Eloge du « catholicon »
Le contexte historique permet d’expliquer la nature de La satire Ménippée, ouvrage sous-titré « De la vertu du catholicon d’Espagne », et publié en 1594.
La Sainte Ligue est une union des catholiques, constituée en 1576, pour lutter contre l’influence croissante des Réformés. Elle a soutenu le duc de Lorraine qui, profitant des guerres de religion, a tenté de s’emparer du trône. Ainsi Henri de Guise, chef des LIgueurs, provoque à Paris, en mai 1588, la « journée des barricades » contre le roi Henri III. Celui-ci le fait assassiner, et s’entend avec Henri de Navarre, le futur Henri IV, héritier de la couronne. Les Ligueurs sont battus à Senlis (1589), mais Henri III est à son tour assassiné par le moine Jacques Clément. Henri de Navarre, prince protestant, doit conquérir son trône, tandis que le duc de Mayenne, frère du duc de Guise, est nommé lieutenant général du royaume.
En ces temps troublés, pendant qu’Henri IV monte du Béarn sur Paris, la capitale est livrée aux « Seize », des ligueurs acharnés, qui font régner la terreur. Le duc de Mayenne convoque en 1593 les États généraux, qui doivent nommer un roi, mais ils se montrent incapables de rien décider. Henri IV, pour apaiser la situation, se convertit au catholicisme, ce qui lui permet d’accéder au trône.
L’ouvrage a été rédigé par un groupe de bourgeois de Paris, catholiques et soutenant la royauté légitime, heureux de saluer dans l’échec de la Ligue la victoire de la raison et de la patrie sur le fanatisme: les chanoines Gillot, chez qui se tinrent les réunions des auteurs, et Pierre Le Roy. C’est ce dernier qui est l’auteur de « La vertu du catholicon », et l’inspirateur du plan général de l’oeuvre. S’ajoutent à eux le poète humaniste Passerat, un érudit, Florent Chrestien, enfin des hommes de loi, Gilles Durant, Rapin et Pierre Pithou, qui a revu l’ensemble.
Le titre est emprunté à l’auteur latin Varron : il avait nommé « Ménippées » des textes mêlant la prose et les vers dans un mélange critique visant tous les sujets de sa société. Ménippe, philosophe du III° s. av. J.-C., disciple de Diogène le cynique, même s’il n’avait composé ni vers ni satires, était célèbre, en effet, par son humeur moqueuse et par son langage, franc et brutal. Deux siècles après Varron, l’auteur grec Lucien avait lui aussi présenté Ménippe comme type du railleur.
Quelques mois avant l’entrée du roi dans Paris, en 1593, est imprimé à Tours un court essai, intitulé la Vertu du Catholicon d’Espagne ; en 1594, après la soumission de Paris, est ajouté à cette brochure un Abrégé des Estats de la Ligue, et le tout reçut le nom de Satire Ménippée. Le passage [ La satire Ménippée ] se présente comme un éloge ironique d’une sorte de remède miraculeux, le « Catholicon ». Mais que symbolise-t-il ?
UNE PARODIE DE BONIMENT
On appelle bonimenteur celui qui argumente habilement pour vendre sa marchandise. On les trouve donc sur les champs de foire ou les marchés, soit pour annoncer un spectacle, soit pour vendre toutes sortes de remèdes. Leur discours, ou boniment, a donc un double objectif : attirer le client en retenant son attention, et lui promettre, quand il s’agit de remèdes, une prompte guérison de toutes les maladies possibles.
Ce passage est construit en deux temps.
Les paragraphes II à IV inclus présentent des exemples de l’action efficace du « catholicon ». Ce sont tous des cas illustres, un « Roi », une armée, ce qui permet un raisonnement a fortiori : si le « catholicon » réussit pour des cas si importants, si difficile à régler, il ne pourra que réussir au niveau des individus, leur apporter chance et réussite.
Les paragraphes V à IX interpellent, eux, directement le « client ». L’énumération des verbes à l’impératif, aux lignes 19-20 et 28-29, représente toutes les vertus du « catholicon », les merveilleuses possibilités qu’il offre aux « clients » . Une interrogation rhétorique, à la ligne 22, « Voulez-vous être un honorable rieur et neutre ? », feint d’entrer dans la conscience de ce client potentiel, pour se mettre à sa place et imaginer ce qu’il peut souhaiter.
On est intrigué, dès la lecture du titre, par le nom du produit vanté : « Higuiero ». Ce mot n’existe pas en espagnol. Peut-être vient-il d’une dérivation du terme « higo », signifiant « la figue » (« higuera » désigne « le figuier »), auquel s’ajoute le suffixe « - ero » qui marque l’agent ? Ou bien il serait créé par contamination entre « higiene », « l’hygiène », et « hierro », pour un objet fait de fer… Le terme désigne, en tout cas, un étrange produit, fabriqué tel un remède : « affiner cette drogue ». Son rôle de remède est également marqué dans le paragraphe VII par le parallélisme établi avec le « feu saint Anthoine » (cf. Note).
Ce remède existe d’ailleurs sous toutes les formes permises par la pharmacopée. La formule « cacheté de catholicon » le montre tel une pâte, un onguent. Le fait de l’utiliser « au bas de la lettre » pour la signature en fait un liquide, un sirop. Puis il devient une poudre, dont il faut peser la quantité : « une demi-drachme ». Il se transforme ensuite en une sorte de pilule : « « un grain de higuiero » (l. 17-18), « un grain de Catholicon en la bouche » (l. 29). On peut même en faire une substance qu’on ajoute à de la peinture : « Faites peindre […] des croix de Higuiero ». Enfin, le produit fonctionne aussi à la façon d’un talisman, pour protéger dans toutes les situations : « pourvu que vous colliez votre épée dedans le fourreau avec du Catholicon », comme pour purifier l’usage de cette épée. C’est même un laisser-passer qui ouvre toutes les routes des lignes 25 à 27.
Enfin, pour séduire le futur acheteur, il faut insister sur l’efficacité totale du remède, qui exerce un effet quasi magique. Pour cela, le discours utilise trois procédés. La certitude de la réussite est marquée par l’emploi du futur, dans chaque paragraphe, toujours placé à la fin. La rapidité du succès est soulignée plusieurs fois, d’abord par la ponctuation : l’auteur choisit la parataxe, avec les deux points qui introduisent la conséquence. De plus, l’immédiateté du résultat est traduite par des formules telles « vous voilà » (l. 23) ou « il ne vous faut point de plus valable » (l. 25-26).
Ainsi , ce remède permet d’éliminer tous les obstacles, toutes les résistances. Le texte met cette idée en valeur par des jeux d’antithèses. On note, par exemple, dans « qu’il n’avait pu vaincre par armes en vingt ans », le contraste entre cette durée et l’immédiateté du résultat, ou l’opposition lexicale entre les hyperboles multipliées dans le paragraphe IV (« grande et puissante armée […] braves et généreux guerriers ») et le résultat : « engourdira tous les bras ». ), De même la restriction « bien qu’on vous connaisse pour tel », montre à quel point le fait de ne pas être arrêté comme pour « espion » est miraculeux.
Ce discours imite bien le boniment d’un charlatan, mais ici parodique, car tous les résultats indiqués, au lieu d’être liés à la santé, sont associés à l’immoralité (« espion », « perfide et déloyal », « trahissez »…) ou au crime avec la récurrence du mot « assassiner ». D’où le second terme dans le nom du remède, « dell’ infierno » : il vient bien de l’enfer. Il y a donc une inversion des valeurs, base même du décalage comique.
UN VIOLENT PAMPHLET
Cet ajout de « dell’ infierno », en soulignant l’immoralité de l’action du « catholicon », nous guide vers les deux dénonciations, faites sur un ton polémique.
La première dénonciation est politique, avec une cible nettement visée, le Roi d’Espagne, Philippe II, qui a succédé à Charles Quint en 1580. Le texte critique son ingérence dans les affaires de l’Europe, par désir d’hégémonie : on note l’opposition entre « casanier », avec la mention du palais de l’« Escurial » où il réside, et les pays cités : les « Flandres », la « France ».
Un double reproche lui est adressé, pour dénoncer cette ingérence. Une rumeur persistante voulait que le Roi d’Espagne entretienne, à son service, un réseau de Jésuites, lui servant d’espions, d’où la mention du père Ignace (de Loyola), fondateur de la Compagnie de Jésus, mention abusive puisqu’il est mort en 1556, bien avant l’assassinat évoqué, celui de Guillaume de Nassau, prince d’Orange en 1584, effectivement commis par un agent du roi d’Espagne.
En revanche, les deux noms cités aux lignes 5 et 6, ont joué un rôle important aux côtés de la Ligue. Bernardino de Mendoza, après avoir espionné en Angleterre, dont il fut expulsé en 1584, reprend cette activité en France de 1584 à 1591, en apportant un soutien financier au duc de Guise et au parti de la Ligue. Son action a été déterminante dans la journée dite « des barricades ». Le jésuite Commolet, en 1593, appelle, lui, dans tous ses sermon, à l’assassinat d’Henri III. Après cet assassinat, il déclare en chaire que l’assassin Jacques Clément est placé dans le ciel au rang des bienheureux. Les jésuites sont donc montrés comme des intermédiaires dangereux : « il lui trouvera homme », « ils lui fourniront d’un religieux apostat ». Ils disposent, en effet, d’argent pour recruter et placer des hommes dans les plus hautes sphères de l’État, comme le montre l’énumération des lignes 16 à 9. D’ailleurs l’expression « Soyez pensionnaire d’Espagne » invite à recevoir une rémunération du Roi d’Espagne.
Le texte rappelle aussi à quel point l’Europe est troublée, depuis des années, par les guerres de succession. Philippe II espère, en effet, obtenir le trône de France pour sa fille, l’infante Isabelle d’Espagne, puisque lui-même a épousé Elisabeth de Valois, fille d’Henri II, cela pour éviter l’avènement d’un roi huguenot, Henri de Navarre. Ainsi il envoie ses propres soldats soutenir les Ligueurs, ce que rappellent les lignes 4 et 5, qui présentent l’ambition territoriale comme une sorte de caprice royal : « Si ce Roi se propose…» Le « catholicon » symbolise donc ce soutien du roi « catholique » dans le discours qui critique ces combats. On y note l’opposition entrele jugement mélioratif de l’auteur, « ces braves et généreux guerriers » qui se battent « pour la défense de la Couronne et Patrie », avec les majuscules valorisantes, et les termes péjoratifs qui les qualifient du point de vue espagnol, que l’auteur feint de reprendre : « piteux et horribles Français »
A cette première critique s’ajoute une dénonciation religieuse et morale, car le discours reflète aussi le conflit religieux qui déchire la France, depuis de multiples années. Le passage fait clairement apparaître les deux camps en présence.
D’un côté, il y a le catholicisme de la Contre-Réforme, représenté par la Sainte-Ligue, et soutenu par les Jésuites et autres « Cardinaux, Légats et Primats ». Or, le discours souligne la grandeur des crimes commis par la comparaison à «Judas », mentionné à deux reprises, et par l’hyperbole péjorative : « ce prodigieux et horrible forfait ».
Les Jésuites sont d’autant plus dangereux que leur appartenance à l’Église excuse par avance les fautes qu’ils poussent à commettre. D’où l’imitation du discours des jésuites, avec la parenthèse en latin (« salva consciencia ) et l’amplification des lignes 9 à 11 (« sans craindre Dieu ni les hommes »), à nouveau avec une reprise des termes mêmes des jésuites, « coup du Ciel », qui appliquent hypocritement à la Providence l’assassinat d’Henri III.
De l’autre côté, nous avons les partisans de la Réforme : « Huguenots ou fauteurs d’Hérétique », « infidèles et Huguenots ». Le discours reproduit les termes péjoratifs employés contre eux. Mais, en même temps, le texte, aux lignes 18, 21, 24 et 31, montre l’inversion des valeurs, puisque ce sont les plus honnêtes des citoyens qui sont ainsi qualifiés.
Ainsi le texte montre un pays qui fonctionne à l’envers, profondément gangrené par les interventions étrangères. Cette inversion est tellement flagrante qu’elle ne peut que choquer les lecteurs
CONCLUSION
Ce passage présente un éloge paradoxal. L’ironie qui parcourt le texte détruit, en effet, tous les arguments du discours des partisans de la Ligue qui avaient convoqué ces États généraux. Il se trouve renversé, ridiculisé, une sorte de carnaval bouffon d’idées. Mais, au-delà, un désir profond se manifeste : celui de la paix retrouvé avec l’avènement d’Henri IV. Mais la vie de celui-ci ne cessa pas d’être menacée, avec, par exemple, en décembre 1594, la tentative de Jean Châtel, dont lui-même a reconnu qu’il avait été influencé par les Jésuites au service de Philippe II, jusqu’à son assassinat en 1610 par Ravaillac.
Il est original aussi par le mélange de réalisme et de fantaisie. Le texte s’appuie, en effet, sur des faits historiques que tous les lecteurs de cet temps connaissaient parfaitement. Mais le ton adopté, celui de la parodie à travers ce boniment du premier des deux charlatans, l’Espagnol, relève, lui, de la pure fantaisie.
