révolution : une fois celle-ci acquise, il ne pourra y avoir de retour en arrière ni de réduction, d’un partage qui limiterait les droits de la femme.
CONCLUSION
Ce texte est extrêmement violent, car Louise Michel ne pose aucun limite à une lutte qui est d’abord considérée comme une juste revanche. Mais elle l’inscrit dans un cadre plus général, celui d’une révolution, par les armes si nécessaire, car seule une nouvelle société pourra entraîner une profonde modification des mentalités. On comprend, en lisant cet extrait, que cette femme ait dérangé et que les gouvernements successifs aient tous tenté de la faire taire.
La violence vient aussi de la forme prise par ce discours, chaque paragraphe, dans sa brièveté, apparaissant comme une agression de l’ennemi interpellé par un dialogue direct, l’homme, donc aussi le lecteur à amener dans son camp. De plus, l’énonciation évolue : d’abord générale au début, elle passe au « nous », cette fois-ci pour mieux impliquer celles dont elle prend la défense, terminant sur un Je » pour affirmer son « droit » à la liberté d’expression, celui précisément dont on voulait la priver : « Femme, j’ai le droit de parler des femmes ».
« Femme, réveille-toi »
Les femmes, de tous les milieux sociaux, ont largement prouvé, pendant la Révolution française, qu’elles étaient capables de débattre sur les grands sujets de société, et de prendre les armes pour défendre leurs convictions. Pourtant, même si la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen les englobe dans l’affirmation des nouveaux principes républicains, il en va bien autrement dans la réalité quotidienne. Elles sont encore considérées comme inférieures, et les révolutionnaires les écartent peu à peu du pouvoir.
Cela explique la rédaction par Marie Gouges, qui restera connue par son pseudonyme, Olympe de Gouges, d’une série d’articles destinés à affirmer clairement l’égalité entre les hommes et les femmes.
Olympe de Gouges, extrait du « Postambule » à la Déclaration des droits de la femme
Elle ouvre son « préambule » sur cette question, « Homme, es-tu capable d’être juste ? », qui en appelle à la conscience masculine ; dans le « postambule », c’est plus directement à la femme qu’elle adresse un vibrant appel à ne plus accepter d’être asservie. Comment procède-t-elle pour convaincre les femmes de la possibilité d’obtenir des droits réels ?
L’IMAGE TRADITIONNELLE DE LA FEMME
L’extrait oppose nettement deux époques, la première évoquant les temps révolutionnaires, la seconde l’époque de l’ancien régime, structure signalée par »Passons maintenant », à la ligne 22, mais à laquelle dès le début elle fait fréquemment allusion. Ces temps anciens, qui reposaient sur une image traditionnelles de la femme, sont marqués comme achevés par le passé composé « ce que vous avez été dans la société ». Mais sont-ils vraiment révolus ? Telle est la question que pose Olympe de Gouges, quand elle décrit la contradiction entre faiblesse et force qui caractérise, selon elle, les femmes sous l’ancien régime.
Aux yeux des hommes la femme n’est que faiblesse, par « nature » d’abord : « femmes, qu’y a -t-il de commun entre vous et nous ? », voilà la question qui fonde son infériorité. Les « décrets de la nature » seraient donc la loi absolue, justifiant que « la force leur [ait] ravi » toute forme de pouvoir social.
A cet argument est venu s’ajouter le poids de la religion , à laquelle fait allusion l’ironique formule « le bon mot du Législateur des noces de Cana », très irrespectueux puisqu’il s’agit du Christ lui-même. Celui-ci, à sa mère, Marie, qui lui avait signalé que les convives n’avaient « plus de vin », avait, en effet, sèchement répondu : « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore venue. » Et Marie s’était respectueusement inclinée. Aux yeux de l’auteur, cette réponse ne fait que reprendre le mépris attaché à la nature féminine depuis le péché d’Eve, et ne relève que de ce qu’elle résume par l’énumération péjorative, »préjugés, [...] fanatisme, [...] superstition et [...] mensonges », ou par la métaphore, « les nuages de la sottise ». Ainsi Olympe de Gouges inverse la réponse à son interrogation oratoire initiale « qu’y a -t-il de commun entre vous et nous ? » : au « rien », qui serait la réponse de la « morale » traditionnelle, fondée sur la religion, elle substitue le « Tout » lancé énergiquement en tête de phrase.
Mais, paradoxalement, cet état de faiblesse n’a pas empêché les femmes d’exercer un pouvoir, que signale le champ lexical qui parcourt le texte : « régné » (l. 9), « Votre empire » (l. 9), « tout leur était soumis » (l. 29, repris l. 34), « elles commandaient » (l. 29). Mais quelle valeur accorder à ce pouvoir ? Olympe de Gouges le critique sévèrement, d’abord parce qu’elles n’ont fait que profiter de « la faiblesse des hommes », incapables de leur « résist[er » et dépeints, de façon très péjorative, comme de « serviles adorateurs rampant à [leurs] pieds ». De plus, leur pouvoir, qui ne pouvait pas s’exercer ouvertement, a dû prendre des formes détournées. Elles ont donc mis en oeuvres « toutes les ressources de leurs charmes », qui sont autant de défauts qu’Olympe de Gouges énumère : « la contrainte et la dissimulation », « la ruse », « leur indiscrétion », « la cupidité [...] et l’ambition ». Ainsi, « dans les siècles de corruption », elles ont pu étendre leur influence qu’une hyperbole amplifie : » le plus irréprochable ne leur résistait pas ». Puis une longue énumération, dès lignes 30 à 34, nous rappelle leur rôle à la Cour et dans les milieux mondains, où elles ont pu infléchir la politique du « gouvernement français », jouer les espionnes (« le cabinet n’avait point de secret pour leur indiscrétion »), et nul, « profane et sacré », n’y a échappé. Mais la formule d’ »administration nocturne », faute d’avoir le droit d’exercer au grand jour des fonctions officielles, ramène en réalité ce pouvoir à une forme de prostitution, et les comparaisons en soulignent les effets négatifs : « Les femmes ont fait plus de mal que de bien », « Elles commandaient au crime comme à la vertu », et ne reculaient pas devant « Le poison, le fer »…
=== Ainsi les femmes ne sortent pas grandies de ce tour d’horizon qui affirme, soit leur faiblesse, soit une force, mais pernicieuse. C’est contre cette opinion si négative que s’élève Olympe de Gouges, pour les appeler à réagir.
L’APPEL A LA REVOLTE
Olympe de Gouges commence par tirer un bilan de la Révolution, très critique puisqu’elle souligne une contradiction fondamentale entre les « principes » affichés par les révolutionnaires, et leur application concrète.
Ces principes – liberté, égalité, fraternité – les femmes n’ont-elles pas aidé à les mettre en place dans les premiers temps de la Révolution, comme le traduit l’image : « L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin des tiennes pour briser ses fers » ? Mais pour quel résultat ? « Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne », affirme l’auteur. Il est donc coupable d’ »inconséquence », c’est-à-dire d’un manque de logique. En théorie la révolution s’est voulu libératrice, comme le montre l’énumération imagée : « Le puissante empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges ». Une allégorie vient renforcer ce progrès : « Le flambeau de la vérité a dissipé les nuages de la sottise et de l’usurpation », image qui rappelle le nom même de « siècle des Lumières ». Mais, dans la réalité, il en va tout autrement puisque règnent les « injustices des hommes », dont l’auteur affirme « la conviction ». Elle interpelle d’ailleurs directement les femmes : « Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la révolution ? » Les réponses à cette interrogation oratoire sont négatives, d’abord dans une phrase nominale hyperbolique : « Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé ». Cette idée est reprise à la fin de l’extrait , accentuée par le chiasme qui met en parallèle les temps anciens et les temps nouveaux : « ce sexe autrefois méprisable et respecté, et depuis la révolution, respectable et méprisé ». L’opposition entre les adjectifs, « méprisable », « respectable », qui signalent une potentialité, et les participes passés, « respecté » et « méprisé », fait pleinement ressortir le fait que les femmes n’ont gagné, par la révolution, qu’une égalité trop théorique, qui ne s’enracine pas dans les faits.
Dans ces conditions, Olympe de Gouges ne peut qu’inviter les femmes à reprendre la lutte. Le ton de ce postambule est, en effet, injonctif, déjà à travers l’interpellation initiale de la destinatrice, d’abord au singulier et familièrement avec le tutoiement : « Femme, réveille-toi ». Mais très vite l’appel s’élargit, avec le pluriel, et devient enflammé : « O femmes, femmes… » Ajoutons à cela le rôle de l’impératif, qui parcourt le texte : « réveille-toi », « reconnais tes droits », « »opposez courageusement », « réunissez-vous », « déployez toute l’énergie de votre caractère ». L’appel gagne donc en énergie, et, dès le début, nous comprenons qu’il s’agit d’une véritable guerre à mener, dont sonne l’alarme : « le tocsin de la raison sonne dans tout l’univers ».