L’orgueil de l’homme
Montaigne est un parfait représentant des humanistes du XVI° siècle, d’abord par l’instruction qu’il a reçue. Son père, lui-même humaniste, lui fait apprendre le latin et le grec, puis il va au collège de Guyenne à Bordeaux, très réputé, enfin lui-même ne cessera de parcourir les grands auteurs de l’antiquité, tels Sénèque ou Plutarque. En témoigne sa « librairie », bibliothèque aménagée dans une tour du château hérité à la mort de son père en 1568.S’y ajoute l’influence de son ami, Étienne de la Boétie, lui-même humaniste et stoïcien, rencontré en 1557, et dont la mort, en 1563, lui cause un vif chagrin. Pour en savoir plus sur Montaigne, un site : http://www.alalettre.com/montaigne-bio.ph
Le titre de son oeuvre, Essais, est défini par Montaigne lui-même : « un registre des essais de ma vie », c’est-à-dire des expériences vécues. L’ouvrage, avec de multiples « ajoutailles » et des remaniements, qui ont donné lieu à plusieurs éditions, montrent d’ailleurs l’évolution de sa pensée.Le livre II comporte un long passage intitulé « Apologie de Raymond de Sebond », où Montaigne développe les concepts de la philosophie sceptique. Le Livre III, même s’il exprime une sagesse plus personnelle, reste marqué par ce scepticisme : renoncement à la connaissance absolue, refus d’affirmer des certitudes. Montaigne y vise un double objectif, comme dans ce passage [
Michel de MONTAIGNE] : d’une part, éduquer l’esprit à la prudence, c’est-à-dire à une forme de réflexion nécessaire avant de porter un jugement, d’autre part, dompter l’orgueil de l’homme, en lui montrant à quel point il est sujet à l’illusion. Nous nous intéresserons, plus précisément, aux cibles et aux procédés de la satire de Montaigne ?
LA VANITE DE LA GRANDEUR
Ce passage développe une argumentation critique qui fait appel à la fois à l’observation du lecteur (« il ne faut que voir », l. 1) du lecteur, c’est-à-dire à sa propre expérience et à son bon sens, et à des exemples empruntés aux auteurs antiques.
Montaigne, dans le passage précédent, vient de montrer que ce n’est pas le mérite qui accorde la grandeur, mais la « fortune », c’est-à-dire le hasard, la chance. C’est cette idée que le texte développe.
La notion de « fortune » (la « roue de fortune ») est apparue au XII° siècle, avec la fin du monde féodal, stable et strictement hiérarchisé, remplacé par une économie marchande, où l’argent joue un plus grand rôle, permettant toutes les ascensions sociales, mais aussi des chutes spectaculaires. L’image s’est ensuite développée au fur et à mesure que se réalisaient les nouvelles découvertes, qui ôtent à l’univers son image invariable, puis les multiples conflits, notamment religieux. C’est cette conception d’un monde instable, où le destin peut tout changer d’un instant à l’autre, qui fonde le raisonnement de Montaigne au début du premier paragraphe, avec l’inversion de l’exemple qu’il met en place, celui d’« un homme élevé en dignité ». Déjà le participe passé, « élevé », suggère une passivité, comme si cette élévation ne venait pas de lui. Cela est confirmé par l’indice temporel qui marque l’antithèse, « trois jours auparavant, homme de peu », qui donne l’impression que l’élévation est le fruit du hasard. Ensuite, Montaigne inverse la situation par hypothèse : « Que la chance tourne aussi, qu’il retombe et se mêle à la foule ». Ainsi la grandeur semble bien fragile, et très éphémère, à l’image de cette fin de siècle troublée, comme le signale la conclusion de Montaigne : « C’est une chose que j’ai vue souvent de mon temps ». On comprend alors la comparaison aux pions d’un jeu : « à la mode des jetons ».
La logique voudrait que la cause de la grandeur soit le mérite, et que ce soit ce mérite qui entraîne le respect. Or Montaigne va montrer l’inverse par son hypothèse antithétique : la grandeur se suffit à elle-même, c’est le rang accordé qui devient la cause et accorde le mérite. Dans un premier temps, l’élévation est présentée, c’est l’hypothèse positive. Elle est mise en valeur par l’antithèse entre « homme de peu » et le redoublement lexical, « une image de grandeur, de suffisance », pour traduire sa fierté, sa prétention. Cela se trouve renforcé par un parallélisme, toujours avec un redoublement lexical, entre « croissant de train et de crédit », qui évoquent la suite de personnes qui l’accompagnent et l’influence qu’il exerce, et « il a crû en mérite ».
Puis l’hypothèse devient négative. Par le recours au discours rapporté direct, Montaigne démythifie plaisamment cette grandeur en mettant en évidence l’étonnement public (« l’admiration ») par les trois questions du peuple, aux lignes 6 et 7, en gradation rythmique. Elles conduisent à un jugement ironique, par antiphrase : « nous étions vraiment en de bonnes mains ».
Montaigne renforce son analyse par l’anecdote empruntée à l’auteur latin, Diogène Laërce , qui rapporte les propos du philosophe Antisthène. Cette anecdote est plaisante, par l’animalisation des puissants en « ânes », animal connu pour sa bêtise. Cette anecdote reprend l’inversion de la cause et de la conséquence avec l’antithèse entre le redoublement de l’hyperbole, « les plus ignorants et incapables hommes » (l. 19) et « très dignes . L’organisation syntaxique pose la conséquence comme immédiate, « en devenir incontinent très dignes », tandis que la cause est donnée ensuite : « parce que vous les y employez ».
On constate donc dans ce texte à la fois la critique des puissants, montrés comme peu aptes à gérer les affaires qui leur sont confiées, et de ceux qui leur permettent d’accéder au pouvoir, montrés, eux, comme naïfs et dépourvus de jugement.
L’IDOLÂTRIE DES PUISSANTS
La critique se déplace, en effet, contre ceux qui se laissent tromper par cette grandeur sans mérite.
L’excès d’adoration, la vénération de cette grandeur illusoire se fait presqu’à l’insu des gens : « il coule insensiblement en nos opinions une image de grandeur, de suffisance ». Le monde finit ainsi par ressembler à une sorte de théâtre, où se joue une comédie qui abuse le public : « Voire et le masque des grandeurs, qu’on représente aux comédies, nous touche aucunement et nous pipe ». Montaigne s’implique directement dans cette critique, lui qui a fréquenté les puissants, comme le montrent le pronom « je », et le redoublement lexical qui élève les rois à une dignité divine : « Ce que j’adore moi-même aux Rois, c’est la foule de leurs adorateurs. » N’oublions pas que le XVI° siècle est l’époque où s’affirme peu à peu la monarchie absolue, dite « de droit divin », qui cherche à étaler son luxe et met en place une stricte étiquette.
Par prudence, le dernier paragraphe, qui pousse à l’extrême cette idée, est déplacé dans l’espace, puisqu’il s’agit du peuple « de Mexico » avec son « Roi ». L’on y retrouve le champ lexical du divin : « « canonisent le Roi », « adorent », « déifié ». Montaigne procède alors par énumération. Une première, à la ligne 26, rappelle les valeurs qui devaient être, par tradition, celles du roi de France ; la seconde, des lignes 27 à 29, en revanche, traduit l’excès, puisque cela place le roi au-dessus des éléments naturels, célestes (« le soleil », « les nuées ») comme terrestres : « le cours des rivières », « la terre ».
Cela conduit à démythifier les honneurs rendus aux puissants, notamment aux rois. Montaigne n’en conclut pas pour autant au rejet de tout signe de respect. Il demande seulement plus de sagesse, une juste mesure, exprimée par un chiasme syntaxique entre « Toute inclination et soumission leur est due, sauf celle de l’entendement » et « Ma raison n’est pas formée à se courber et fléchir ». Il s’agit donc, pour Montaigne, de distinguer ce qui relève d’une simple convention, d’une gestuelle (« mes genoux »), de ce qui implique un jugement de valeur, une estime accordée au mérite.
Ce désir de distinguer l’apparence de la vérité est soutenu par l’exemple de Melanthius, emprunté à Plutarque. Lui aussi distinguait, dans sa réponse le sens de la tragédie, le fond, ici « point entendu », c’est-à-dire pas compris, et l’apparence, la forme, le style, décrit par des termes péjoratifs : « offusqué de gravité, de grandeur, de majesté ». :
Montaigne invite donc son lecteur à ne pas se laisse duper par les apparences, qui ne sont qu’un « masque », comme au théâtre.
CONCLUSION
Ce texte propose une satire très liée au contexte, en un siècle de troubles politiques et religieux, où le pouvoir royal essaie de fixer sa puissance. Derrière l’ironie de Montaigne et les anecdotes plaisantes qu’il utilise pour soutenir sa propre opinion, on sent le désir de préserver sa propre liberté. N’oublions pas non plus que lui-même a exercé un pouvoir, en tant que Maire de Bordeaux, puis des missions diplomatiques, ce qui lui a donné l’occasion de voir l’envers du décor, les coulisses de ce théâtre qu’est le monde.
Nous observons aussi le pessimisme de Montaigne vieillissant, que reflète d’ailleurs la dernière phrase du chapitre VIII : « Tous jugements en gros sont lâches [= faibles] et imparfaits ». Cette représentation de la faiblesse de l’homme contraste avec l’élan enthousiaste des débuts de l’humanisme : l’homme est dupé par ses sens, et par son mimétisme naturel, sa volonté de faire comme les autres.
Le sermon de la folie, Chap. XL
Ouvrage conçu et rédigé en 1509 en latin à son retour d’Italie, dédiée en 1510 à l’anglais Thomas More (futur auteur de l’Utopie, 1516), imprimé pour la première fois à Paris en 1511, puis enrichi dans plusieurs éditions bâloises jusqu’en 1532, l’Éloge de la folie, rapidement traduit, est l’un des ouvrage les plus célèbres de la Renaissance.
Originaire des Pays-Bas, Erasme a multiplié les voyages en Europe, ce qui l’a conduit à rencontrer les plus illustres humanistes de son temps. Devenu prêtre à 25 ans, il entreprend, outre les traductions des auteurs antiques, une traduction de la Bible, qui lui vaut de solides inimitiés de la part des théologiens qui refusent le recours direct aux textes sacrés. Alors que les idées de Luther progressent en Europe, les deux camps, catholiques traditionalistes et Réformés lui demandent de prendre clairement parti. Mais la principale caractéristique d’Erasme est sa volonté de rester indépendant de tous les pouvoirs, politique comme religieux. [Pour en savoir plus sur l’auteur, un site : http://www.renaissance-france.org/rabelais/pages/erasme.html]
« C’est la Folie qui parle », ainsi débute cet étrange sermon dans lequel la Folie fait son propre éloge, vante sa puissance et les avantages immenses qu’elle offre à l’homme. Elle se présente comme sources de tous les plaisirs. Cependant, le lecteur s’interroge devant ses déclarations [ ÉRASME ] : où se trouve la folie, chez la locutrice, ou chez les hommes auxquels elle s’adresse ? Que dénonce le discours qu’Erasme prête à la Folie ?
IMAGES DE LA FOLIE
Le passage présente une double image, puisqu’elle est à la fois personnifiée, celle qui prononce ce discours, et présentée comme une caractéristique humaine. Dans la phrase d’ouverture, « Je reconnais authentiquement de notre farine », l’adjectif possessif est, en effet, à la fois un pluriel de modestie, de bon ton dans un discours, et une façon de s’associer aux « fous » qu’elle vise.
Le choix de déléguer la parole à la Folie, procédé de prosopopée, permet à l’auteur de s’effacer. Cette distance lui donne une liberté de ton plus grande, et l’exclut des cibles visées. Ainsi le pronom « ils », qui désigne les hommes destinataires s’oppose nettement au « je », accompagné, lui, du verbe de parole au début des 3ème et 4ème paragraphes : « Que dirai-je », « que dis-je ? ». De même les pronoms démonstratifs, « ceux qui… », en anaphore dans le 2ème paragraphe, ou « celui qui » (l. 17), se chargent d’une connotation péjorative. Mais le « je » disparaît du dernier paragraphe, ce qui lève en partie le masque en laissant entendre plus nettement la voix d’Érasme.
Mais la folie caractérise aussi les hommes. Tous les comportements décrits dans le discours relèvent, en effet, de la folie : « les gens qui, par une folle mais douce persuasion ». Ils semblent même dépasser en folie l’allégorie : « Et de pareilles folies, dont j’ai moi-même presque honte… ».
Cette folie prend, chez les hommes, la forme de la superstition, croyance aveugle en l’irrationnel. La Folie, porte-parole d’Érasme, montre leur naïveté, car les hommes croient, tels des enfants, en de « mensongères et monstrueuses histoires de miracles », accusation reprise de façon insistante par « fables énormes ». Rappelons qu’étymologiquement le mot « fable » signifie « mensonge ». Nul homme n’échappe à cette illusion, comme le prouvent les exemples précis sur lesquels la Folie attire l’attention par l’emploi de l’impératif pour introduire l’énumération de statuts sociaux : « Voyez donc ce marchand, ce juge, ce soldat… ». Aucune catégorie sociale n’est exclue, qu’il s’agisse de gens éduqués ou non, et le dernier paragraphe, des lignes 37 à 39, accumule les cas concrets : celui qui souffre de « mal de dents », « les femmes en couches » la victime d’un vol, le marin « naufragé », le berger avec ses « troupeaux ».