Pour mener cette guerre, une arme s’impose en cette fin de « siècle des Lumières », « la force de la raison », principe qui a guidé toute la réflexion des philosophes de cette époque. Ainsi le signe de ralliement de ces femmes-soldats sera bien « les étendards de la philosophie ». La raison doit donc à la fois guider la lutte, et soutenir la réflexion pour que les femmes sortent de leur passivité, de leur acceptation résignée, image d’un sommeil avec « réveille-toi ». Et la notion de lumières s’affirme dans l’interrogation oratoire, « quand cesserez-vous d’être aveugles ». Il s’agit bien d’inciter les femmes à sortir des ténèbres dans lesquelles elles sont encore enfermées.
Pour y parvenir, un seul moyen, l’éducation, droit revendiqué à la fin du premier paragraphe : « puisqu’il est question, en ce moment, d’une éducation nationale, voyons si nos sages Législateurs penseront sainement sur l’éducation des femmes ». Que les femmes ne soient pas renvoyées à l’apprentissage des tâches ménagères, au seul enseignement d’une morale religieuse que leur ont donné, pendant longtemps, les couvents, voilà ce qu’implique l’adverbe « sainement » ici choisi. On notera pourtant qu’Olympe de Gouges ne balaie que la « superstition », un mauvais usage de la religion, mais conserve l’idée d’un « Etre suprême », chère aux révolutionnaires, assimilé à la « nature », dont les « sages décrets » ont proclamé l’égalité entre les sexes.
Certes, cette lutte n’est pas présentée comme facile, et Olympes de Gouges envisage qu’elle puisse effrayer les femmes, en prévoyant leurs objections : « qu’auriez-vous à redouter ? », « Craignez-vous… » Cependant, elle refuse d’envisager l’échec, en construisant un raisonnement par hypothèse, « S’ils s’obstinaient », c’est-à-dire si les hommes persistaient à leur refuser ces droits légitimes. La réponse à cette hypothèse, au lieu d’être, selon la règle de la concordance des temps, au conditionnel, est posée au futur, pour formuler la certitude de la victoire, et introduite par la conjonction « et » qui prend ici valeur de conséquence inéluctable : « et vous verrez bientôt… » Cette même certitude est répétée au moyen d’une négation restrictive, qui semble rendre la lutte plus facile : « Quelles que soient les barrières que l’on vous opppose, vous n’avez qu’à la vouloir ».
=== Cette victoire ne consistera, en fait, qu’à appliquer les principes mêmes de la révolution, déjà inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme : la liberté, avec l’encouragement « déployez toute l’énergie de votre caractère », l’égalité pour »la réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages décrets de la nature », et la fraternité, image d’une harmonie rétablie entre les femmes et les hommes « fiers de partager avec [elles] les trésors de l’Etre Suprême ».
CONCLUSION
Cet extrait développe un triple blâme. D’abord il vise les pouvoirs de l’ancien régime, notamment la religion, qui se sont employés à maintenir les femmes dans la soumission ; puis les révolutionnaires, accusés d’avoir trahi les idéaux mêmes pour lesquels ils se sont battus ; enfin les femmes n’échappent pas à la critique, coupables de s’être laissées enfermer dans leur image d’infériorité, d’en avoir joué sous l’ancien régime, et d’avoir peur aujourd’hui de revendiquer des droits pourtant légitimes.
Ce texte offre aussi un parfait exemple de l’art d’argumenter. Il associe en effet le fait de convaincre et celui de persuader. D’un côté, Olympe de Gouges construit un raisonnement solide, faisant appel à la « raison », terme-clé de ce siècle des Lumières. Parallèlement, elle élabore un texte injonctif, fortement modalisé par tous les procédés d’écriture propre à inciter les femmes à ne plus accepter le sort que les hommes continuent à vouloir leur réserver. Rappelons que les choix politiques de cette femme, engagée, l’ont conduite à mourir sur la guillotine…
Elle représente, aujourd’hui, l’exemple même de l’engagement des femmes pour la défense de leurs droits.
« Quelle place pour les femmes ? »
Publié dans les Mélanges, Pamphlets et Oeuvres politiques de Voltaire, ce texte (cf. http://www.voltaire-integral.com/Html/26/29_Femmes.html , de « L’abbé de Châteauneuf la rencontra un jour… » à » … suivre ce modèle ») s’inscrit dans la lignée des premières revendications formulées par les Précieuses au XVII° siècle (cf. Introduction dans « Pages en vrac »), notamment autour du droit des femmes à l’éducation, auquel un philosophe des « Lumières », tel Voltaire, ne pouvait pas rester indifférent. N’est-il pas lui-même un rebelle, en lutte contre les abus de la monarchie absolue, et contre tous les excès du fanatisme religieux, comme le prouve son engagement en faveur de Calas, de Lally-Tollendal et de bien d’autres ?
De plus, en mondain qu’il est, Voltaire a fréquenté les salons, le plus souvent dirigés par des femmes lettrées et émancipées, et, à l’époque où il compose ce texte, exilé au château de Cirey, il partage la vie d’Emilie du Châtelet, modèle des femmes cultivées de son temps.
Elle aurait pu, en effet, prononcer les propos que Voltaire prête à son personnage, la Maréchale de Grancey face à l’abbé de Chateauneuf, à partir de la citation de saint Paul, tirée de « l’Epître aux Ephésiens », qui lui sert de titre. Les deux protagonistes de ce dialogue fictifs appartiennent au XVII° siècle, l’une étant morte en 1694, l’autre en 1704, Voltaire disposait donc d’une totale liberté pour les faire s’affronter. Quelles revendications ce texte porte-t-il et comment Voltaire les défend-il ?
UN REQUISITOIRE
Comme le procureur général dans un tribunal, la Maréchale rejette violemment les arguments qui soutiennent la thèse adverse, celle qui proclame la supériorité masculine.
Elle dénonce d’abord, en reprenant cette citation de saint Paul qui l’indigne, la tradition religieuse, et de façon très irrespectueuse, en parlant d’un « livre qui traînait » et de « quelque recueil de lettres » pour qualifier des épîtres auxquelles l’Eglise catholique accorde la valeur de textes sacrés. La réaction indignée de l’abbé souligne d’ailleurs ce sacrilège : « Comment, Madame, savez-vous bien que ce sont les Epîtres de saint Paul ? » Mais cela ne l’empêche pas de récidiver en parlant très familièrement de celui qui est un des « Pères de l’Eglise » : « Il ne m’importe de qui elles sont ; [...] votre saint Paul était un homme très difficile à vivre. » Tout en le traitant avec mépris d’ »impoli », elle s’implique personnellement, en comparant ce saint à son mari, ce qui fait de lui un homme bien ordinaire qu’une femme peut combattre : « je lui aurais fait voir du pays » est une expression très familière aussi pour expliquer qu’elle lui aurait montré ce que peut faire une femme insoumise.
Son attaque se développe ensuite dans trois directions. D’une part, elle s’élève de manière globale contre l’idée d’une infériorité de la femme qui conduit à exiger d’elle le respect et une absolue obéissance, comme le prouve sa reprise de l’adjectif « soumises » et de l’impératif « Obéissez« . Indépendamment de ce refus initial, elle rappelle, d’autre part, le seul contenu de la promesse échangée lors du mariage : « nous nous promîmes d’être fidèles,[...] ni lui ni moi ne promîmes d’obéir ». Aussitôt après, d’ailleurs, cette promesse est plaisamment réduite à néant, ce qui dévalorise, de ce fait, la valeur sacrée du mariage : « je n’ai pas trop gardé ma promesse, ni lui la sienne ». La maréchale assume donc, sans la moindre gêne devant un abbé, son libertinage.
Enfin, son dernier reproche porte sur l’éducation donnée aux femmes dans les couvents, avec un lexique très péjoratif pour qualifier ceux qui y enseignent, « des imbéciles ». Le chiasme qui suit met en évidence son blâme : « qui nous apprennent ce qu’il faut ignorer, et qui nous laissent ignorer ce qu’il faut apprendre ».
=== Ainsi, selon elle, l’Eglise fait tout pour maintenir la femme dans son état d’infériorité originel.
Le second argument que la maréchale va combattre est celui qui fonde cette soumission sur une infériorité physique naturelle de la femme. Elle va ridiculiser cet argument en recourant à l’ironie. En fait de physique, elle reprend la phrase d’Arnolphe, tirée de l’Ecole des femmes de Molière : « Du côté de la barbe est la toute-puissance » [cf. »mes pages »]. Sa colère peut ainsi exploser, soutenue par l’antiphrase exclamative (« Mais voilà une plaisante raison pour que j’aie un maître ! »), par l’interjection, « Quoi ! », et l’interrogation oratoire. En mettant l’accent sur ce seul détail physique, elle rapproche l’homme de l’animal, ce qui est loin de le rendre supérieur : « parce qu’un homme a le menton couvert d’un vilain poil rude, qu’il est obligé de tondre de fort près, et que mon menton est né rasé, il faudra que je lui obéisse ? » En fait de force physique, elle procède ensuite à une réduction progressive, en passant des « muscles plus forts que les nôtres » à l’usage dérisoire que les hommes en font : « ils peuvent donner un coup de poing mieux aplliqué ». L’homme apparaît ainsi comme uniquement occupé à se battre, faisant preuve d’une violence irraisonnée.
=== Les répliques de la Maréchale représentent donc une critique virulente des abus des hommes, jugés coupables de vouloir faire des femmes leurs « esclaves ».