C’est le plaisir qui motive cette croyance en l’irrationnel, dès l’énumération des lignes 3 et 4, complétée par le parallélisme qui suit : « Plus le fait est invraisemblable, plus ils s’empressent d’y croire et s’en chatouillent agréablement les oreilles. » Cela confirme l’idée qu’il s’agit d’un simple amusement qui n’atteint pas le cerveau, se contentant de rester à la surface des « oreilles ». Le champ lexical du plaisir parcourt d’ailleurs l’ensemble du texte : ces fables servent à « charmer l’ennui des heures », « celui qui se flatte délicieusement », « quoi de plus heureux ».
Érasme rapproche ce goût pour l’irrationnel des pratiques magiques, montrant ainsi à quel point l’homme reste primitif. Il faut, en effet, respecter une sorte de mode d’emploi, choisir le bon jour, avoir l’objet approprié et la bonne formule : « certains jours, avec certains petits cierges et certaines petites prières », « les paroles prescrites ». L’un « se nourrit de formules magiques », d’autres « récitent quotidiennement sept petits versets […] », avec le chiffre « sept » considéré depuis l’antiquité comme magique, formule reprise par « ces petits versets magiques ».
Pour ridiculiser cette croyance aveugle, l’auteur joue aussi sur les contrastes dans le rythme des phrases. Ainsi, quelques mots rapides suffisent à présenter l’action magique, minimisée par ce procédé, tandis qu’une longue énumération exprime, elle, les attentes : les « formules magiques et oraisons » s’oppose aux deux lignes d’énumération, en gradation, renforcée par l’absence d’article et par des adjectifs mélioratifs, terminées par l’exclamation. On retrouve ce même procédé d’énumération pou l’effet attendu, aux lignes 27 et 28, introduite par l’hyperbole « tant de ».
Tout aussi primitif est le culte rendu à ce que la Folie représente comme des idoles, de façon très irrespectueuse puisqu’elle mélange la mythologie antique et les saints chrétiens : « la rencontre d’une statue ou d’une peinture de ce Polyphème de saint Christophe », « ils ont trouvé en saint Georges un second Hercule ». On note l’exagération cocasse : « ils en sont presque à adorer son cheval très dévotement caparaçonné et adorné ».
Erasme adopte donc un ton délibérément ironique pour désigner les premières cibles de la satire, des défauts humains. Mais, derrière ce masque de légèreté se cache une dénonciation bien plus sérieuse.
LA DÉNONCIATION
Ce texte, au-delà du ton plaisant, remet en réalité en cause les abus de la religion catholique, de son Eglise et de ses fidèles.
Pour Erasme, l’argent joue un rôle trop important au sein de l’Eglise. Rappelons que, dès le Moyen Âge, les besoins de l’Eglise augmentent, notamment pour construire églises et cathédrales, ainsi que pour les croisades. Aux XV° et XVI° siècles, des sommes encore plus importantes sont requises, par exemple pour St Pierre de Rome, pour de nouvelles églises ou pour subvenir aux dépenses du clergé.
Ainsi, dès le 1er paragraphe, la critique est nettement formulée contre l’Église qui profite de la crédulité des fidèles. Elle ferme le paragraphe, conclusion introduite prudemment par le connecteur « D’ailleurs », comme s’il s’agissait d’un ajout de dernière minute, mais insistante avec la gradation de « quelque profit » à « tout au bénéfice » et le renchérissement de « prêtres » et « prédicateurs ».
L’argent parcourt en fait le texte, à travers les pratiques successivement évoquées. Il faut, en effet, de l’argent pour acheter « certains petits cierges ». Les fidèles font aussi des dons pour se concilier l’appui des saints, par exemple pour saint Georges : « de petits présents gagnent ses faveurs ». Enfin, les prières elles-mêmes se vendent, puisqu’il s’agit d’« oraisons inventées par un pieux imposteur, vaniteux ou avide ».
La critique se fait plus violente, le ton plus polémique, à propos des « indulgences ». Certes, ce n’est qu’en 1516 que le Pape Léon X va officialiser cette pratique qui permet d’obtenir la rémission de ses péchés contre une aide aux œuvres de l’Église : ce n’est donc plus le « rachat » biblique symbolique – le Christ mort pour racheter les péchés des hommes – mais un « rachat » au sens propre. Mais la pratique existe déjà lors de la rédaction du texte, qui la mentionne des lignes 25 à 29. Déjà on observe le contraste entre le « peu de monnaie » nécessaire et la somme totale acquise (« sur tant de rapines »), suivie de l’énumération, de tous les péchés commis. Cette dénonciation est renforcée par un autre contraste entre le verbe « purifier » et la métaphore empruntée à la mythologie antique : « le marais de Lerne qu’est leur vie ». Cette allusion au lieu malsain d’un des douze travaux d’Hercule traduit à la fois l’aspect répugnant de leur vie et la difficulté d’une telle purification, avec l’idée que leurs péchés, comme les têtes de l’hydre monstrueuse, se renouvelleront à peine effacés.
Profitant de la peur de la mort, et des craintes entretenues par toutes les images religieuses dépeignant « l’Enfer », l’Église va encore plus loin : elle propose même un « rachat » de péchés pas encore commis, qui permettra d’entrer plus vite au paradis, en raccourcissant le temps à passer au Purgatoire. Les donateurs versaient l’argent à un collecteur, en échange d’un certificat signé comportant le type de péché « remis ». Érasme fait allusion à cette pratique des lignes 17 à 19, interpellant le destinataire par une question rhétorique, rendue insolente par la comparaison des durées indiquées par les « indulgences » à celle mesurée « à la « clepsydre », instrument antique pour mesurer le temps. L’ironie est marquée aussi par le contraste entre le monde de l’au-delà, « la durée du Purgatoire », et le lexique scientifique bien terrestre dans l’énumération en decrescendo, de la plus longue durée à la plus précise : « une table mathématique infaillible de siècles, années, mois, jours et heures ». La réponse à cette question est donnée par avance : pour Érasme, il s’agit bien de « pardons imaginaires », terme repris par le verbe « s’imaginent »à la ligne 26.
Cette dénonciation indignée annonce déjà les critiques qui seront formulées par Luther dès 1517, et qui serviront de base à la religion dite « réformée » dans son désir de dissocier l’Église de l’argent.
Erasme développe longuement un autre reproche : la religion catholique favorise l’hypocrisie. Elle se fonde, en effet, sur la possibilité de pardon des péchés, offerte par la confession, accompagnée, bien sûr, du repentir et de la pénitence. Mais, La Folie souligne le fait que ce repentir n’est qu’apparent, une façade. Ce qui importe aux fidèles est seulement de vivre en toute liberté, comme le montre la restriction introduite par « Encore ne veulent-ils s’y asseoir que le plus tard possible ». En fait, ce qu’ils veulent est profiter des « voluptés de cette vie », terrestre et matérielle, face auxquelles celles du « Ciel » apparaissent bien inférieures : ils se « cramponnent » aux unes, tandis qu’ils « devront se contenter » des autres. De plus, à peine auront-ils été pardonnés qu’ils recommenceront à pécher, idée amplifiée par le lexique hyperbolique : « ils pourront librement recommencer ensuite la série de leurs scélératesses. ». Ainsi le rite de la confession, associé à l’argent, n’est plus qu’un moyen de détourner les commandements bibliques.
On reconnaît enfin, dans ce discours, une attaque de deux des dogmes de l’Église catholique, que contesteront les Protestants. Le premier est celui de l’Immaculée Conception. Quoique fixé officiellement bien plus tard, au XIX° siècle, un culte de la Vierge Marie s’est développé dès le Moyen Age : elle est considérée comme exempte du péché originel et ayant conçu Jésus, fils de Dieu, par la seule action de l’Esprit saint. Ainsi les fidèles s’adressaient à elle pour qu’elle intercède en leur faveur auprès de son fils. Or, le chapitre se ferme sur une critique, à peine voilée par l’adverbe « presque », du culte marial, qui, selon Érasme, usurpe la place du culte à rendre au Christ : « Certains cumulent les pouvoirs, particulièrement la Vierge mère de Dieu, à qui le commun des mortels en attribue presque plus qu’à son fils ».
Puis il vise le culte des saints dont aucun des textes originels de l’Église ne fait état. Ce n’est, en effet, qu’au II° siècle qu’apparaît la mention des premiers martyrs, avec l’idée de leur dédier des prières de remerciements et d’honorer leurs reliques. Mais, peu à peu, leur rôle s’est transformé, et ils sont, eux aussi, devenus des intercesseurs dont les fidèles cherchent à obtenir les faveurs. Ce culte semble donc se substituer aux cultes primitifs aux dieux protecteurs. Ils se sont ainsi comme « spécialisés », ce qui provoque la critique d’Érasme, d’abord formulée ironiquement, avec beaucoup d’irrespect. Ainsi saint Christophe est transformé en « Polyphème » parce que, lors de son supplice, une seule des multiples flèches lancées lui transperça l’œil : rencontrer sa statue était censé protéger de la maladie. Le tortionnaire de sainte Barbe ayant été frappé par la foudre en châtiment, celle-ci est censée protéger toutes les professions en contact avec le feu, donc les soldats. Saint Georges est comparé, lui, à « Hercule », en raison de sa victoire contre le dragon, mais le fait de « jurer par son casque d’airain » rappelle les serments des soldats grecs de l’antiquité. Saint Érasme est, lui aussi, un martyr. Mais l’on peut penser à une forme d’humour de la part de l’auteur qui porte ce nom, car il déforme son rôle : il n’est plus celui qui aide les marins, mais les fidèles qui l’invoquent sont « convaincus qu’ils feront fortune promptement ». L’ironie atteint son apogée avec saint Bernard : Bernard de Menthon, né à Aoste, parcourait les vallées alpines pour convertir et exorciser, dans une lutte acharnée contre le diable, monstre qu’il est censé avoir maîtrisé. Il échoue pourtant à empêcher guerres et massacres en Italie. Érasme le présente sur le ton de la plaisanterie : « un certain diable, par facétie, les aurait indiquées à saint Bernard », « plus étourdi que malin », « pris à son propre piège » puisqu’il n’a pu agir.
Le ton se fait plus indigné dans le dernier paragraphe, où Érasme élargit la critique en montrant que « chaque pays réclame pour son usage un saint particulier ». Les saints n’ont donc plus rien à voir avec Dieu, ils ne sont que les créations des hommes, pour les besoins des hommes : « Il lui confère des attributions propres, établit ses rites distincts ». « L’énumération n’en finirait pas », conclut-il, après avoir cité des exemples, tous plus dérisoires les uns que les autres.
Ce qui indigne Érasme, ce n’est plus ici la naïveté des peuples, qu’il appelle « le vulgaire », car les fidèles, non instruits, peuvent être excusés. En revanche, le fait que « des professeurs de religion » soutiennent de telles pratiques et croyances lui paraît inadmissible, indigne de l’homme, être doté de raison, et de la vraie foi en Dieu.
CONCLUSION
La satire d’Erasme, sous la forme d’une parodie de sermon, adopte un ton ironique, presque amusé, à l’image de la Folie qui est la locutrice fictive. Cependant, l’auteur construit une argumentation précise, fondée sur des exemples nombreux, et recourant à tous les procédés propres à persuader : lexique et modalités expressives, hyperboles et comparaisons, rythme qui donne vie au discours… On y perçoit alors l’indignation de l’auteur.
C’est un texte audacieux pour son époque, et qui permet de comprendre pourquoi Érasme a été accusé d’avoir favorisé la propagation des idées réformées. Le discours, masqué sous la prise de parole fictive de la Folie, comporte de nombreuses critiques identiques à celles formulées par Luther, notamment contre les abus de l’Église et son matérialisme excessif. Luther affirme aussi que chacun est seul face à Dieu, sans autre intermédiaire que la Bible, ce qui rend inutile l’existence des prêtres et du pape, ici indirectement accusés. Mais, en réalité, Érasme essaie seulement de ramener l’Église à des pratiques plus authentiques, et les fidèles à plus de spiritualité.
La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576
En cherchant comment la pensée européenne humaniste élabore, à la Renaissance, une réflexion sur le modèle social idéal, on est conduit à s’intéresse à l’essai philosophique d’Etienne de La Boétie, écrit en 1549, et publié par Montaigne en 1576, intitulé Discours de la servitude volontaire ou Contr’un.
Etienne de La Boétie (1530-1563), d’abord passionné de littérature classique (il écrit des poèmes et traduit plusieurs auteurs latins), entreprend des études de droit et est admis en 1553 au Parlement de Bordeaux, où il fait, en 1557, la connaissance de Montaigne, dont il devient l’ami. Il meurt très jeune d’une grave maladie.
Cette œuvre est écrite alors que La Boétie n’a que 18 ans. Ce court essai est un violent réquisitoire contre la tyrannie, dans lequel il pose une question essentielle : « pourquoi obéit-on ? ». Selon lui, un homme ne peut asservir un peuple si ce peuple ne s’asservit pas d’abord lui-même. Bien que la violence soit son moyen spécifique, elle seule ne suffit pas à définir l’État. C’est à cause de la légitimité que la société lui accorde que les crimes sont commis. Il suffirait à l’homme de ne plus vouloir servir pour devenir libre ; « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ». Ainsi la Boétie tente de comprendre pour quelles raisons l’homme a perdu le désir de retrouver sa liberté. Le Discours a pour but d’expliquer cette soumission, afin d’inciter les hommes à lutter pour s’en libérer : Etienne de La Boétie.
Dans ce passage, nous examinerons la relation que La Boétie établit entre le tyran et son peuple.
LE PEUPLE OPPRIMÉ
C’est sur la compassion de La Boétie que s’ouvre le passage, à travers la première partie de l’exclamation : « Pauvres gens misérables […] ! », envers les souffrances qu’il peut observer, d’où un blâme du tyran.
La misère écrase le peuple. Le premier but du tyran, qualifié d’ « ennemi » (l. 8), est, en effet, son profit : accaparer le plus possible de richesses. C’est ce que montre l’énumération indignée du début du texte :« enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu », « piller vos champs », repris par « il les dévaste » (l. 19), « voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres », repris par « ses pilleries » (l. 20). L’ensemble est résumé en une très brève phrase négative (« vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous », l. 4-5), puis dans 2 énumération en gradation sur rythme ternaire : « la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies », « tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine » (l. 6-7).
À la base, il s’agit des impôts qui accablent le peuple, mais le choix du lexique péjoratif pour qualifier le tyran (« larron qui vous pille ») le rabaisse au rang d’un vulgaire bandit.
A cette première critique s’ajoute l’immoralité du tyran. Sa richesse et son pouvoir font qu’il peut se dispenser de toute morale, « vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure », et le peuple se retrouve victime de ses pratiques corrompues. Le blâme est souligné par le lexique violemment péjoratif : « se mignarder dans ses délices », « se vautrer dans ses sales plaisirs », où le verbe rapproche le tyran d’un animal tel le porc qui « se vautre » dans la boue.
Enfin le peuple est victime de la violence du tyran. Comme le montre la gradation de la ligne 6, le tyran menace la vie même de son peuple, et ce de deux façons. Il y a d’abord une violence quotidienne, puisque le peuple doit être maintenu dans son esclavage, tel un animal si l’on en juge par la métaphore « t[enir] plus rudement la bride plus courte » (l. 26). Pour cela le tyran dispose des forces de sa police et de son armée : « ces yeux qui vous épient », « tant de mains pour vous frapper », « vous assaillir ».Ensuite, il faut compter avec la violence subie lors de la guerre, accomplie pour servir les ambitions du tyran, « ses convoitises », « ses vengeances ». Le tyran est alors qualifié de « meurtrier », et l’accusation est violente des lignes 21 à 23, avec l’image de la guerre qui devient « boucherie ».
Ainsi La Boétie brosse un tableau pathétique de la situation du peuple : « vous vous usez à la peine » (l. 24)
LE PEUPLE ACCUSÉ
Mais le rythme binaire de cette même première phrase inverse ce premier point de vue. La compassion se trouve donc remplacée par une forme de colère contre ce peuple « insensé », c’est-à-dire incapable de comprendre sa propre situation, des « nations aveugles à leur bien », et qui se résignent à leur propre esclavage : « opiniâtres à leur mal ».
Le premier reproche est la passivité du peuple. Face à tous les « malheurs » qu’il subit, La Boétie déplore qu’il ne réagisse pas, ce que souligne la reprise verbale : « vous vous laissez », « vous laissez » (l. 2-3) La Boétie recourt à une forme d’ironie pour mettre en valeur le reproche. On note, par exemple, l’antithèse entre « un grand bonheur » et l’énumération négative « on vous laissât seulement la moitié… » (l. 5-6), ainsi que la mise en place d’un paradoxe : « celui pour qui vous allez si courageusement à la mort », « vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort » (l. 9-10). Ainsi se trouve confirmée la soumission du peuple, en écho avec l’oxymore du titre de l’essai : « Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort ». (l. 25)
On considère en général la tyrannie comme une violence exercée contre le peuple qui subit sans pouvoir rien faire. Au contraire La Boétie, lui, rappelle au peuple sa part de responsabilité : c’est lui qui a permis au tyran d’accéder au pouvoir : « celui-là même que vous avez fait ce qu’il est » (l. 8). Le peuple a donc fabriqué lui-même son propre « ennemi », interne celui-là face aux « ennemis » extérieurs. Mais c’est lui, surtout, qui lui permet de s’y maintenir en se mettant à son service, en devant ses « ministres », c’est-à-dire ses serviteurs fidèles : « les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire » (l. 13).
Ce reproche se trouve développé dans les interrogations oratoires des lignes 13 à 19. L’accusation devient violente avec le champ lexical du corps (« yeux », « mains », « pieds ») qui montre que c’est le peuple qui a bâti le tyran. La gradation ternaire qui termine la série d’interrogations, et le lexique péjoratif soulignent cette culpabilité : « receleurs du larron », « complices du meurtrier », traîtres de vous-mêmes ». L’accusation se trouve comme martelée par la récurrence du « vous » dans chaque interrogation : « si ce n’est de vous », « les vôtres », « de vous-mêmes », « avec vous ». Ainsi La Boétie établit une interaction entre le tyran et son peuple, par la série d’antithèses, des lignes 19 à 26, qui oppose le pronom « vous » – et les actes constructifs du peuple (« vous semez », « vous meublez », « vous élevez », « vous nourrissez »…) – et le pronom « il » pour les actes destructeurs du tyran
Ainsi se justifie l’oxymore présente dans le titre même de l’œuvre (« servitude volontaire »), et son sous-titre, « contr’un », illustré par le pronom « il » pour désigner le tyran, et l’État qu’il a mis en place, face au « vous » du peuple qui a l’avantage du nombre.
LA LIBERTÉ DU PEUPLE
Cependant, ce réquisitoire resterait sans intérêt s’il ne conduisait pas à poser la question de savoir s’il est possible au peuple de sortir de cet esclavage, et à quelles conditions.
La Boétie tente de rendre le peuple plus lucide. Puisque celui-ci est « aveugle[…] à [son] bien », la première exigence est, en effet, de l’amener à ouvrir les yeux, ce qui est l’objectif de ce discours : un peuple instruit ne sera plus « insensé » et pourra réfléchir à sa situation.
Dans un premier temps, il convient donc de démythifier la « grandeur » du tyran, en insistant sur la solitude de celui qui n’est, après tout, qu’un homme semblable à tous ( » il n’a que… et rien de plus que… », l. 10-12) face à son peuple, les « habitants du nombre infini de nos villes ». Ainsi, puisque le tyran ne tire sa puissance que du peuple, il suffit de « ne plus le soutenir » pour que cette puissance s’écroule d’elle-même. La comparaison finale (l. 31) traduit une vision optimiste de la chute possible du tyran par le refus de se soumettre à lui.
Mais pour arriver à cette résistance, encore faut-il que ce peuple fasse montre d’une qualité : la volonté, mise en relief à la fin de l’extrait. Dans la conclusion du premier paragraphe, elle est soulignée par l’inversion syntaxique (« de tant d’indignités […] vous pourriez vous délivrer ») et l’hypothèse qui s’achève sur le verbe-clé, « vouloir ». Dans le dernier paragraphe, cette idée est reprise avec la modalité impérative (« Soyez résolus »), et la libération apparaît facile et immédiatement réalisable avec le présentatif, « et vous voilà libres ». L’intervention directe du locuteur (« je ne vous demande pas ») renforce sa certitude, affichée aussi par le choix du futur : « et vous le verrez… ».
Ce passage accorde donc une grande confiance à la possibilité d’éclairer les hommes, et de les conduire ainsi à prendre en charge leur propre destinée politique.
CONCLUSION
Cet extrait constitue une forme de réponse au Prince de Machiavel qui considère que le tyran construit son pouvoir, donc en porte la responsabilité, La Boétie, lui, juge que le peuple est responsable du pouvoir abusif pris par le tyran. Dans le premier cas, Machiavel envisageait donc que le peuple puisse tirer profit de ce pouvoir, car le tyran devait ménager l’intérêt de ce peuple, donc veiller à sa rpospérité. La Boétie, lui, montre ici un peuple asservi et opprimé, mais qui pourrait réagir à force de volonté, à travers les personnes lucides et éclairées. Il est donc optimiste, mais cela n’empêche pas la question : un peuple asservi à ce point peut-il encore trouver la force de résister ?
Ce texte est très moderne, car l’interdépendance entre le tyran et son peuple sera reprise au XIX° siècle par le philosophe Hegel avec sa dialectique du « maître et de l’esclave » : le maître domine l’esclave, mais sans l’esclave le maître n’existe pas, donc cette hiérarchie devrait être abolie.
Thomas More, Utopie, Livre I
En cherchant sur quels principes l’humanisme de la Renaissance fonde son modèle social, on s’intéressera à l’Utopie de l’anglais Thomas More, dialogue politico-philosophique traduit du latin.
L’œuvre est écrite en latin, alors que More est en mission diplomatique à Anvers, publiée à Louvain, et remporte un vif succès auprès de ses amis humanistes (Érasme, Pierre Gilles, Guillaume Budé), Utopia se voulant un « traité de la sagesse », comme en réponse à Moria (ou Éloge de la folie) qu’Érasme avait lui-même dédié à More en 1511. Le mot « utopie » est formé à partir du grec ou-topos, qui signifie en aucun lieu : c’est la description d’un monde imaginaire, à l’opposé de la réalité anglaise du temps et représentatif de l’idéal de More. Il s’agit donc à la fois d’une satire du fonctionnement socio-politique de son époque et d’une invitation à entreprendre des améliorations, même si More reste lucide sur les les difficultés des réformes : « je le souhaite plus que je ne l’espère ».
Deux personnages sont face à face dans ce dialogue, Morus et Raphaël Hythloday, en réalité deux facettes de l’auteur Thomas More. Morus joue, comme dans les dialogues de Platon fondés sur la maïeutique, le rôle de l’ignorant, à l’écoute du sage. Quant à Raphaël Hythloday, le choix de sa dénomination n’est pas innocent. Son prénom « Raphaël » représente une double allusion, au nom du navire, « Sao Rafael », sur lequel Vasco de Gama ouvrit la route des Indes en 1498, et à celui de l’archange patron des voyageurs sur terre, sur mer et dans les airs. Le personnage est, en effet, présenté comme un marin ayant découvert l’île d’Utopie. Son nom « Hythloday » vient du grec « hythlos », qui signifie « le bavardage, le non-sens », et « diaios », adjectif signifiant « adroit », donc il serait « celui qui est habile à dire des non-sens ». Il décrit, en effet, dans son récit, un monde qui fonctionne à l’envers du monde réel. Mais le « non-sens » est souvent le signe de la vérité.
Thomas MORE Dans le livre I, le dialogue constitue une critique de la situation en Angleterre, et , plus généralement, en Europe. Nous nous intéresserons à l’image de la monarchie présentée dans cet extrait, dans une perspective bien précise : assurer le bonheur au peuple.
UN DIALOGUE VIVANT
Thomas More donne comme sous-titre à son œuvre « Traité du meilleur gouvernement politique », mais il choisit comme modèle littéraire, non pas la forme de l’essai, mais celle du dialogue, à la façon de Platon dans la République.
L’extrait s’ouvre sur une hypothèse, « Supposons, par exemple… », qui est présentée comme réalisée dans la seconde partie de la phrase par le présentatif : « Me voilà siégeant… » Cet effet de réel est renforcé par le recours au présent (« L’un propose […] L’autre conseille… ») et par le discours rapporté, au style direct (l. 10-12) ou indirect (l. 12-16). Cette hypothèse est reprise par « Je reviens à ma supposition » au début du dernier paragraphe, et amplifiée par l’intervention directe du locuteur qui imagine son discours direct adressé directement au « monarque ». En cela le passage est déjà une forme d’ « utopie », la situation du discours étant fictive.
Le recours à l’anecdote accentue la vivacité du dialogue. Elle constitue un long paragraphe et forme la base du long discours imaginaire adressé par le locuteur aux conseillers du roi : « Écoutez, messeigneurs, ce qui arriva chez les Achoriens… » (l. 23-24) Elle entre dans le cadre même de l’utopie, puisque ce peuple est imaginaire, vivant « au sud-est de l’île d’Utopie ». Cette anecdote représente un apologue, avec sa double fonction : divertir le lecteur, en rendant concrète l’idée abstraite de la conquête de territoires, et le faire réfléchir en l’amenant à dégager lui-même le sens du récit : un éloge de la paix.
Enfin ce dialogue met face à face deux personnages, Morus et Raphaël Hythloday, en réalité deux facettes de l’auteur Thomas More. Morus est associé dès le début au discours par le pluriel « Supposons », et se trouve interpellé par la question finale : « Dites-moi, cher Morus… » (l. 51). C’est aussi lui qui tire la conclusion, dans une réponse qui souligne la difficulté de changer le comportement des rois. Il joue donc, comme dans les dialogues de Platon fondés sur la maïeutique, le rôle de l’ignorant, à l’écoute du sage. Quant à Raphaël Hythloday, le choix de sa dénomination n’est pas innocent. Son prénom, « Raphaël », représente une double allusion, au nom du navire, « Sao Rafael », sur lequel Vasco de Gama ouvrit la route des Indes en 1498, et à celui de l’archange patron des voyageurs sur terre, sur mer et dans les airs. Le personnage est, en effet, présenté comme un marin ayant découvert l’île d’Utopie. Son nom « Hythloday » vient du grec « hythlos », qui signifie « le bavardage, le non-sens », et « diaios », adjectif signifiant « adroit », donc il serait « celui qui est habile à dire des non-sens. Il décrit, en effet, dans son récit, un monde qui fonctionne à l’envers du monde réel. Il démasque d’ailleurs lui-même son propre rôle, en faisant preuve d’humour puisqu’il se moque de lui-même : « moi, homme de rien » (l. 20). Et sa « harangue » est présentée comme parfaitement inutile par la question finale, puisqu’elle suggère que le roi n’en tiendra pas compte.