UN PLAIDOYER
Parallèlement, la Maréchale se fait l’avocat des victimes : son discours vise à leur rendre justice, en leur redonnant des droits que son argumentation va s’employer à légitimer.
Elle insiste d’abord sur leur statut de victimes. Si, en effet, l’extrait s’ouvre sur son indignation personnelle (« rouge de colère »), très vite il évolue vers une vision collective par le passage au pluriel dans les interrogations oratoires, et le choix du pronom « nous » : « et pourquoi soumises, s’il vous plaît ? », « Sommes-nous donc des esclaves ? » Cette victimisation collective s’appuie sur une image péjorative de la maternité renforcée par les interrogations oratoires nombreuses, et par l’anaphore de « N’est-ce pas assez ». La Maréchale développe une vision audacieuse, même si elle utilise des périphrases pour énumérer tous les inconvénients d’être une femme qu’elle reprend à son compte : les femmes sont « sujette[s] tous les mois à des incommodités très désagréables », la grossesse devient « une maladie de neuf mois, qui quelquefois est mortelle », idée reprise par « la suppression d’une de ces douze maladies par an [...] capable de me donner la mort », enfin l’accouchement se fait dans « de grandes douleurs ». N’oublions pas le nombre de femmes qui, faute d’une élémentaire hygiène et d’un suivi médical sérieux, mouraient en accouchant au XVIII° siècle ! La dernière touche ajoutée à ce triste tableau est le rappel de la minorité juridique de la femme, qui n’a pas le droit de gérer ses biens, ni même de garder un héritage : ainsi un fils pourra la « plaider quand il sera majeur », c’est-à-dire la dépouiller de tout. Le statut de la femme n’est donc guère enviable à cette époque…
Il est logique alors que la Maréchale revendique la reconnaissance d’une égalité entre l’homme et la femme, qu’elle fonde sur une double argumentation. Elle remplace habilement l’idée d’une différence naturelle (« des organes différents de ceux des hommes ») par celle d’une complémentarité qui rétablit une égalité : « nous rendant nécessaires les uns aux autres ».
Puis une fois rétablie une forme d’égalité physique, elle revendique l’égalité intellectuelle, en détruisant l’argument masculin par le choix même des verbes qui le présentent : « Ils prétendent avoir aussi la tête mieux organisée, et, en conséquence, se vantent d’être plus capables de gouverner ». Elle répond à cette affirmation masculine par un exemple, celui de la « princesse allemande », qui rappelle Catherine II de Russie pour laquelle Voltaire a toujours témoigné une vive admiration. On notera ainsi l’énumération élogieuse, soutenue par la récurrence de « toutes/tous ». Il s’agit ici de l’image du monarque « éclairé », idéal du siècle des Lumières, rapportée à une femme, d’où la conclusion logique pour l’Encyclopédiste que fut Voltaire : pour qu’une femme égale un homme, il suffit d’augmenter ses connaissances, de lui fournir une véritable instruction.
CONCLUSION
Cet extrait résume bien les premières luttes féministes, en associant l’idée d’égalité à une lutte contre la tradition religieuse, qui fait de la femme une pécheresse descendant d’Eve, et à une revendication en faveur de l’éducation. De nombreux traités, tels ceux de Choderlos de Laclos, de Condorcet, de Madame d’Epinay…, insisteront, au XVIII° siècle, sur l’importance de l’instruction à donner aux filles. Mais les résistances ne disparaîtront pas si facilement, comme le prouve la place, totalement subalterne, que Rousseau accorde à « Sophie » dans Emile ou de l’Education, et les objectifs éducatifs qu’il lui fixe…
Il est aussi très représentatif de l’ironie voltairienne, ici dans un dialogue fictif qui, plus vivant, accentue la force de la critique. Les personnages n’y sont que des porte-parole de l’auteur, mais le fait de déléguer son rôle à une femme rend l’argumentation plus crédible. Quant à l’abbé, au-delà de la critique religieuse, il n’est, en fait, que la représentation du lecteur, adversaire que Voltaire veut convaincre.
Introduction
CONTEXTUALISATION
La littérature offre, à toutes les époques, aussi bien dans l’antiquité grecque, avec la poétesse Sapho, ou une héroïne tragique comme Antigone, qu’au moyen âge français avec, par exemple Marie de France, auteur des Lais, ou pendant la Renaissance, où les exemples se multiplient, des figures de femmes qui ont illustré des révoltes, ou ont prouvé qu’elles avaient toutes les qualités pour participer pleinement à la vie de la cité.
Pourtant, quand nous observons le statut des femmes au XVII° siècle, juridiquement mineures, nous comprenons l’importance des revendications de celles qui se nommèrent Précieuses et régnèrent sur une grande partie de la vie intellectuelle et mondaine du siècle [ cf. site en lien : « L’héritage antique dans le théâtre français » – Le XVII° siècle : Molière – « Ouverture culturelle : la Préciosité » ].
Une anecdote en propose un joli symbole. La fille de Madame de Rambouillet, alors âgée de 18 ans, trouve, le 1er janvier 1634, suspendu à sa garde-robe, un manuscrit richement décoré, intitulé La Guirlande de Julie. Offert par les habitués du salon mondain que tient sa mère, c’est un recueil de poèmes galants, où chaque auteur fait parler une fleur en l’honneur de la jeune fille. Les Précieuses ne souhaitaient-elles pas voir les femmes reconnues – et à leur juste prix, par seulement au montant de leur dot ? Malheureusement, qu’avons-nous retenu de la Préciosité ? Souvent la caricature qu’en propose Molière dans Les Précieuses ridicules ou dans Les Femmes savantes…
Il faudra attendre le « siècle des Lumières » pour que soient relancées les luttes des femmes, aussi bien sous la plume des plus lettrées d’entre elles, telle Emilie du Chatelet, qu’avec l’appui des « philosophes » qui débattent alors sur la condition féminine. Il est alors logique que ces revendications conduisent les femmes à participer activement à la Révolution de 1789, telle Olympe de Gouges qui, en parallèle à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, composa la Déclaration des droits de la femme, et adopta des positions qui lui valurent la guillotine. Pourtant, l’observation des acquis des femmes grâce à la révolution justifie le jugement sévère de Condorcet : « Les révolutionnaires ont tranquillement exclu la moitié du genre humain » de la vie politique. Ils s’en méfiaient, en effet, et leur ont peu à peu fermé leurs clubs, en cherchant à les écarter de toute fonction publique. Même si, en 1792, est votée une loi sur le divorce, elle fut très vite remise en cause… et au XIX° siècle les luttes vont se poursuivre. Alexandre Dumas fils baptise même ces « féministes », terme qui, pour lui, n’a rien d’un compliment ! On attend encore de la femme douceur et soumission totale à son devoir d’épouse et de mère…
Quelles furent ces luttes ? Sur quels arguments se sont-elles fondées, et quelles revendications posaient-elles ? Autant de questions auxquelles ce corpus tentera d’apporter quelques réponses littéraires…
L’ARGUMENTATION
Avant de parcourir ces extraits, il convient de rappeler les caractéristiques de l’argumentation qu’il s’agisse de présenter l’opinion de l’auteur ou celle de son adversaire. On identifiera donc le thème, c’est-à-dire le sujet du débat, et la thèse, défendue, soutenue, prônée, ou, au contraire, attaquée, critiquée, réfutée, rejetée. Des arguments viendront l’appuyer, en répondant à la question « Pourquoi cette opinion ? ». Ils seront soutenus, éclairés, prouvés même, par des exemples.
Le texte argumentatif cherche d’abord à convaincre : il s’agit de faire appel à la raison du destinataire, en mettant en oeuvre la logique. D’où l’importance prise par les connecteurs logiques, qui déterminent la démarche, posant des causes, déterminant des conséquences, dégageant des oppositions, posant des hypothèses … L’argumentation peut procéder en partant d’une « loi » générale pour en faire, ensuite l’analyse détaillée, fondée sur des arguments et des exemples, ou, inversement, l’auteur peut choisir de poser d’abord des exemples, d’où il fera sortir la thèse. Parfois aussi, la démarche s’appuie sur une comparaison, voire sur une hypothèse dont la thèse démontrera l’absurdité… Toutes les stratégies sont possibles, l’essentiel étant que le destinataire renonce à son idée.
Mais, pour ce faire, l’appel à la raison s’avère souvent insuffisant ! Il faut alors le persuader : l’émouvoir, toucher ses sentiments ou son imagination. L’écrivain va alors recourir à tous les procédés que lui offre la langue : il va modaliser son discours.
LA MODALISATION
La modalisation peut être définie comme l’ensemble des procédés qui aident à influencer le récepteur, qui vont provoquer en lui les sentiments nécessaires pour qu’il adhère à la thèse.
La modalisation concerne donc d’abord l’auteur, qui peut s’impliquer directement dans son argumentation, laisser la place à un porte-parole, ou s’effacer. Il choisira le pronom « Je » pour mettre en avant ses compétences, son expérience ou ses propres sentiments – ou jouera la modestie, la naïveté pour donner un plus grand rôle à son récepteur auquel il peut parfois s’associer dans le pronom « nous » ou en généralisant par l’indéfini « on ». Inversement, il peut décider de rendre son discours plus objectif, plus neutre, avec des formules impersonnelles : « il faudrait », « il est utile de », « il convient »… Mais, même dans ce dernier cas, on peut reconnaître sa subjectivité : il manifestera un doute par « il se pourrait » ou « peut-être », son rejet par un énergique « absolument pas », et son enthousiasme par des adverbes par exemple, « vraiment », « manifestement »…
De la même façon, il peut accorder une place apparente à son récepteur, ou le faire disparaître. Parfois, il va le doter de la parole, jusqu’à entamer avec lui un dialogue animé, par le moyen d’un discours rapporté, direct, ou indirect. Souvent il l’interpellera, pour tenter de l’amener à régir, le vouvoyant ou le tutoyant selon le lien de familiarité qu’il veut établir avec lui. Parfois, il anticipe ses objections, ou imagine ses réactions… Présent ou absent, le destinataire n’est, de toute façon, jamais oublié dans un texte argumentatif : une question, par exemple, dite rhétorique ou oratoire, n’est le plus souvent qu’un moyen de l’obliger à prendre position.
Enfin le message même que porte le texte se trouve modalisé, d’abord par le choix d’un lexique qui, mélioratif ou péjoratif, révèle le point de vue soutenu ou critiqué. Les temps verbaux jouent également un rôle important, pour nuancer ou affirmer une opinion : l’écart est grand entre le doute qu’introduit, par exemple, un conditionnel, et la certitude d’un futur. Ces choix se trouveront renforcés par des modalités expressives, interrogative, exclamative, voire impérative, avec toutes ses nuances : « vous devriez comprendre », « vous devez comprendre », « il faut comprendre », « comprenez »… Il jouera aussi sur toutes les figures de style qui peuvent mettre en valeur sa pensée, une comparaison ou une métaphore pour l’illustrer, une hyperbole ou un oxymore pour traduire son ironie, une antithèse énergique… Enfin il donnera à son discours un rythme propre à entraîner le lecteur, tantôt abrégeant ses phrases en formules énergiques, tantôt les rythmant par des anaphores, ou les allongeant quand il se laisse emporter par la colère ou l’enthousiasme. Tout cela procède de ce que l’on nomme l’éloquence.
=== Maîtriser tous ces procédés, c’est, pour un écrivain, s’être forgé des armes précieuses s’il veut entreprendre un combat : il inscrit alors son texte dans le registre polémique, et met tous les atouts dans son camp pour vaincre dans la guerre des mots qu’il entreprend. Mais il est tout aussi important que son lecteur les maîtrise aussi, pour ne pas partir battu d’avance, pour ne pas se laisser duper par les apparences, pour pouvoir faire preuve de l’esprit critique au lieu de se laisser mener comme un mouton… vers un éventuel précipice !
Voltaire, Mélanges, Pamphlets et oeuvres politiques, « Femmes, soyez soumises à vos maris », 1759-1768
A partir de la citation de Saint Paul, qui sert de titre à cette oeuvre, Voltaire (1694-1778), entreprend de défendre avec énergie les droits des femmes, en se cachant derrière un personnage porte-parole, la maréchale de Grancey, qu’il montre en pleine conversation avec un abbé, indigné face à sa révolte. Souvent rebelle lui-même et en lutte contre les abus de son temps, et surtout contre les abus religieux, comment cet écrivain aurait-il pu refuser cette occasion de s’attaquer aux préjugés d’origine religieuse ? Comment ce dialogue combine-t-il la violence du réquisitoire et l’intensité du plaidoyer en faveur de la liberté ?
Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, « postambule », 1791
Montée à Paris après son veuvage, Olympe de Gouges (1748-1793) a participé aux débats des Girondins et aux luttes révolutionnaires, contre toutes les formes d’esclavage, ce qui incluait aussi celui de la femme, à ses yeux. Elle rédigea donc, sur le modèle de la Déclaration des Droits de l’hommes et du citoyen, une série d’articles, intitulée Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne, précédés d’un « Préambule » et suivis d’un « Postambule » qui lui sert de conclusion. Persuadée que les révolutionnaires, dans leurs combats, ont oublié les femmes asservies, elle appelle celles-ci à la révolte. Comment procède-t-elle pour les convaincre de réclamer l’égalité ?
Louise Michel (1830-1905) consacre sa vie entière à la lutte révolutionnaire, notamment lors de la Commune en 1870, ce qui lui vaut le surnom de « Vierge rouge », et la déportation en Nouvelle-Calédonie. Elle ne renonce pas pour autant, et dès son retour en France, en 1880, elle reprend ses combats, dont ses Mémoires portent le témoignage. Elle y révèle toute son émotion face au sort, souvent pitoyable, des femmes, mais aussi toute sa violence pour les appeler à la lutte. Comment parvenir à transformer la condition féminine ?
Colette, Les Heures longues, « L’enfant de l’ennemi », 1917
Dès I910, Colette (1873-1954), lancée par son époux Willy dans la vie littéraire, commence à écrire des chroniques, le plus souvent hebdomadaires, pour le journal Le Matin. Elles se poursuivent pendant toute la durée de la guerre, et forment la base de plusieurs recueils, dont Les Heures longues en 1917, d’où est tiré l’article sur « l’Enfant de l’ennemi », daté, lui, du 24 mars 1915. Colette y aborde le difficile sujet des femmes violées lors de l’avancée allemande en août 14. Ce traumatisme est encore plus terrible lorsqu’elles attendent un enfant, et le débat divise alors l’opinion publique. Ces femmes doivent-elles avorter ou garder cet enfant, éternel souvenir d’une guerre douloureuse ?
Louise Weiss, Mémoires d’une européenne, III, « Combats pour les femmes », 1968-1976
Dès la fin de la 1ère guerre mondiale, à laquelle elle a participé comme infirmière, Louise Weiss (1893-1983) s’engage en faveur du pacifisme et lutte aux côtés d’Aristide Briand, fondant aussi une revue, l’Europe nouvelle. Cet engagement la conduit également à militer activement en faveur des droits des femmes. Ce sont tous ces « combats » dont rend compte son autobiographie, publiée de 1968 à 1976, notamment pour le droit de vote des femmes, alors même qu’un projet de loi doit être débattu au Parlement en 1935. Avec l’appui de son association « La femme nouvelle », elle doit affronter des adversaires virulents… Quelles réactions ses revendications féministes provoquent-elles ?
ET POUR CONCLURE…
Les textes étudiés s’opposent tous à la vision traditionnelle de la femme, héritage de la religion, et que l’éducation donnée aux filles a transmise pendant des siècles. Jusqu’au XX° siècle, ces arguments et ces préjugés sont repris.
Au fil des textes des écrivains, hommes, mais aussi, de plus en plus depuis le XVIII° siècle, femmes, ont lutté pour briser ces préjugés, et ont revendiqué des droits, dans tous les domaines. Mais ces combats ont-ils abouti ?
Dans notre démocratie, ces luttes ont permis de nombreux acquis, et ont ouvert aux femmes bien des portes.
Mais les droits des femmes restent sans cesse menacés, et sont loin d’être en application encore dans bon nombre de pays. Notre époque ne continue-t-elle pas, d’ailleurs, à faire coexister l’image porteuse de préjugés
« Le bureau des réclamations »
Au XX° siècle, le roman poursuit son développement dans toutes les voies ouvertes au siècle précédent, tandis que l’engagement de l’écrivain s’accentue, aussi bien sur le plan historique, à l’occasion des deux guerres mondiales, que sur le plan politique, où il constitue une force de résistance, et social : les romanciers se livrent à une sévère critique du monde moderne et, notamment, comme le fait Pennac dans Au bonheur des ogres, de la société de consommation qui triomphe dans les années 1970.
Le titre de ce premier roman de ce qui deviendra une « saga Malaussène », du nom du héros qui y fait son apparition, est emprunté à celui du célèbre roman de Zola, Au bonheur des dames, car, comme lui, il prend pour cadre un grand magasin parisien, où, à Noël, explosent, au rayon des jouets d’abord, une première bombe, puis une seconde… Présent sur les lieux, en raison de son emploi de « bouc émissaire », Benjamin Malaussène devient très vite le principal suspect, il va donc mener sa propre enquête pour tenter de se disculper. Mais le roman est aussi l’occasion, pour Pennac de se livrer à une caricature de notre société de consommation, par exemple quand, comme dans cet extrait, il dépeint l’étrange activité de son héros : il est placé en position d’accusé da façon à ce que la colère d’un client, venu pour uneréclamation, se reporte sur lui au lieu de viser le magasin.
Comment le travail de Benjamin Malaussène se trouve-t-il mis en scène ?
LE COMIQUE DE LA SCENE
Le comique naît d’abord de la situation mise en scène, qui fait de ce passage, par sa structure même, une véritable comédie en réduction. Nous pouvons reconnaître, en effet, une exposition : le premier paragraphe, jusqu’à la ligne 10, présente la cliente, victime, qui vient présenter sa plainte contre le magasin. Puis l’action se noue, à travers la double réponse, des lignes 10 à 31, donnée par Lehmann, qui assure la dame de la garantie pour le régrigérateur et, parallèlement, en impute la charge à Benjamin Malaussène. Les péripéties sont constituées par l’évocation des risques courus par cet employé en position de bouc émissaire. Enfin, comme il est de règle dans une comédie, intervient le coup de théâtre, »Elle retire sa plainte », qui conduit au dénouement, inversant la situation de l’exposition : la victime devient la coupable, et le magasin triomphe.