Le passage illustre donc le sens même du terme « utopie » : c’est un dialogue fictif, avec ici une double mise en abyme : dans le dialogue, l’insertion d’un dialogue fictif du personnage, dans lequel s’insère l’apologue lui-même fondé sur la fiction des « Achoriens ».
UNE CRITIQUE DU POUVOIR POLITIQUE
L’ambition des princes est la première cible des attaques de Thomas More, qui joue sur le mélange de la réalité et de la fiction.
Le texte fait nettement allusion, en effet, à l’époque de l’écriture, plus précisément, dans le premier paragraphe, à la politique de François Ier qui, après avoir envahi l’Italie, a vaincu les Suisses à Marignan et a conquis le Milanais. Ainsi l’hypothèse posée repose, en fait, sur les événements du temps, le futur ne faisant que donner force aux projets prévisibles du roi : annexer les possessions bourguignonnes et flamandes du roi d’Espagne. L’énumération des lignes 4 à 8 donne l’impression d’une soif de conquêtes infinies. Selon More, observateur de son temps, le territoire est l’assise de la puissance d’un monarque, d’où l’importance des successions qui peuvent permettre d’accroître le royaume. L’avidité des princes est donc sans limites, quel que soit le prix à payer en argent et en vies humaines. D’où la différence avec l’île d’ « Utopie » : étant un lieu « de nulle part », le territoire ne peut donc pas constituer un enjeu.
L’anecdote, fictive, reprend le même thème, avec une dénonciation plus marquée à travers le lexique péjoratif : « son roi prétendait à la succession… » (l. 25-26), « pour flatter la vanité d’un seul homme » (l. 31-32).
Deux accusations sont nettement formulées. D’une part, More se livre à une satire ironique contre les conseillers du prince, en utilisant l’antiphrase entre le lexique mélioratif qui dépeint les conseillers et le lexique péjoratif qui exprime leurs actions. Ainsi « les délibérations des plus sages politiques du royaume » et « Ces nobles et fortes têtes » s’opposent à « par quelles machinations et par quelles intrigues » (l. 3- 4) de même que « cette royale assemblée où s’agitent tant de vastes intérêts » et « ces profonds politiques » s’opposent à « leurs combinaisons et leurs calculs » (l. 19-21). Les conseillers apparaissent donc comme des hommes malhonnêtes.
D’autre part, les discours rapportés du deuxième paragraphe font apparaître une vive critique des fondements du fonctionnement de la diplomatie, que More connaît bien. La base en est le mensonge, nécessaire pour tromper les ennemis : il s’agit de « dissiper leur défiance », de les « leurrer ». L’argent joue aussi un rôle essentiel : il permet d’engager des mercenaires (« engager des Allemands »), d’acheter des alliés (« amadouer les Suisses avec de l’argent ») ou d’assurer la non-agression de l’ennemi en le corrompant : « lui faire une offrande d’or ». Enfin on note le recours à l’espionnage : « entretenir à sa cour des intelligences secrètes, en payant de grosses pensions à quelques grands seigneurs ».
Ainsi est mis en évidence le cynisme des hommes de pouvoir, dépourvus de toute valeur morale.
GUERRE ET PAIX
L’extrait fait apparaître un contraste entre la critique de la guerre qui s’oppose à l’idéal pacifiste de More.
La volonté de conquête des princes est, en effet, représentée comme un engrenage de guerres sans fin : « la conservation de la conquête était plus difficile et plus onéreuse que la conquête elle-même » (l. 27-28). More insiste sur les conséquences désastreuses même pour le pays vainqueur par la répétition d’« à tout moment » (l. 28-29), et le rythme binaire récurrent : « à l’intérieur » et « dans le pays conquis », « pour ou contre les nouveaux sujets ». Une antithèse évocatrice, « l’armée était debout », s’oppose de façon saisissante aux « citoyens écrasés d’impôts » (l. 30-31). A cela s’ajoute la métaphore hyperbolique : « le sang coulait à flots » (l. 31). Ainsi le récit permet de mieux visualiser les dégâts, repris, de façon plus générale, dans le dernier paragraphe : « après avoir épuisé ses finances, ruiné son peuple » (l. 45). Enfin même les temps de paix se trouvent atteints par la guerre antérieure. More, en effet, met en relief la corruption morale des soldats : des comportements, admis en temps de guerre, sont considérés alors comme normaux dans la vie civile : « pillage », « assassinat » sont « le fruit du meurtre sur les champs de bataille » (l. 34).
Par opposition More construit une vibrant éloge de la paix. Le dénouement de l’anecdote met en évidence un fonctionnement idéal de la vie politique. Déjà on observe une forme de démocratie puisque les Achoriens « se réunirent en conseil national » (l. 37). Ils font preuve d’un bon sens populaire, soutenu par la comparaison entre un prince chargé de « deux royaumes » et « un muletier » doté de « deux maîtres ». Enfin le prince lui-même est un être raisonnable (« ce bon prince »), auquel les événements donnent d’ailleurs raison puisque son successeur « fut chassé bientôt après » (l. 42).
Dans le discours final d’Hythloday au « monarque », il dresse, avec des impératifs insistants, le portrait du prince idéal, « père » de son peuple et non pas « despote », comparé à un paysan : « cultivez le royaume de vos pères, faites-y fleurir le bonheur, la richesse et la force ».
Mais la fin du passage, avec la question qui soulève le doute et la réponse pessimiste de Morus, montre la valeur utopique du pacifisme de Thomas More : la triste réalité risque fort de perdurer.
CONCLUSION
L’autonomie du territoire, l’indépendance d’un État-nation, et la conquête de nouveaux espaces sont les principaux enjeux de la politique étrangère, nécessitant la guerre au détriment, regrette More, de la prospérité des peuples. Ainsi, dans la seconde partie de l’œuvre, l’île d’Utopie est structurée pour garantir le maintien de la paix, puisque l’idée de possession territoriale y est abolie : « De fait, nager dans les délices, se gorger de volupté au milieu des douleurs et des gémissements d’un peuple, ce n’est pas garder un royaume, c’est garder une prison. », dira-t-il en un autre passage.
Mais More ne se prend pas au sérieux, malgré la gravité de ses accusations et la situation sociale désespérée qu’il décrit, parce qu’il pressent que son cri d’alarme restera sans écho – du moins sans écho dans les sphères du pouvoir : « la philosophie n’a pas accès à la cour des princes », dit Raphaël au livre I. Il demande aussi, à propos du philosophe qui voudrait dire aux princes l’exacte vérité quant à leurs menées immorales : « N’est-ce pas conter une histoire à des sourds ? – Et à des sourds renforcés, répond Morus, Mais cela ne m’étonne pas, et, à vous dire ma façon de penser, il est parfaitement inutile de donner des conseils, quand on la certitude qu’ils seront repoussés et pour la forme et pour le fond. » L’Utopie serait donc condamnée à l’échec, face au pouvoir politique corrompu, et More en serait tout-à-fait conscient. C’est du moins ce que dit Raphaël le voyageur (figure d’un More rêveur et idéaliste), face à Morus (figure de More le réaliste), qui tente de garder espoir : il y a une façon de dire la vérité, qui consiste à faire passer la « vertu » en la dissimulant habilement. C’est bien là le rôle même de l’utopie, forme d’apologue : « Si l’on ne peut pas déraciner de suite les maximes perverses, ni abolir les coutumes immorales, ce n’est pas une raison pour abandonner la chose publique. Le pilote ne quitte pas son navire devant la tempête, parce qu’il ne peut maîtriser le vent. (…) Suivez la route oblique, elle vous conduira plus sûrement au but. Sachez dire la vérité avec adresse et à propos ; et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent du moins à diminuer l’intensité du mal. » (Utopia, I,).
Machiavel, Le Prince, chap. XIX
Chercher sur quels principes l’humanisme de la Renaissance fonde son modèle social conduit tout naturellement à réfléchir au système politique qui régit cette société. C’est ce à quoi s’emploie Machiavel dans son oeuvre principale, Le Prince.
Nicolas Machiavel naît en 1469 à Florence (Italie) dans une famille noble. Il participe à la vie politique de sa cité, et dès 1498, il devient « secrétaire » de la république de Florence. Il se trouve alors chargé de nombreuses missions diplomatiques en Italie et à l’étranger. Après le retour des Médicis à Florence, en 1512, il se trouve écarté du pouvoir, et exilé. C’est alors qu’il rédige Le Prince, qu’il dédie à Laurent de Médicis, dans l’espoir d’un retour en grâce, qu’il n’obtiendra pas. Il pourra cependant rentrer à Florence en 1514, où il se consacrera à l’écriture jusqu’à sa mort en 1527. Son essai ne sera publié qu’en 1532, à titre posthume, mais il sera mis à l’index en 1559, censure entérinée en Italie en 1564 à l’issue du Concile de Trente.
Cet essai philosophique débute par une respectueuse dédicace : « Il ne faut pas que l’on m’impute à présomption, moi un homme de basse condition, d’oser donner des règles de conduite à ceux qui gouvernent. Mais comme ceux-ci ont à considérer des montagnes se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince pour bien connaître la nature et le caractère des peuples, et être du peuple pour bien connaître les princes. » L’ouvrage comporte vingt-six chapitres, dont le titre résume l’idée générale. Le premier est une introduction, qui présente les deux principales formes de pouvoir : la république et la monarchie, c’est-à-dire le « principat », comme on le disait à cette époque. C’est à lui seul que va se consacrer l’essai.
Des chapitres II à XI, Machiavel passe en revue les différentes formes de principat, en se posant deux questions essentielles : comment accéder au pouvoir, et comment maintenir son royaume ? Puis trois chapitres posent la question des armes et de l’armement. Sont ensuite développées, des chapitres XV à XXIII, les qualités et les attitudes des princes, et l’analyse du caractère des hommes qu’ils ont à gouverner. Machiavel définit ainsi la notion de « vertu » comme un équilibre à maintenir entre les qualités morales et la nécessité de conserver son pouvoir : « un prince voulant maintenir son état est souvent forcé de ne pas être bon. ». Enfin les trois derniers chapitres forment une conclusion qui s’attache à la situation politique de l’Italie, les conseils donnés au « prince » visant à libérer et à réunifier ce pays.
http://www.youscribe.com/catalogue/livres/savoirs/sciences-humaines-et-sociales/le-prince-304545 (Paragraphes 1 à 6 inclus) Dans ce passage, qui appartient au chapitre XIX, intitulé « Qu’il faut fuir le mépris et la haine », nous observerons les conseils de Machiavel : quelle morale le Prince doit-il adopter pour bien gouverner, et dans quel but ?
DES CONSEILS MORAUX
Rappelons que la morale est l’ensemble des règles de conduite relatives au bien et au mal, donc Machiavel entend souligner les défauts à éviter et les qualités à mettre en œuvre.
Une phrase d’introduction montre le désir de l’auteur de construire rigoureusement son argumentation, dont il souligne l’enchaînement en reprenant ce qu’il vient de dire : « des qualités dont il est fait mention plus haut, j’ai parlé des plus importantes » (l. 1). Il vient, en effet, de développer la nécessité pour le prince de respecter la foi. Puis il annonce ce qui va suivre : « je veux discourir des autres brièvement sous ces généralités » (l. 3). Cette annonce constitue une reprise du titre, « Qu’il faut fuir le mépris et la haine », mais sous forme de chiasme : « fuir ces choses qui le rendent méprisable et haïssable ».
Les défauts condamnés sont donc présentés en relation avec ces deux notions selon l’ordre annoncé. Sont d’abord mentionnés ceux qui causent la haine. Ils sont soulignés par des termes évocateurs, « rapace », qui suggère l’image d’un oiseau de proie, « usurpateur », l. 6), et par le rythme binaire : « des biens et des femmes de ses sujets » (l. 6), repris en chiasme par « on ne prend ni honneur (c’est-à-dire leur femme) ni biens » (l. 8). On note la mise en relief du conseil donné par l’inversion syntaxique, « – de cela il doit s’abstenir » (l. 7), et par l’insistance lexicale : « c’est par-dessus tout ce qui, comme je l’ai dit… » ( l. 6-7).
Puis viennent ceux qui causent le mépris, énumérés, avec une reprise insistante (« de cela un prince doit se garder », l. 11-12) et la comparaison qui rapproche le prince d’un capitaine de navire, son royaume risquant de se heurter à « un écueil » (l. 12). Chaque adjectif représente une forme de faiblesse, dans l’esprit ou dans l’action : « inconstant » renvoie à celui qui varie dans ses opinions et ses choix, « léger » à celui qui agit trop rapidement, sans peser sa décision, donc peu sérieux, « efféminé » le ferait ressembler à une femme, donc le rendrait faible et sans autorité, « pusillanime » définit le manque de courage, la lâcheté, et rejoint « irrésolu » pour celui qui serait incapable de prendre une décision.
Le premier paragraphe se termine par une énumération nominale qui inverse les défauts précédemment énumérés, en développant les qualités prônées sur un rythme ternaire : « doit se garder […], et vouloir […] et se maintenir… ». Ainsi la « grandeur » s’oppose à « efféminé » : le prince doit apparaître comme un homme respectable et digne par ses mérites ; le « courage » s’oppose à « pusillanime » comme la « gravité » à « léger ». Enfin le fait de montrer sa « force dans ses actions » s’oppose aussi bien à « inconstant » qu’à « irrésolu ». C’est d’ailleurs cette constance qui se trouve développée dans la fin de la phrase avec « irrévocable » et « se maintenir ».