=== Le récit met donc en place une sorte de farce jouée à cette cliente, et les dernières lignes proposent une double morale. D’un côté le rire de Lehmann, qui « se fend[...] la pêche » ponctue la réussite du piège dans lequel est tombée la cliente, de l’autre le commentaire du héros en dénonce l’immoralité : « Belle équipe de salauds, hein ? »
A cette première forme de comique, s’ajoute celui de caractère. Il repose sur une distanciation, puisque la scène établit une sorte de dédoublement entre le personnage que joue Malaussène, dans un véritable rôle d’acteur, et le narrateur, le « je » en position de témoin qui observe l’acteur en scène. Il est particulièrement cocasse de constater que c’est le bébé, l’être le plus innocent présent dans ce bureau, qui souligne, par ses réactions, l’ampleur de la comédie jouée. Ainsi, au moment où le héros s’efforce de « prendre un air lamentable », le narrateur commente : « Le bébé me regarde comme si j’étais la cause de tout ». De même, lorsqu’il « balbutie » en tentant d’argumenter, à nouveau intervient le regard du bébé : « Dans le regard du môme, je lis clairement que le massacre des bébés phoques, c’est moi ». Ainsi le bébé multiplie l’effet comique produit par l’acteur, qui ne nous cache d’ailleurs rien des étapes de son rôle, parfaitement calculé et soutenu par les accessoires nécessaires : « ça y est, le moment est venu d’amorcer ma propre pompe lacrymale ». Et des larmes factices viendront remplir les yeux de ce parfait acteur !
Enfin la théâtralisation est renforcée par les deux dernières formes du comique, de gestes et de langage, qui donnent au lecteur l’impression d’assister à la scène. Déjà lors de la présentation de la cliente, nous imaginons le « bref coup d’oeil » qui permet de découvrir le ridicule des « sourcils roussis » de cette cliente, dont nous avons déjà envie de rire. Puis les postures des acteurs constituent autant de gestes qui mettent en valeur la situation, « les bras croisés » de Lehmann, tel un juge sévère, le « hochement de tête » soumis de Malaussène, l’accusé soumis. La sortie de la cliente achève de la ridiculiser, en la montrant en situation de faiblesse : « Le bébé et sa poussette restent coincés une seconde dans la porte. Elle pousse, avec un sanglot nerveux ». Ainsi un fait banal en soi symbolise la réussite de la farce qui a mis en échec la cliente.
Le comique de mots vient essentiellement de la caricature du langage de Lehmann, à commencer par le jeu sur le terme « enfourné », sans doute utilisé d’abord banalement par la dame, mais repris avec des guillemets, sans doute par Lehmann,image plaisante qui contraste alors avec le ton solennel de son discours narrativisé qui dramatise la situation : « le frigo en question s’est transformé en incinérateur. Un miracle que madame n’ait pas été brûlée vive en ouvrant la porte ce matin ». Nous observerons aussi le rôle des parenthèses. La première, des lignes 21 à 23, montre que le discours de Lehmann est si bien rodé qu’il tourne comem un disque : le narrateur n’a même pas besoin d’écouter, il peut s’intéresser à ce qui se passe autour de lui, et laisser libre sa pensée. La deuxième est une démythification du ton employé par Lehmann, qui ridiculise totalement le personnage : « il parle comme ça, l’ex sous-off Lehmann, avec, au fond de la voix, le souvenir de la bonne vieille Alsace où le déposa la cigogne – celle qui carbure au Riesling ». Quand aux deux dernières, elles permettent à la fois d’expliquer le revirement de la cliente, d’autant plus ridicule que ces parenthèses soulignent l’aspect convenu de son langage : « A un moment ou à un autre, Lehmann a dû parler de mon salaire », « Lehmann a prononcé le mot « Noël » une bonne dizaine de fois ».
=== L’ensemble de cette scène donne donc le sentiment que nous sommes le public caché d’une représentation longuement répétée, et parfaitement rodée. Les personnages font sourire, aussi bien la cliente dupée que le bambin qui l’escorte, aussi bien le meneur de jeu, Lehmann, véritable marionnette, que le comparse qui lui donne la réplique. Cependant ce comique masque une vraie dénonciation.
LA DENONCIATION
La première cible de cette dénonciation est la société de consommation, déjà à travers l’époque choisie, celle de Noêl, période où se multiplient les achats. Cela se révèle d’abord par le contenu du réfrigérateur « d’une contenance telle qu’elle y a enfourné le réveillon de vongt-cinq personnes, hors-d’oeuvre et desserts compris ». Puis une métaphore avec la majuscule, « le maëlstrom du Magasin », donne le ton à la personnification qui va suivre, en suggérant l’image d’un lieu effrayant puisque ce terme évoque un puissant tourbillon d’une force telle qu’il attire tout ce qui s’y trouve au plus profond d’un gouffre. Nous imaginons bien les étages du magasin, et la foule qui s’y presse dans une bousculade désordonnée ! La personnification ne fait que renforcer cette image en rendant ce lieu dangereux pour ceux qui le fréquentent : « Un coeur impitoyable pulse des globules supplémentaires dans les artères bouchées ». Ce « coeur », c’est la pulsation même créée par le désir de consommer… Le lexique péjoratif renforce enfin cette critique, « L »humanité enière me paraît ramper sous un gigantesque paquet cadeau », en montrant des consommateurs totalement asservis.
Même la brève formule, qui paraît, elle, méliorative, « C’est beau », face aux « jolis ballons translucides » qui deviennent, sous les jeux de lumière, des « grappes multicolores », nous rappelle l’importance de la décoration au moment de Noël, destinée elle aussi à stimuler les achats.
N’oublions pas, d’ailleurs, que la manipulation du consommateur est bien le but réel de cette scène, et qu’elle réussit sans peine. Il faut, en effet, qu’indépendamment de la garantie (qui relève du producteur, et non pas du vendeur) le magasin ne soit pas obligé d’indemniser les clients pour les éventuels « préjudices matériels annexes ». Pour éviter ce geste commercial, coûteux, il préfère encore payer un employé et mettre en place une stratégie comparée, dès l’ouverture de l’extrait, à l’action d’un « hypnotiseur » dont la « tranquillité » vise à rassurer la cliente et calmer sa légitime « colère ».
Cette manipulation est fondée sur une fine analyse psychologique des consommateurs. Ainsi, dans un premier temps, Lehmann s’emploie à mettre en valeur la cliente, en lui donnant raison (« Il remercie la dame de n’avoir pas hésité à déposer sa plainte avec vigueur ») et en l’impliquant dans le fonctionnement du magasin, ce qui la revalorise, comme le souligne la majuscule : « il est du devoir de la clientèle de participer à l’assainissement du Commerce. » A partir de là, tout se déroule comme prévu : « ce n’est plus de la colère que je lis dans les yeux fatigués de la cliente, c’est de l’embarras, puis de la compassion », « Ce que je vois dans les yeux de la cliente, maintenant, ne me surprend pas ». Il a donc suffi de jouer sur la corde sensible pour que la cliente finisse par se sentir elle-même coupable.
=== Derrière cette description, parfaitement fictive, d’un service après-vente avec son « bouc émissaire », on peut parfaitement déceler l’objectif initial de la société de consommation, le profit, stimulé par ceux qui établissent des stratégies commerciales à partir d’une étude des ressorts psychologiques qui transforment l’ »homo sapiens » en « homo economicus »…
Mais, de façon plus générale, c’est le monde du travail, fondé sur le capitalisme, qui se retrouve ici mis en accusation, un monde dans lequel l’être humain n’a aucune importance. Ce mépris vise, d’une part, ceux dont les forces économiques ne pensent qu’à tirer profit, les clients potentiels, telle celle qui est ici dupée par les deux complices, sur l’ordre de leur employeur. Ils ne sont, en effet, que des exécutants. Les employés, d’autre part, en sont aussi les victimes, comme le montre la façon dont Lehmann dépeint le sort futur de Malaussène. Son discours peut paraître exagéré, par exemple le fait que « Monsieur Malaussène se fera en plaisir de [...] réparer » le préjudice subi « A ses faits, bien entendu ». Pourtant la cliente ne le met pas en doute, ce qui rend normale cette exploitation de l’employé. De même le parcours de son exclusion , tout caricatural qu’il soit dans l’énumération, « Deux ou trois emplois minables, nouvelles exclusions, le chômage définitif, un hospice, et la fosse commune en perspective », est pris totalement au sérieux : « Elle s’en voudrait de me faire perdre ma place ». Quoi de plus courant, en effet, qu’un patron se débarrasse d’un employé qui lui coûte trop d’argent ? Enfin est mentionné le « salaire », que l’on peut supposer bien faible puisqu’il ne fait que soutenir la compassion de la cliente.
=== Au même titre que la « belle équipe » exploite la clientèle, elle aussi, finalement, est exploitée par la direction du « Magasin », devenu une sorte de monstre au service duquel tout doit se soumettre.
CONCLUSION
Cet extrait joue sur la double fonction du comique, dont il met en oeuvre tous les procédés. D’une part, il démasque, de façon très ironique, allant jusqu’à la caricature, les mécanismes de notre société de consommation et les abus qu’elle met en place, asservissant chacun à un seul dieu, le profit, à partir d’une seule valeur prônée, la satisfaction immédiate des désirs, selon un principe de plaisir. D’autre part, il nous renvoie à nous-même, par le biais de la distanciation humoristique du narrateur-personnage : chaque lecteur n’est-il pas, d’une certaine façon, complice de ce fonctionnement ? Notre comportement, lorsque nous nous sentons lésés ou victimes d’un préjudice, ne consiste-t-il pas à faire d’abord porter notre colère sur un employé, bien souvent tout à fait innocent dans l’affaire ? Nous rions, certes, de cette cliente, bien naïve, et du bon tour qui lui est joué… mais aurions-nous nous-même su faire preuve de la même « compassion », ou aurions-nous accepté qu’un employé paie pour ce que nous considérerions comme une faute ? Autant de questions auxquelles Pennac nous renvoie, en souriant.
Revenons aussi au titre de ce roman, qui en fait une parodie de celui de Zola, à la fin du XIX° siècle. Chez Zola, la création du grand magasin était représenté comme un progrès, mais un peu effrayant dans la mesure où le « Bonheur des dames » condamnait à mort les petites boutiques à l’entour. Il correspondait à l’essor économique de cette époque, aux débuts de la publicité, encore appelée « réclame », mais Zola insistait déjà sur la ruée des clientes, fascinées par la masse de marchandises jetées sous leurs yeux, et sur les comportements imposés aux vendeuses par une direction qui ne leur accordait que son mépris. Un siècle après, Pennac invente un univers qui a poussé à l’extrême la logique de la consommation et du profit, dénonciation dans la lignée des Choses (1965) de Georges Perec qui passera d’autant mieux que son sympathique héros saura nous faire sourire.
« Vie d’ouvrière »
Balzac déjà, dans La Comédie humaine, dans la lignée de savants comme Buffon qui avait essayé de définir et de classer les espèces animales, avait entrepris de reproduire fidèlement la société de son temps, la première moitié du XIX° siècle, avec ses événements politiques et sa vie quotidienne à Paris et en province. A sa suite Zola, en 1868, décide de rédiger l’histoire d’une famille sous le Second Empire, à travers plusieurs générations, pour faire ressortir la double influence de l’hérédité et du milieu sur l’individu. Ses « Rougon-Macquart » comptent vingt romans, publiés entre 1871 et 1893.
Gervaise, petite-fille de Macquart et d’Adélaïde Rougon, porte en elle le double poids de l’alcoolisme et de la folie originels. Mais au début de l’Assommoir, elle mène encore la vie ordinaire que vivent les ménages ouvriers dans les quartiers populaires de Paris. Le roman est ainsi l’occasion, pour Zola, de faire entrer le petit peuple dans la littérature, au grand scandale des lecteurs du temps, comme dans cet extrait (
Zola, « L’Assommoir », chap. VI, extrait) où, à travers leurs conversations, nous découvrons toutes les difficultés rencontrées par les femmes.
Comment Zola restitue-t-il les violences qu’elles subissent ?
LES CONDITIONS DE VIE DES FEMMES
Dans ce monde ouvrier, qui vit dans la misère, être une femme accentue encore les difficultés, d’abord en raison de ce que cela implique, à cette époque, de soumission à l’homme. On notera la critique, exprimée au présent de vérité générale, qui, aux lignes 8 et 9, montre que l’homme, ne pensant qu’à son propre plaisir, ne fait preuve d’aucun égard envers les femmes : « ces hommes sont d’un bête quand ils couchent avec une femme ; ils vous découvrent toute la nuit… » Et, bien évidemment, c’est la femme qui va en payer les conséquences si elle se retrouve enceinte, souvent contrainte, pour ne pas ajouter à sa misère, de se faire avorter. Ainsi être « accoucheuse » est aussi une profession qui, même si la loi l’interdit, amène à pratiquer des avortements, ce qui entraîne un risque supplémentaire, celui de se faire dénoncer : « t’as décroché un enfant à la fruitière, même que je vais aller chez le commissaire, si tu ne me paies pas. »
A cela s’ajoutent les contraintes d’un travail le plus souvent pénible, comme le montrent les choix lexicaux : « s’esquinter toute la sainte journée », se brûler le sans du matin au soir devant la mécanique ». Dans les usines les femmes effectuent, en effet, les tâches les plus répétitives, et pour un bien faible salaire, « cinquante cinq sous ». Cet extrait correspond donc bien à l’essor industriel à la fin du siècle, qui voit naître le prolétariat ouvrier, et, au sein de cette classe, les plus exploitées sont les femmes. On notera l’ironie amère de Clémence : « Avec ça que la vie est drôle. » Ainsi le texte laisse planer la menace de la mort, le terme « crever », récurrent et repris par « crevaison », renvoyant la femme à sa nature animale. De plus l’extrait s’ouvre sur une allusion à la maladie face à Clémence qui tousse : « Vous êtes joliment pincée ». Même si l’ouvrière en plaisante, traitant sa toux de « rhume » qui « s’en ira comme il est venu », on sait qu’à cette époque sévit la turberculose dont les femmes, affaiblies par la misère, sont les premières victimes. Donc ses compagnes ne sont pas dupes de sa désinvolture : elle « attristait toujours le monde par ses idées de crevaison ».
Les seules compensations à cette vie de misère sont les divertissements, tels ceuxx qu’offrent les cabarets, ici cité le « Grand -Balcon », enseigne inventée par Zola mais peut-être une allusion au théâtre Dejazet, sur le boulevard du Temple, surnommé en cette fin du XIX° siècle « boulevard du Crime », avec son balcon où se pressait une foule venue là s’amuser, assister à des concerts ou à des « folies ».
Sont également mentionnés les « bastringues », terme d’argot qui désigne les bals populaires, peut-être à l’image de la guinguette du « Moulin de la Galette », ouverte à Montmartre en 1870, où l’on va alors, comme Clémence, « men[er] le chahut », danse semblable, en plus désordonné, au cancan. Mais ces lieux de plaisir, où venait aussi s’encanailler la bonne société, sont ici associés à la vulgarité, au bruit, et à l’immoralité si l’on en croit l’expression qui désigne Clémence : « avec des cris de merluche », c’est-à-dire de morue, terme argotique pour qualifier une prostituée.
=== Cette peinture des milieux populaires, tout en faisant preuve d’un total réalisme, vise aussi à rappeler à l’homme, par la place qu’y prend le corps, sa nature animale, dans la droite ligne de la théorie « naturaliste » de Zola.
LA VIOLENCE
La violence physique constitue le thème essentiel de ce passage, avec trois cas évoqués. Il y a d’abord les deux femmes qui se battent dans la rue »à la sortie du Grand-Balcon » : « il y en avait deux qui se dépiautaient ». Le verbe est particulièrement évocateur, suggérant qu’elles s’arrachent la « peau », dans une violence poussée à l’extrême : « le nez arraché », « le sang giclait pa terre ».
Puis vient le rappel de la fessée infligée par Gervaise à Virginie, règlement de comptes car elle croyait que Lantier la trompait. Enfin est raconté le « crépage de chignons » entre « l’accoucheuse du bout de la rue et sa bonne », là aussi en public. Le verbe « s’écharpillaient » est à prendre dans son sens étymologique, la charpie étant l’amas de petits fils tirés d’une toile coupée en pièces qui servait à faire des pansements. Cela évoque parfaitement le désir de mettre l’autre en pièces par la violence des coups échangés, que souligne le langage de Virginie dans son récit. : elle « lui a lâché une baffre, v’lan ! en plein museau », avec l’onomatopée exclamative qui reproduit le claquement de la gifle. De même le rythme de la phrase suivante reproduit l’acharnement de la jeune bonne contre sa patronne, avec l’accumulation du connecteur d’ajout, « et », et les exclamations qui s’enchaînent : « Voilà alors que ma sacrée gouine saute aux yeux de sa bourgeoise, et qu’elle la graffigne, et qu’elle la déplume, oh ! mais aux petits oignons ! »
Mais ce qui est davantage mis en relief est la fascination que ces scènes exercent, aussi bien sur les témoins des bagarres que sur les auditrices de ces récits. Pour Clémence, par exemple, la bagarre est comme un second spectacle, offert gratuitement qu’elle se presse d’admirer : « J’ai voulu voir, je suis restée à sous la neige. » Elle se réjouit même de cette correction infligée : « Ah ! quelle roulée ! c’était à mourir de rire. « De même, on ressent dans la voix de Virginie un véritable enthousiasme quand elle raconte la scène agressive : « Et elle en débagoulait, fallait ! ». La formule culinaire, « elle la déplume, oh ! mais aux petits oignons ! Il a fallu que le charcutier la lui retirât des pattes », tout en assimilant ce combat de femmes à un combat de coqs dans un poulailler, révèle une véritable admiration, et toutes partagent son plaisir : « Les ouvrières eurent un rire de complaisance ».
=== Ainsi la violence ne paraît être, pour ces femmes, qu’un divertissement parmi d’autres, et, alors qu’elles-mêmes en sont souvent les victimes de la part des hommes, elles ne font preuve d’aucune solidarité entre elles. Dans une société elle-même violente, comment la compassion serait-elle possible ?