Cette énumération définit donc la « vertu » du prince, qui lui permet de se construire une réputation. Ainsi face aux « autres mauvais renoms » (l. 5), le prince dont Machiavel fait le portrait est, lui, valorisé avec le superlatif absolu et le lexique mélioratif : « très réputé » (l. 16), « il est excellent et respecté des siens » (l. 18).
UN OBJECTIF POLITIQUE
Machiavel ne veut pas construire une utopie politique, dépeindre un prince idéal. Il souhaite partir de la « vérité effective » de la vie politique, qui concerne avant tout, selon lui, les conflits entre les hommes et la nécessité de régler, de la façon la plus efficace possible, les relations entre eux. C’est là le devoir essentiel du prince, qui doit donc garantir sa force et maintenir son pouvoir dans l’intérêt même de ses sujets.
Le prince court de multiples risques dan ces temps troublés du début du XVI° siècle. Machiavel insiste donc sur les menaces qui pèsent sur le prince, dont il doit être conscient pour s’en protéger : « un prince doit avoir deux peurs » (l. 18-19). A nouveau Machiavel choisit le chiasme pour développer son analyse : après avoir annoncé, d’abord « à l’intérieur » puis « au dehors », il reprend à l’inverse en commençant par les ennemis extérieurs.
Machiavel connaît bien, par les fonctions diplomatiques qu’il a exercées, les conflits qui déchirent son propre pays, l’Italie, mais aussi l’Europe en ce début du XVI° siècle. Il souligne par la répétition l’importance de la puissance militaire, et le rôle qu’elle joue dans ladiplomatie : « il se défend avec les bonnes armes et les bons amis et s’il a de bonnes armes, il aura de bons amis » (l. 20-21). Nous lisons là comme une illustration de la formule fameuse : « Qui vis pacem para bellum » (qui veut la paix prépare la guerre).
Mais le prince doit aussi tenir compte de la menace intérieure. C’est pourquoi Machiavel établit deux catégories parmi les sujets du prince. D’un côté il y a la majorité, « l’ensemble des hommes » (l. 8), les sujets potentiellement les plus redoutables par leur nombre ; mais, si ceux-ci sont « contents » (l. 9), le prince n’aura rien à craindre d’eux. De l’autre il distingue « l’ambition du petit nombre » : il s’agit, certes d’une minorité, mais active et dangereuse car ce sont ceux qui peuvent vouloir tramer une « conjuration » pour s’emparer du pouvoir.
Face à cette double menace, comment le prince pourra-t-il assurer sa sécurité ? L’ensemble du texte établit un lien entre les qualités morales du prince et la sécurité qu’il s’assure ainsi. Elles lui garantissent son maintien au pouvoir : « toutes les fois qu’il fuira cela, il se sera acquitté de son ouvrage et ne trouvera aucun péril dans les autres mauvais renoms » (l. 4-5). Machiavel construit donc donc une morale plutôt intéressée, pragmatique, fondée sur un équilibre à maintenir entre la force du chef, qui le fait craindre, et le respect que peut lui attirer son mérite. Il s’agit, en fait, de doser de façon habile la crainte et l’amour pour conserver le pouvoir.
Ainsi chaque menace se retrouve minimisée. Face à celle de complot interne, Machiavel rappelle que, pour l’ensemble des sujets, l’importance est le maintien de la paix, la certitude de stabilité : « les choses du dedans demeureront toujours fermes, quand celles du dehors demeureront toujours fermes » (l. 21-22). Le parallélisme est renforcé par le choix du futur de certitude. Dans un tel cas, le peuple n’a donc aucune raison de se révolter. Quant à ceux qui seraient tentés de comploter, Machiavel pose deux affirmations : « que l’on réfrène de nombreuses manières et facilement » (l. 9-10), repris au début du second paragraphe, par « on conjure difficilement ». Cela s’explique à la fois par la crainte suscitée par un chef inébranlable, et la difficulté d’entraîner dans le complot un peuple satisfait.
Face à la menace extérieure, elle est rapidement niée, par le lien établi entre « on l’attaque difficilement » et les notions morales, « pourvu qu’on comprenne qu’il est excellent et respecté des siens ». Machiavel lance cependant une hypothèse à la fin du passage, « quand celles du dehors se mettraient en mouvement », la conjonction étant ici à prendre dans le sens de « même si ». Mais intervient une rupture dans la construction, qui rejette le risque, avec la mise en valeur des deux conditions, avoir évité la « haine » et le « mépris » et ne pas perdre « courage », et au niveau temporel le conditionnel attendu est remplacé par le futur : « il soutiendra toujours tous les assauts ». Cette certitude affirmée est d’ailleurs renforcée par l’implication du locuteur, qui répète « comme je l’ai dit » et reprend un exemple précédemment posé, celui de « Nabis de Sparte ».
Ainsi Machiavel établit une interaction entre les « vertus » du prince et la sécurité qu’il assure, à la fois à lui-même et à ses sujets.
CONCLUSION
Ce texte fait ressortir l’ambiguïté de la « morale » proposée par Machiavel. La « vertu » du prince est, en effet, plus politique que véritablement « morale » : c’est l’aptitude à conserver le pouvoir et à affronter les hasards de l’Histoire (la « fortuna ») en sachant doser le respect qu’il peut inspirer et la crainte, le but ultime étant de préserver l’ordre dans sa cité, ce qui est le meilleur service à rendre à ses sujets.
Le lecteur peut donc s’interroger sur la valeur de cette morale, plutôt opportuniste. De plus, Machiavel insiste sur le fait que le prince sera « réputé » pour cela : il s’agit donc plus de paraître moral en public que de l’être en profondeur. Cela explique aussi le sens, plut$ot péjoratif, qu’a pris, au fil des siècles, l’adjectif « machiavélique ».
Le pronom « je » est très présent dans cet essai. Il s’explique par la volonté de Machiavel de faire apparaître nettement la logique de son argumentation, en mettant en valeur la rigueur de ses analyses. Il se pose ainsi comme un « bon conseiller » face à son destinataire. N’oublions pas son but ultime : rentrer en grâce auprès de Laurent de Médicis, pour jouer à nouveau un rôle politique.
Machiavel, Le Prince, ch. VIII, 1513
Chercher sur quels principes l’humanisme de la Renaissance fonde son modèle social conduit tout naturellement à réfléchir au système politique qui régit cette société. C’est ce à quoi s’emploie Machiavel dans son oeuvre principale, Le Prince.
Nicolas Machiavel naît en 1469 à Florence (Italie) dans une famille noble. Il participe à la vie politique de sa cité, et dès 1498, il devient « secrétaire » de la république de Florence. Il se trouve alors chargé de nombreuses missions diplomatiques en Italie et à l’étranger. Après le retour des Médicis à Florence, en 1512, il se trouve écarté du pouvoir, et exilé. C’est alors qu’il rédige Le Prince, qu’il dédie à Laurent de Médicis, dans l’espoir d’un retour en grâce, qu’il n’obtiendra pas. Il pourra cependant rentrer à Florence en 1514, où il se consacrera à l’écriture jusqu’à sa mort en 1527. Son essai ne sera publié qu’en 1532, à titre posthume, mais il sera mis à l’index en 1559, censure entérinée en Italie en 1564 à l’issue du Concile de Trente.
Cet essai philosophique débute par une respectueuse dédicace : « Il ne faut pas que l’on m’impute à présomption, moi un homme de basse condition, d’oser donner des règles de conduite à ceux qui gouvernent. Mais comme ceux-ci ont à considérer des montagnes se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince pour bien connaître la nature et le caractère des peuples, et être du peuple pour bien connaître les princes. » L’ouvrage comporte vingt-six chapitres, dont le titre résume l’idée générale. Le premier est une introduction, qui présente les deux principales formes de pouvoir : la république et la monarchie, c’est-à-dire le « principat », comme on le disait à cette époque. C’est à lui seul que va se consacrer l’essai. Des chapitres II à XI, Machiavel passe en revue les différentes formes de principat, en se posant deux questions essentielles : comment accéder au pouvoir, et comment maintenir son royaume ?
Machiavel, « Le Prince », VIII Puis trois chapitres posent la question des armes et de l’armement. Sont ensuite développées, des chapitres XV à XXIII, les qualités et les attitudes des princes, et l’analyse du caractère des hommes qu’ils ont à gouverner. Machiavel définit ainsi la notion de « vertu » comme un équilibre à maintenir entre les qualités morales et la nécessité de conserver son pouvoir : « un prince voulant maintenir son état est souvent forcé de ne pas être bon. ». Enfin les trois derniers chapitres forment une conclusion qui s’attache à la situation politique de l’Italie, les conseils donnés au « prince » visant à libérer et à réunifier ce pays.
Est-il possible de justifier une tyrannie ?
L’ACCESSION AU POUVOIR
Machiavel, dans son essai, ne s’occupe pas de la monarchie héréditaire. Ce qui l’intéresse est la situation en Italie : des cités qui fondent des principautés, se créent, mais aussi luttent entre elles et disparaissent. D’où la question posée sur l’accession au pouvoir par la force, avec une réponse fondée sur une opposition : d’abord une dénonciation de la violence, puis son acceptation.
Le titre du chapitre, « De ceux qui par scélératesse sont parvenus à la principauté », révèle l’intention première de Machiavel, blâmer la violence, d’où la force du terme « scélératesse » pour la condamner moralement.
Cela est confirmé par l’exemple d’Agathocle, qui nous rappelle l’habitude de la Renaissance de prendre des modèles anciens comme base de la réflexion. Ici Machiavel recule dans l’antiquité grecque pour évoquer (cf. note) le pouvoir de ce tyran de Syracuse, conquis par la force en 304 av. J.-C. et conservé jusqu’à sa mort en 289. Le redoublement hyperbolique, « d’infinies trahisons et cruautés » (l. 2), souligne ce blâme, de même que l’incise, aux lignes 6-7, qui, en prenant du recul sur le reste de la réflexion, assimile clairement la « cruauté » au « mal ».
Mais ce blâme reste théorique, sur le plan d’une morale absolue, puisque le reste de l’analyse change d’optique en acceptant la violence. Machiavel se place, lui, sur le plan d’une morale pragmatique, liée à l’action en parlant de « cruauté bien ou mal employée » (l. 5-6). Il admet ainsi la possibilité d’une « bonne cruauté ». Laquelle ? Celle qui s’exerce seulement une fois, par nécessité de sa sûreté, et puis ne se continue pas ». Il ne s’agit donc pas d’une « cruauté » ancrée dans le caractère, mais seulement d’un moyen pour fonder un pouvoir fort, en triomphant d’éventuels adversaires.
C’est pourquoi Machiavel en arrive à conseiller la « cruauté », de façon insistante, comme le montre l’emploi de la modalité injonctive, il « doit » (l. 13), « il faut » (l. 19), ou la récurrence de l’adjectif « toutes » : « toutes les cruautés qu’il lui est besoin de faire et toutes les pratiquer d’un coup » (l. 13-14). Enfin, il justifie cet usage de la violence en le fondant sur une observation psychologique de la réaction des sujets, avec un parallélisme : « « faire tout le mal ensemble afin que moins longtemps le goûtant, il semble moins amer » (l. 19-20).
Machiavel inverse donc l’approche traditionnelle de la morale, qui considère généralement que « quand une cause est bonne (morale), elle produit de bons effets (moraux) ». Pour Machiavel, au contraire : « quand les effets sont bons (moraux), la cause est moralement acceptable ». tel est le sens de la phrase devenue fameuse : « La fin justifie les moyens », c’est-à-dire qu’un objectif moral donne une valeur morale aux moyens mis en oeuvre pour l’atteindre, même lorsque ceux-ci sont par eux-mêmes immoraux et blâmables. D’où le fait – qui peut surprendre au premier abord – que Dieu pourra venir en « aide » à ceux qui auront commis ces « cruautés » immorales.
LE MAINTIEN AU POUVOIR
Le Prince, une fois au pouvoir, doit-il user de « cruauté » ? À nouveau Machiavel ne se place pas sur le plan purement moral, mais sur le plan de l’efficacité politique.
La réponse est affirmative, pour qu’il puisse résister à la « fortune ». Une notion est, en effet, apparue au XII° siècle, avec la fin du monde féodal, stable et strictement hiérarchisé, remplacé par une économie marchande, où l’argent joue un plus grand rôle, permettant toutes les ascensions sociales, mais aussi des chutes spectaculaires. Elle s’est ensuite développée au fur et à mesure que se réalisaient les nouvelles découvertes, qui ôtent à l’univers son image invariable. C’est cette conception d’un monde instable, où le destin peut tout changer d’un instant à l’autre, qui fonde le raisonnement de Machiavel : le Prince doit « se maintenir », verbe récurrent dans le texte (l. 4-5, l. 12). Pour cela, il doit tenir compte des circonstances historiques, des dangers multiples « survenant durant les temps adverses » (l. 22), de double nature. Il doit, d’une part, « se défendre d’ennemis extérieurs » (l. 3), donc faire face au « temps troublé de la guerre » (l. 5). D’autre part, il doit se garder des ennemis intérieurs qui peuvent comploter contre lui : « sans que leurs concitoyens conspirassent contre eux » (l. 3). Donc ce que le Prince doit rechercher, c’est d’abord et avant tout une stabilité : « que nul accident de bien ou de mal n’ait à le faire changer » (l. 21-22).
Mais à quelle condition l’obtenir ? Pour Machiavel l’essentiel est de maintenir l’harmonie entre le Prince et son peuple. C’est l’objectif qui justifie l’accession au pouvoir par la « cruauté », alors « bonne » : celle « qui se convertit en profit des sujets le plus qu’on peut » (l. 8). Le terme « profit » recouvre un sens matériel : il s’agit, pour un prince, de développer l’économie du pays pour que tous bénéficient de cette prospérité. A cela s’ajoute un profit que nous pourrions qualifier de psychologique : créer une confiance réciproque entre le Prince et ses sujets . Celui-ci pourra alors « se « fonder sur ses sujets », pour ne plus craindre les complots, et, inversement, ceux-ci vivront dans une sérénité en pouvant se « confier en lui » (l. 12-13).
Cela conduit à un refus nettement formulé. Le prince ne doit pas pratiquer ce que Machiavel définit comme « mauvaise » cruauté : celle qui « croît avec le temps plutôt qu’elle ne s’abaisse » (l. 9-10). Cette cruauté, en effet, révèlerait un caractère foncièrement méchant, ferait vivre ses sujets dans une peur permanente, et le Prince lui-même serait contraint de « tenir toujours le couteau à la main » (l. 17). On note l’importance du futur dans tout ce passage : pour Machiavel, l’échec est certain pour tout Prince qui adopterait ce comportement.
A l’inverse, le prince doit se faire aimer, « rassurer ses sujets », et pour cela, faire « le bien » une fois qu’il a assuré son pouvoir : « les gagner à soi par des bienfaits ». De plus ce « bien » doit être distillé « petit à petit afin qu’on le savoure mieux ». Il convient de créer chez les sujets l’espoir d’un monde toujours meilleur, dans lequel eux-mêmes pourront progresser. Ainsi, si survient une guerre, ces « temps adverses » qui ont ponctué l’histoire des cités italiennes à cette époque, il aura derrière lui son peuple pour l’aider. En revanche, si c’est en un temps de trouble qu’il se met à faire « le bien », il sera trop tard, car son peuple n’y croira pas (l. 23-24). On remarque, à la fin du texte, l’emploi du tutoiement familier, comme si Machiavel s’adressait directement à son destinataire, se tenant familièrement à ses côtés. C’est bien là le rôle qu’il espère jouer aux côtés de Laurent de Médicis !
L’objectif de Machaivel est donc de permettre au Prince de choisir la meilleure forme de gouvernement possible, en alliant à la fois son propre intérêt et celui de son peuple. En suivant ses conseils, le Prince pourra éviter les complots (nul n’y aura un intérêt, donc il sera difficile de trouver des conjurés), et triompher en cas de guerre car son peuple l’aidera à défendre ce bon pouvoir.
CONCLUSION
Ce texte est didactique : Machiavel veut délivrer un enseignement. D’où sa rigueur argumentative : il part d’un exemple concret emprunté à l’Antiquité, puis il définit les deux formes de cruauté, enfin les développe successivement en en dégageant les inconvénients et les avantages. Cela le conduit à poser les règles d’un bon gouvernement : « D’où il faut noter… ». Une véritable stratégie est proposée au « Prince », sur un ton injonctif, et avec la certitude que c’est la meilleure à suivre.
On sent le désir de Machiavel de se présenter comme un utile conseiller à Laurent de Médicis, afin qu’il lève la sanction d’exil et le rappelle à ses côtés.
Il en arrive ainsi à soutenir l’emploi de la cruauté. Mais elle n’est pas justifiée par la méchanceté des hommes, par un goût pervers pour le mal, seulement par les nécessités de la vie politique. Il est important, en effet, de ne pas oublier les circonstances historiques en Italie à l’époque de Machiavel : des États faibles, qui naissent et disparaissent aussi vite, des provinces conquises et aussitôt reperdues, sans compter les menaces venues du royaume de France, d’Espagne ou du saint-empire germanique…
Ainsi le « machiavélisme » est une façon de regarder objectivement la réalité historique, et de tenter de donner des conseils pragmatiques, dans lesquels la seule morale est celle de l’objectif à atteindre : un monde plus stable, dont le peuple tire profit. Cet objectif justifie alors des actes en soi immoraux. Mais ce terme « machiavélisme » a évolué : aujourd’hui on l’emploie dans un sens très péjoratif, pour qualifier toute façon d’agir qui, pour réussir à atteindre un but personnel, se permet tout, sans se soucier du bien et du mal.
Montaigne, Essais, Livre I, ch. 25
« Du pédantisme »
Dans ses Essais, Montaigne, en digne humaniste, s’intéresse, dans plusieurs chapitres, à la formation de l’enfant, dans l’espoir d’améliorer les méthodes d’enseignement de son temps. Pour lui, un homme mieux formé ne pourra que devenir un meilleur citoyen. Essais_le pédantisme
Le titre de l’œuvre, apparent sur le frontispice de l’édition de 1582, est Essais de Michel, seigneur de Montaigne ; certaines éditions précisent même ses titres : « Chevalier de l’ordre du Roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre, maire et gouverneur de Bordeaux » (édition de 1582). Ainsi l’auteur affiche hautement son origine nobiliaire, même si, ayant grandi auprès des paysans, il se montrera toujours respectueux des plus humbles. Après des études de droit, il succède à son père dans sa charge de magistrat à Périgueux, en 1554, puis exerce des fonctions officielles au Parlement de Bordeaux. Il vend cette charge en 1571, mais est alors nommé « gentilhomme de la chambre du Roi », et se trouve alors chargé, à plusieurs reprises, de négociations dans des conflits politico-religieux : en 1574 entre Henri de Guise et Henri de Navarre, le futur Henri IV, puis, en 1583, entre le maréchal de Matignon (représentant Henri III) et Henri de Navarre. Enfin, il sera élu deux fois maire de Bordeaux, en 1581 et 1583. C’est sans doute à cause de ce rôle politique que, lors des troubles des barricades à Paris (1588), il est envoyé en prison par les « Ligueurs », puis délivré par la reine-mère, Catherine de Médicis, quelques heures après.
Comme beaucoup de ses contemporains, Montaigne est aussi un voyageur. En 1578, il est atteint de la « maladie de la pierre », une maladie de la vessie, très douloureuse. Cela l’amène, dès 1580, à voyager pour faire des cures thermales, en France, en Allemagne et en Italie. Il publie alors un Journal de voyage qui révèle son intérêt pour les moeurs et les coutumes étrangères, ainsi qu’une grande tolérance.
Par ses études, Montaigne est un humaniste. Son père lui fait apprendre le latin et le grec, puis il ira au collège de Guyenne à Bordeaux, très réputé. Enfin lui-même ne cessera de découvrir les grands auteurs de l’antiquité, tels Sénèque ou Plutarque. En témoigne sa « librairie », bibliothèque aménagée dans une tour du château de Montaigne dont il hérite à la mort de son père en 1568. Les poutres en sont couvertes de citations latines et grecques ! A cette formation s’ajoute l’influence de son ami, Etienne de La Boétie, lui-même humaniste et stoïcien, dont il s’emploiera à publier les oeuvres après sa mort en 1563.
C’est vers 1571 qu’il commence les Essais dont la 1ère édition date de 1580. Les éditions se succèdent, avec de multiples ajouts, qu’il nomme « ajoutailes », et remaniements, notamment une qu’il contrôle en 1588. Cette édition de 1588 comporte, par rapport à la 1ère, 641 ajouts, modifiant, notamment, 31 fins de chapitre, avec 543 citations nouvelles, et un 3ème livre. La dernière édition, sur laquelle se basent les éditions contemporaines est celle dite « édition de Bordeaux », que publiera Marie de Gournay, rencontrée à Paris en 1588 et qu’il nomme sa « fille adoptive ». Elle tient compte de ses dernières annotations manuscrites, placées dans les marges, et paraît de façon posthume, en 1595, trois ans après sa mort en 1592.
Quel idéal Montaigne, à travers ses critiques, pose-t-il ?
LES CRITIQUES
Montaigne dénonce la tentation des humanistes, celle d’un savoir encyclopédique, pour parcourir tout le champ des connaissances offertes à l’homme. Il fait, lui, à ce propos, un constat négatif (« leur mauvaise façon d’aborder les sciences »), d’où la place prise par les négations : « ni les écoliers ni les maîtres ne deviennent pas plus intelligents, bien qu’ils deviennent plus savants » (l. 3), « sans qu’il soit question de jugement ni de vertu » (l. 5-6), « Nous ne sommes savants que de la science du présent ; non de celle du passé, aussi peu que de celle du futur » (l. 23-24), « ne s’en nourrissent et alimentent pas non plus » (l. 25), avec une métaphore alimentaire. Elle sera d’ailleurs filée avec l’interrogation rhétorique à la fin du passage : « A quoi bon avoir le ventre plein de viande… » (l. 44). Tout cela montre bien que, pour lui, l’essentiel n’est pas la somme des connaissances.
A cela s’ajoute, conformément au titre de ce chapitre, la dénonciation du but de cet apprentissage, qui le rend encore plus inutile : il ne s’agit que de briller aux yeux d’autrui, d’étaler son savoir en société, tel « un perroquet » (l. 30). Pour concrétiser sa critique, Montaigne recourt à des comparaisons imagées. D’abord ceux qui prétendent s’instruire ainsi sont comparés, des lignes 13 à 16, à des « oiseaux ». Ils ne prennent rien pour eux de ce savoir appris (« sans même y toucher »), qu’ils acquièrent au hasard, sans organisation et sans méthode, « grappillant la science ». Ainsi ils ne peuvent rien assimiler, puisqu’ils ne prennent ce savoir « que du bout des lèvres ». La comparaison s’achève sur une image un peu répugnante, à la fois des pédants mais aussi de ceux qui les valorisent : cette nourriture, ils vont « la régurgiter et la livrer au vent ». Une seconde comparaison est tout aussi péjorative aux lignes 26 et 27, puisqu’un tel savoir est considéré, aux yeux de Montaigne, comme « une monnaie sans valeur et inutile à autre chose qu’à servir de jetons pour calculer ». Personne ne tire donc profit d’une telle attitude, pourtant tellement appréciée en société, comme le prouve l’attitude de « la foule » (l. 7-8), et le second discours rapporté dans lequel Montaigne s’inclut, avec le lecteur : « Nous demandons volontiers de quelqu’un… » (l. 9).
Mais les Essais sont aussi une autobiographie (« Je suis moi-même la matière de mon livre » déclare Montaigne dans son adresse « Au lecteur ») et Montaigne s’applique plaisamment à lui-même cette critique, en répondant ainsi par avance aux objections d’un lecteur qui lui ferait remarquer que son ouvrage est rempli de citations en latin et en grec : on note la courte phrase avec le terme péjoratif, « cette sottise », à la ligne 17, et l’interrogation rhétorique, qui reprend ce même verbe « Je grappille ».
Ensuite il passe de l’exemple personnel aux exemples qu’il a pu observer. Dans un premier temps, ils sont eux-mêmes empruntés à des livres qu’il a lus : « Cela me rappelle ce riche Romain… ». Son récit démasque une illusion ridicule, qu’il clôt sur une comparaison « ceux dont la science réside en leurs somptueuses bibliothèques » (l. 35-36). Puis il recourt à un exemple emprunté à une expérience personnelle : « Je connais quelqu’un qui… » (l. 37). On y note l’ironie crue, soutenue par l’exclamation, de l’hypothèse plaisante de la « gale au derrière ». Il termine avec une dernière comparaison, dans laquelle il utilise un « nous », entraînant le lecteur dans son camp, pour l’obliger à ouvrir les yeux sur lui-même : « Nous ressemblons en fait à celui qui… » (l. 41). Le personnage représenté adopte un comportement absurde, qui fait sourire, en le ridiculisant.
Ainsi cette dénonciation unit l’art de convaincre, puisque ce rejet est expliqué, à l’art de persuader, car Montaigne réussit à rendre vivant un texte théorique. Peut-être se souvient-il de sa propre expérience au collège de Guyenne, dont il a maintes fois blâmé les méthodes et les excès.
L’IDÉAL HUMANISTE
Par opposition, Montaigne recherche ce que peut être la véritable « intelligence » : « plus savants » s’oppose, dès le début, à « plus intelligents ». Le premier paragraphe se construit d’ailleurs autour d’un chiasme : à la formule de la ligne 6, « sans qu’il soit question de jugement ni de vertu » fait écho, à l’inverse, à la fin du paragraphe, « qu’il soit devenu meilleur et mieux avisé, c’est là l’essentiel ». Au centre du chiasme, mis en valeur, figure le progrès moral, à travers les deux termes de « vertu » et de « jugement ».
Tout repose d’abord sur le sens du terme « jugement », qui signifie ce que nous pourrions appeler l’ »esprit critique ». Pour expliquer comment on l’acquiert, Montaigne lance une question rhétorique aux lignes 28-29, avec une opposition « Nous savons dire… » et « Mais nous, que disons-nous, nous-mêmes ? », « Que pensons-nous ? », avec la récurrence du pronom « nous », insistante. Puis il précise la métaphore alimentaire, introduite avec les « oiseaux », en reprenant le même terme (« leurs petits ») : il s’agit alors de se « nourrir », de « s’alimenter » du savoir trouvé dans les livres, de le faire sien, idée reprise à la fin du texte : « si elle ne se digère et ne se transforme en nous ». Comme la nourriture, les connaissances doivent être assimilées, et utiles ainsi à l’organisme : « Si elle ne nous fait nourrir et ne nous fortifie » (l. 44-45). L’opposition est fortement marquée par le tiret (l. 40) placé entre la formule imagée (« Nous prenons en dépôt les opinions et le savoir des autres ») et la recommandation injonctive : « il faudrait qu’elles deviennent les nôtres ».