Zola, pour restituer cette violence dans toute sa vraisemblance, utilise le langage des bas quartiers, qu’il a soigneusement étudié et dont on retrouve toutes les caractéristiques quand il fait parler ses personnages, à commencer par le lexique. Nous pouvons, en effet, relever des termes qui vont de la familiarité, dans des expressions comme « elle a pris ses cliques et ses claques » ou « [elle] saute aux yeux de sa bourgeoise », à la franche vulgarité insultante, par exemple « ma sacrée gouine », terme d’origine incertaine qui désigne alors une femme aux moeurs corrompues. Très populaire aussi le recours aux images, telles la comparaison à un « échalas », perche à laquelle on attache un cep de vigne, pour qualifier une personne grande et maigre, les « coups de sabot dans les quilles », c’est-à-dire dans les jambes, ou les « giroflées à cinq fleurs » qui illustre plaisamment, par la comparaison florale, les marques laissées par les cinq doigts de la main sur une joue. La syntaxe aussi restitue l’accent des rues populaires, avec son rythme hâché et sa structure destinée à mettre en relief l’intonation, comme dans le discours rapporté de Virginie qui ferme le texte.
Mais, même dans les passages narratifs, on observe une contamination, comme si, inconsciemment, le narrateur subissait l’influence de ses personnages, dont il s’applique aussi à reprendre les moindres gestes, celui de « s’essuy[er] la figure avec sa manche », par exemple. Certes, la syntaxe y est grammaticalement correcte, mais le lexique reste très familier, par exemple pour commenter la vie de Clémence, des lignes 14 à 16, pour reproduire, en focalisation omnisciente, les sentiments de Gervaise : « ça l’ennuyait, à cause de la fessée du lavoir, quand on causait devant elle et Virginie de coups de sabot dans les quilles et de giroflées à cinq feuilles ». C’est d’ailleurs sur l’adjectif vulgaire « d’un air gueulard » que se termine le texte.
=== Ainsi Zola poursuit le travail commencé par Hugo dans les Misérables pour donner vie au peuple. Avec lui – et au grand scandale de bien des lecteurs – c’est l’oralité qui entre dans le roman.
CONCLUSION
Ce texte vient prouver l’importance du naturalisme dans l’évolution du roman. Non seulement il y introduit des personnages et nous fait découvrir des lieux jusqu’alors absents, autant d’images du prolétariat et de sa misère, mais il en évoque, avec la plus grande vraisemblance, les moeurs et les comportements. Il adopte aussi, dans le cas de Zola, après une longue observation et des recherches détaillées, le langage des milieux décrits afin d’amener le lecteur à entrer dans cette atmosphère qui lui est, le plus souvent, inconnue. Mais c’est aussi cet effet de vérité qui vaudra à Zola ses plus violents détracteurs, lui reprochant de se complaire dans la peinture de faits orduriers.
En même temps, il convient de ne pas oublier que le naturalisme veut aussi soutenir une théorie, à laquelle les romans viendront apporter la preuve démonstrative. Ecoutons Zola la présenter dans Le Roman expérimental, en 1880 : « Posséder le mécanisme des phénomènes chez l’homme, montrer les royages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologue nous les expliquera, sous les influences de l’hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l’homme vivant dans le milieu social qu’il a produit lui-même, qu’il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue ». Zola affirme donc que l’homme n’est qu’une des multiples espèces animales ; comme elles, il est régi par son hérédité, ses instincts et ses pulsions, et doit s’adapter à son milieu, pour vaincre dans ce « struggle for life », ce combat pour survivre, formule empruntée à la théorie évolutionniste de Darwin. Ainsi, dans un monde où tout n’est que violence, n’est-il pas tout naturel que les femmes ellles-mêmes se transforment en bêtes fauves pour défendre leurs droits ?
« Discours amoureux »
Le roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau constitue, malgré sa forme romanesque, une application des théories de l’écrivain, notamment de sa croyance en une suprématie absolue des élans sincères du coeur. Rousseau, dans cette oeuvre intitulée initialement Lettres de deux amants, Habitans d’une petite ville au pied des Alpes, la Nouvelle Héloïse, reprend le thème de l’amour impossible en réactualisant l’amour célèbre du moyen-âge entre la belle Héloïse et le moine Abélard : les amants médiévaux furent séparés, et le moine lui-même castré.
Un premier baiser a scellé l’amour entre la noble Julie d’Etanges et son précepteur, Saint-Preux, mais l’écart social qui les sépare les oblige à cacher leurs sentiments, puis Saint-Preux quitte la demeure sur les bords du lac Léman pour Paris et Londres. Leur échenge de lettres exprime alors le dilemme qui les déchire. Mais leur correspondance est découverte, et la mère de Julie meurt d’apprendre cette mésalliance des sentiments. Julie décide alors de céder à la pression de son père qui l’a promise en mariage au noble et vieux M. de Wolmar.
Rousseau, « Julie ou la Nouvelle Héloïse », III, lettre 15
Comment va-t-elle justifier cette décision de rupture à Saint-Preux ?
UN AMOUR ETERNEL
La lettre met en évidence un premier conflit dans lequel l’amour a triomphé.
Dès la naissance de son amour, Julie a, en effet, vécu un cruel dilemme, d’abord lié à l’importance que l’éducation des fillles accorde, au XVIII° siècle, à la religion. Le « Ciel » est, d’ailleurs, mentionné à deux reprises. Celle-ci n’enseigne-t-elle pas que la passion est, par définition, coupable en dehors des liens sacrés du mariage ? Les termes « vertu » et « devoir », dont nous notons la récurrence au fil du texte, sont donc des règles absolues. A cela s’ajoute l’appel à la « conscience » qui, guidée par la « raison », doit être écoutée en toute circonstance car elle ne peut que conduire au progrès moral. Or, nous constatons à quel point cet enseignement a pesé sur Julie, à travers les luttes intérieures qu’elle évoque pour combattre cette passion coupable : « J’ai fait usage de toutes mes forces, ma conscience m’en rend le consolant témoignage ».
Mais ces exigences sont ici rejetées, ce que traduit le lexique péjoratif dont elle qualifie ces valeurs : « Je suis lasse de servir aux dépens de la justice une chimérique vertu », « les barbares vertus », « une raison qui m’égara tant de fois ». Cette lutte contre les élans de son coeur lui apparaît donc, aujourd’hui, inutile : « C’est en vain qu’une voix mensongère murmure au fond de mon âme; elle ne m’abusera plus. Que sont les vains devoirs qu’elle m’expose ». Elle la renie même : « mon seul regret est d’avoir combattu des sentiments si chers… »
Ainsi l’amour est présenté comme l’acteur d’une véritable guerre, dans lequel cependant il triomphe, comme le montre la métaphore militaire qui ouvre le passage : « Ami, tu as vaincu. Je ne suis point à l’apreuve de tant d’amour ; ma résistance est épuisée ». Pourtant, nous pouvons penser que, malgré son affirmation, « Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien », une forme de culpabilité subsiste chez Julie, puisqu’elle éprouve le besoin d’argumenter pour se justifier de céder face à la toute-puissance de l’amour.
Son premier argument est, précisément, de retourner contre la religion les arguments que celle-ci prône : si c’est « le Ciel », un dieu tout-puissant, qui règle, de sa sage Providence, les destinées humaines, c’est donc lui qui lui a donné Saint-Preux à aimer : pourquoi exigerait-il alors qu’elle rejette cet amour : « Quels sont les vains devoirs qu’elle m’oppose contre ceux d’aimer à jamais ce que le Ciel m’a fait aimer ? » De plus, si c’est dieu qui est créateur de l’être humain, c’est bien lui qui lui a donné ce désir d’aimer, et qui l’a rendue faible face à lui : « Que le Ciel ne me demande pas compte de plus qu’il ne m’a donné ». Mais un dieu de bonté peut-il avoir créé une créature mauvaise ? Sa faiblesse n’est-elle pas inhérente à sa nature, la volonté même de ce dieu, au nom duquel elle ne peut donc être condamnée ? C’est ce qu’affirme sa protestation violente, renforcée par le pléonasme : « Mais pourtant je ne suis point un monstre ; je suis faible et non dénaturée ».
=== Nous observons chez Rousseau une forme de « Providentialisme », c’est-à-dire l’idée que dieu organise tout pour le mieux en donnant à ses créatures leur destin. Toute lutte ne peut donc qu’être illusoire contre ce qui relève de la « Nature », qui se confond ici avec la création divine. Cela nous conduit à rappeler la théorie fondamentale de Rousseau : par « nature » l’homme est bon, c’est la société qui le corrompt. D’où l’interpellation de la « Nature » (« Nature, ô douce nature ») en des termes quasi juridiques : « reprends tous tes droits ». Elle recourt même au verbe « j’abjure », employé pour exprimer le renoncement à une religion, considérée comme « fausse » (le protestantisme, le judaïsme…) et sous-entendre le retour à la vérité, celle des « sentiments [...] si légitimes ».
Son second argument repose sur la notion de « justice », dans un sens qui mêle la morale et l’économie, car Saint-Preux n’a-t-il pas gagné la réciprocité de l’amour si ardent dont lui-même fait preuve ? Il a mérité, en effet, par sa constance et ses souffrances, l’amour de Julie : « ce triste coeur que tu achetas tant de fois et qui coûta si cher au tien », « tu l’as trop bien mérité pour le perdre, et je suis lasse de servir, aux dépens de la justice, une chimérique vertu ». Ainsi Julie remplace une forme de devoir, celui dû à la morale sociale ou religieuse, par une autre, intériorisée et intime, le devoir de répondre aux sentiments par des sentiments de force égale : « ton inviolable fidélité n’est-elle pas un nouveau lien pour la mienne? « . La gradation ternaire, qui rappelle les formules latines, sonne comme un serment face à un tribunal, mais qui n’est ici que celui de son coeur : » il le faut, je le veux, je le dois ».
Cela conduit tout naturellement l’héroïne à une promesse d’amour éternel, que signalent les choix temporels au début de l’extrait, avec le passé d’abord (« il fut à toi du premier moment où mes yeux te virent »), puis le présent de l’énonciation (il « t’appartient sans réserve »), tandis que le deuxième paragraphe introduit le futur : « il te restera jusqu’à mon dernier soupir ». Tout ce passage est donc fondé sur ce qui constitue une autre vérité, aux yeux de Rousseau, l’exigence d’une fidélité à soi-même. Ce serait donc l’amour qui donnerait ici à l’être humaine sa vérité, et il doit donc constituer son identité permanente. On ne renie pas ce que l’on a été, affirme-t-il en quelque sorte ! C’est aussi ce qui permet à l’être humain échapper au temps destructeur… et prouver cette permanence du coeur est d’ailleurs un des buts de Rousseau dans ses écrits autobiographiques. Ici, tout un réseau lexical insiste sur cette éternité : « Ta Julie sera toujours tienne, elle t’aimera toujours », promesse soulignée par le chiasme entre les verbes et l’adverbe « toujours », « aimer à jamais ». Nous observons également le rôle des interrogations oratoires négatives pour renforcer ce lien construit dans le passé pour un futur infini : « le plus sacré de tous [les devoirs] n’est-il pas envers toi ? », « N’est-ce pas à toi seul que j’ai tout promis ? », « Le premier voeu de mon coeur ne fut-il pas de ne t’oublier jamais ? » La réponse a toutes ces questions ne peut, bien évidemment, qu’assurer le triomphe de l’amour.
=== Le choix du roman épistolaire révèle ici tout son intérêt. La lettre permet une expression plus directe des sentiments ; plus libre dans son organisation, elle restitue mieux les mouvements du coeur, et le lyrisme, qui peut s’y donner libre cours, gagne en sincérité.
UN AMOUR IMPOSSIBLE
Cependant cet élan d’amour n’est pas le seul message de cette lettre : le connecteur « mais » (l. 21) marque une coupe forte, puisque Julie va alors annoncer son prochain mariage.
Si Julie a, en effet, triomphé de l’obstacle posé par la religion, puisque Rousseau affirme la pureté de l’homme dans l’état de Nature, elle ne peut triompher de l’autre obstacle, irrémédiable. Dès le moment où l’homme est sorti de l’état de Nature, il est entré dans celui de Culture. Il a alors fondé des sociétés, avec leurs lois et leurs injustices, dont la première, fondamentale, est l’inégalité entre les hommes. Ici, elle apparaît sous deux formes.
Il y a, en premier lieu, la puissance paternelle sur les filles, encore totale au XVIII° siècle. « Les droits du sang » représentent donc, pour elle, une « autorité sacrée », adjectif qui en égale la puissance à celle de la religion : « Qu’un père [...] dispose de ma main », déclare-t-elle donc, dans une soumission complète. A cela s’ajoute le poids de la hiérarchie sociale et des valeurs qui la fondent. Même si le lexique auquel elle a recours est péjoratif, « un père esclave de sa parole et jaloux d’un vain titre », cela n’empêche pas qu’elle se soumette aussi aux préjugés nobiliaires, cédant à la volonté du baron d’Etanges de la marier à M. de Wolmar.
Cependant elle reste une héroïne rousseauiste. Elle ne cède pas à une puissance extérieure à elle, mais va, au contraire, intérioriser ces règles sociales en argumentant pour cautionner leur acceptation par ses propres sentiments. Ainsi se met en place un second dilemme, encore plus cruel que le premier. D’un côté, il y a l’amour de Saint-Preux, que toute la première partie de la lettre a réaffirmé.
De l’autre est posé l’amour filial, d’autant plus précieux qu’elle se sent coupable de la mort de sa mère : « craindre d’affliger l’autre », « celle dont il attend désormais sa consolation ne contristera point son âme accablée d’ennuis ». Les négations en tête des phrases marquent les mouvements de ce dilemme, ses hésitations. D’abord c’est l’amour filial qui l’emporte, à travers l’antithèse, « je n’aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie », puis la balance penche à nouveau du côté de son amour pour Saint-Preux, qu’elle refuse de renier : « Non, non, je connais mon crime et ne puis le haïr ». Il ne lui reste plus alors qu’à tenter l’ultime conciliation : « Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que j’aime ». Mais comment réaliser une telle gageure ? Elle va en fait se dédoubler, en une part soumise à la volonté sociale, l’autre ne cédant qu’à ses propres lois. Elle crée ainsi, en une phrase parfaitement symétrique, deux « Julie », la première qui épousera M. de Wolmar pour complaire à son père et rester à ses côtés, la seconde qui suivra l’élan de son coeur en continuant à n’aimer que Saint-Preux : « Qu’un père [...] dispose de ma main qu’il a promise ; que l’amour seul dispose de mon coeur ».
Mais cette conciliation n’en représente pas moins un double sacrifice, exigé de Saint-Preux mais aussi qu’elle s’impose à elle-même.
La seconde partie de la lettre commence, en effet, avec des impératifs adressés à Saint-Preux, avec un verbe en anaphore : « Respecte ces tendres penchants », « Souffres-en le cher et doux partage », « Souffre que les droits du sang et de l’amitié ne soient pas éteints par ceux de l’amour ». Or, ce verbe récurrent prend bien sûr le sens de « supporter », « accepter », mais suggère aussi la souffrance de Saint-Preux, car la force de son amour ne réclame-t-elle pas l’exclusivité ? Aucune résistance ne lui est pourtant permise, car, aussitôt après, ces impératifs deviennent des interdictions : « Ne pense point que pour te suivre j’abandonne jamais la maison paternelle », « N’espère point que je me refuse aux liens que m’impose une autorité sacrée ». Tout projet de vie avec Julie lui étant défendu, que reste-t-il à Saint-Preux ? Ce ne peut être qu’un amour sublimé, « platonique », amour des âmes et non des corps…
Mais, en affirmant cette conciliation entre une triple fidélité (« Formez tous trois ma seule existence »), celle de l’épouse respectueuse des voeux de son père, celle de l’amie de sa cousine Claire, et celle de l’amante, Julie met en balance son propre bonheur et celui de ceux qu’elle aime : « que tout ce ui m’est cher soit heureux et content ». Mais la fin de l’extrait n’évoque guère le bonheur, envahi au contraire par le champ lexical de la douleur : « que je sois vile et malheureuse », commence-t-elle, en assimilant par l’adjectif « vile » le mariage à une forme d’esclavage, « que mes pleurs ne cessent de couleur dans le sein d’une tendre amie », continue-t-elle, pour conclure : « que votre bonheur me fasse oublier ma misère et mon désespoir ». Pouvons-nous, dans ces conditions, sérieusement penser que ceux qui l’aiment, elle, pourront trouver leur « bonheur » face à la douleur d’un tel sacrifice ?
=== C’est le registre pathétique qui domine en cette fin de lettre, qui nous fait mesurer toutes les souffrances qu’inflige une passion impossible.
CONCLUSION
Le mariage de Julie lui donne deux enfants, mais, par honnêteté morale, elle avoue à son époux son amour fidèle pour Saint-Preux. M. de Wolmar l’invite alors à partager leur existence à Clarens, sur les bords du lac Léman, et cette « épreuve » conduit, dans la cinquième partie du roman, à une sublimation de l’amour s’associant à la vertu. La dernière épreuve se déroule en l’absence de Saint-Preux : Julie trouve la mort pour avoir tenté de sauver son fils, tombé dans le lac. Elle écrit une dernière lettre à Saint-Preux, qui résume la forme d’amour éternel qu’ a voulu illustrer Rousseau dans son roman : « La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente, trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois ».
Ce passage reflète à la fois des réalités sociales du milieu du XVIII ° siècle, notamment les contraintes imposées aux filles, mais aussi un basculement dans les courants d’idées : le rationnalisme, qui a tellement marqué ce « siècle des Lumières », héritage de la philosophie de Descartes, se voit combattu par le sensualisme, né avec l’anglais Locke et le français Condillac, qui entraîne le développement de ce que l’on va alors nommer « l’âme sensible ». En cette fin de siècle où un autre roman épistolaire, Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos, reproduira, lui, un autre courant, celui du libertinage, Rousseau est un parfait représentant du primat accordé à la vérité des coeurs, qui annonce le romantisme du XIX° siècle. Le succès du roman vient de cette parfaite correspondance avec son temps, tandis que l’échange épistolaire renforce la vraisemblance de la « confession » des coeurs.