La conséquence de la formation du « jugement », qui permet à l’homme de choisir ses actions, est la vertu, c’est-à-dire la pratique du bien, du juste, le rejet du mal, de l’injuste. Cela se traduit par l’opposition entre l’exclamation réelle, « Oh qu’il est savant ! », et l’exclamation souhaitée : « Oh le brave homme ! », adjectif à prendre dans le sens de généreux, altruiste.
Le but de l’éducation doit donc être, selon Montaigne, de rendre l’homme « meilleur », donc d’agir sur la « conscience » (l. 13). C’est aussi ce que vise Montaigne quand il oppose la « science du présent » (l. 23) d’abord à la « science du passé » : connaître bien le passé, par les exemples qu’il fournit, permettrait d’éviter de reproduire des erreurs, de choisir les meilleurs modèles. Ensuite il évoque l’importance de la « science du futur » : nourri par le passé et lucide sur le présent, l’homme pourrait construire un meilleur futur, éviter les injustices, aller vers un monde plus heureux. De même, les deux verbes à la fin du passage, « grandir » et « fortifier », prennent aussi un sens moral : il s’agit de devenir plus nobles, pour mieux résister aux épreuves et aux malheurs.
Comme chez tous les humanistes, la préoccupation première de Montaigne est donc l’amélioration morale de l’homme.
CONCLUSION
Ce texte qui reflète une évolution de l’idéal humaniste. Il n’est plus question, comme c’était le cas au début du XVI° siècle, chez Rabelais, par exemple dans la lettre de Gargantua à son fils Pantagruel, d’accumuler les connaissances humaines dans tous les domaines, mais de permettre à ces connaissances d’aider à créer un homme meilleur, capable de faire preuve d’esprit critique, et de développer sa conscience morale. On s’approche ainsi de l’idéal que l’on appellera, au XVII° siècle, celui de l’ « honnête homme » : un homme cultivé, mais non pédant, un homme préoccupé des valeurs morales au sein de sa société. On sent qu’à la fin du siècle les guerres de religion ont introduit de nouvelles exigences.
C’est également un texte représentatif de l’écriture des Essais : Montaigne ne veut pas réaliser un écrit théorique, rigoureusement structuré pour convaincre en faisant appel à la logique, mais pratique ce qu’il nomme lui-même une « écriture à sauts et à gambades », qui relève plutôt d’un désir de persuader en faisant appel au jugement personnel du lecteur, à ses propres expériences, à des images concrètes, à des métaphores.
« L’Enfant de l’ennemi »
Au XX° siècle, avec la 1ère guerre mondiale qui conduit les femmes à s’insérer dans la vie économique du pays pour remplacer les hommes, partis au front, les luttes féministes s’intensifient. Colette y prend toute sa place, (cf. biographie très complète : http://www.amisdecolette.fr/-Biographie-), en commençant par se libérer de la tutelle de Willy, son époux depuis 1893, qui avait signé de son seul nom les premiers romans de sa femme, notamment la série des Claudine.
Elle s’en sépare dès 1906 et divorce en 1910, période durant laquelle elle mène la vie mondaine d’une femme libérée, s’affichant ouvertement avec ses liaisons, féminines ou masculines, et jouant les libertines sur des scènes de music-hall.
Sous l’influence de son second mari, Henry de Jouvenel, rédacteur en chef du journal Le Matin, elle commence une série de chroniques, notamment une sorte de « journal de guerre », puisqu’elle l’accompagne quelques temps à Verdun. Or, en 1915, un débat divise l’opinion publique : les femmes, violées par des soldats allemands lors de l’avancée des troupes en août 1914, doivent-elles – ou non – garder cet « enfant de l’ennemi » ? Entre « nationalistes », qui voient dans cet enfant une menace, et « partisans de la vie », les arguments s’affrontent…
Colette, « L’Enfant de l’ennemi » in « Les Heures longues » En inscrivant son article dans ce débat, quelle opinion Colette invite-t-elle ses lecteurs à adopter ?
UN TERRIBLE DEBAT
Le titre de l’article, avec l’article défini et la majuscule, montre immédiatement une valeur symbolique de l’enfant dans ce débat, dont le début de l’extrait rappelle, au passé composé, les faits antérieurs. La pression s’accentue au moment où Colette écrit, puisque ces naissances deviennent imminentes, l’urgence étant marquée par la gradation des indices temporels : « Il va bientôt paraître au jour », puis « Encore enfermé, palpitant à peine, il est déjà présent ». La reprise du pronom « il » et le chiasme qui regroupe les deux participes, « enfermé » et « palpitant » traduisent parfaitement la place qu’a prise le sort de cet enfant, « présent » partout avant même de naître. Mais doit-il naître même ?
Deux camps s’affrontent, ce que le texte traduit par les parallélismes dans le premier paragraphe, « tantôt… tantôt », « Les uns l’ont nommé [...] Mais on l’a traité aussi [...]« , repris par « les deux camps », formule qui évoque une guerre autour de cet enfant. La violence du débat est mise en valeur par le lexique hyperbolique qui oppose la « mansuétude » des partisans à « l’exécration » des adversaires. Pour les premiers, en effet, notamment les Eglises, adversaires traditionnelles de l’avortement, il faut faire preuve de cette grande générosité qui conduit l’homme au pardon. Pour les seconds, au contraire, essentiellement les nationalistes, avec à leur tête l’écrivain Barrès, l’avortement, voire l’infanticide, s’imposent. Deux gradations ternaires soutiennent le conflit, à travers l’image donnée de cet enfant et des sentiments qu’il provoque. D’un côté, son surnom, entre guillemets, « l’innocent », lui accorde le droit de vivre, grâce à la pratique des vertus chrétiennes : le pardon sera accordé à sa mère (comme si elle était coupable d’avoir osé survivre à ce viol…) par un époux qualifié de « soldat français miséricordieux ». Le salut de l’enfant sera alors le signe même de la supériorité française sur la barbarie ennemie, devenant ainsi un argument de propagande presque.
D’un autre côté, les termes, violents, sont révélateurs de l’état d’esprit ambiant. L’enfant est qualifié d’ »ivraie », graminée comportant un principe toxique qui peut corrompre la farine : l’enfant, impur par le sang barbare qui l’a produit, viendrait de même corrompre la pureté de la race française. Ses adversaires en font aussi un « crime vivant », l’incarnation même de la barbarie ennemie contre laquelle luttent les soldats français. Il est donc logique qu’ils réclament pour lui « l »obscur assassinat », périphrase qui désigne l’avortement, ou, pire encore, l’infanticide.
=== Colette fait preuve d’une ironie amère (« Cela est d’une tristesse affreuse »), en évoquant tout ce qu’a entraîné ce débat, avec des points de suspension qui laissent imaginer qu’il peut y avoir encore mieux que des « conférences », donc l’intervention des plus grands intellectuels du temps.
Elle entre alors dans le débat, qu’elle lance par la question oratoire, en gradation binaire : « Pourquoi tant de paroles, tant d’encre répandues sur lui, et sur sa mère humiliée ? » L’article se présente donc comme une argumentation. Colette y dialogue avec un lecteur dont elle imagine les objections successives, introduites par le connecteur d’opposition : « Mais il faut bien conseiller, guider ces malheureuses qui… », « Mais que fera-t-elle ? » On notera que déjà la formulation des objections réduit la parole de l’adversaire, avec une phrase inachevée, puis une question qui place, en fait, l’auteur, en position de conseillère. Après l’argumentation, qui répond aux deux objections, Colette prend elle-même clairement parti, avec de très nombreux impératifs, notamment dans la phrase finale : « Laissez faire les femmes. Ne dites rien… Silence… »
=== Mais cette dernière phrase, en écho avec la question initiale, montre qu’elle a déplacé le débat de l’enfant à la mère, c’est-à-dire qu’elle a essayé de rappeler le droit des femmes de choisir elles-mêmes.
L’IMAGE DE LA FEMME
L’article développe une double image, contradictoire.
Dans un premier temps, elle s’attache à la femme violée, victime donc, mais placée dans une situation pathétique, selon Colette : « sa mère humiliée » par la situation d’infériorité dans laquelle elle se retrouve placée. Soit elles seront implicitement jugées coupables de cette grossesse (sans doute auraient-elles dû ne pas survivre au viol…), soit on les qualifiera de « malheureuses », pitié un peu méprisante pour celles qui portent un enfant illégitime et qui sonne faux, puisqu’en même temps on cherche à décider pour elles. Colette, au contraire, s’attache à souligner leur souffrance « aux premières heures, aux premiers jours de sombre folie », la souffrance qui suit le traumatisme qu’est le viol ; cette souffrance initiale est redoublée par la « honte », car les femmes sont tellement habituées à être mal jugées qu’elles ont intériorisé le reproche que la société leur adresse et l’anticipent. Le discours rapporté direct, avec la question répétée, met en relief leur panique, « Que faire ? Que faire ? », qui se poursuivra pendant toute leur grossesse, « amère méditation qui dure 36 semaines ».
C’est donc la femme « furieuse et épouvantée’ elle-même qui vit ce débat et « s’éveille la nuit », et la colère légitime de »la plus révoltée, la plus vindicative » la conduit à refuser l’enfant non voulu. Elle n’a besoin de personne pour vouloir se venger du viol contre l’enfant qui en est le fruit. D’où l’image qui représente leur colère, « maudissant le prisonnier impérieux de ses flancs ». Cette colère s’exprime de façon très violente, par les termes insultants employés pour l’enfant (« l’intrus, le monstre ») et par les moyens envisagés pour s’en débarrasser : » écraser au premier cri », l’infanticide donc, ou « proscrire », c’est-à-dire l’abandon. Les points de suspension qui suivent ce premier mouvement, à la ligne 25, laissent imaginer tous les choix que la femme enceinte a pu envisager pour éliminer cet enfant.
Mais, à cette première image, Colette en oppose une autre, celle de la mère, poussée par la force de l’instinct. Elle nie donc avec force toute possibilité d’infanticide, car elle considère que le temps de la grossesse a permis à la mère de s’approprier l’enfant qui vit déjà en elle : elle « n’est plus, maintenant, capable d’un crime ». Sa certitude repose sur une image de la femme « femelle », qui, comme tout animal, est dotée d’une force innée, totalement irrationnelle, qui la transforme en mère dès qu’elle porte un enfant, ce que traduit le premier rythme ternaire : « l’optimisme dévolu à la femelle alourdie d’un précieux poids humain combat sa souffarnce, plaide pour l’enfant qui tressaille, et dote la mère d’un instinct de plus ». Cette « confiance » est réaffirmée quand Colette évoque le moment de l’accouchement où la femme se trouve « épuisée, adoucie, sand défense contre son instinct le meilleur ». Toutes ces formules nous rappellent que Colette a grandi au milieu des animaux, notamment des chattes qu’elle a longuement observées et décrites dans de nombreuses oeuvres, et qu’elle-même a entretenu des liens très forts avec sa mère, évoquée notamment dans Sido, puis avec sa fille, surnommée Bel-Gazou, à laquelle ellle consacre un autre roman. Donc, à ses yeux, le débat n’est pas à résoudre par les hommes, et n’a même pas lieu d’être, puisque les femmes le résoudront seules. La seule question à résoudre est de nature économique, car bien des femmes vont se retrouver seules, soit filles-mères que personne ne voudra épouser, soit veuves de guerre, soit abandonnées par un mari qui ne supportera pas l’arrivée de cet enfant. Il faut permettre « à celles qui manquent de tout » d’élever l’enfant, d’où l’énumération qui récapitule le nécessaire : « un abri, la nourriture », « du travail », « une layette ». Colette en appelle donc à la solidarité nationale en faveur de ces femmes victimes.
C’est sur l’image de l’enfant que se termine le texte, dans une vision lyrique qui efface également la valeur symbolique du début pour le rendre concret. On observe le rythme ternaire, avec la récurrence de « nouveau-né », en gradation : « le « monstre » est seulement un nouveau-né, rien qu’un nouveau-né avide de vivre, un nouveau-né ». Et l’image se prolonge par un nouveau rythme ternaire qui met en évidence sa fragilité : « ses yeux vagues », « son duvet d’argent », « ses mains gaufrées et soyeuses ». Cela crée l’impression d’une douceur, comme pour effacer la violence initiale du viol. La comparaison finale renvoie à une image florale : la peau de l’enfant, rougie et froissée lors de la naissance, rappelle les pétales de « la fleur du pavot », le coquelicot, quand elle éclot et « vient de déchirer son calice ». Mais, parallèlement, ce choix lexical, emprunté à la botanique, se charge d’une connotation religieuse, la femme devenant alors le vase sacré qui enferme l’enfant, aussi précieux que l’hostie.
=== Face à la grandeur et à la beauté de toute naissance, les débats n’ont plus lieu d’être : « Ne dites rien ». L’ordre imposé, »silence », suivi de points de suspension, semble laisse toute sa place à l’enfant blotti dans les bras de sa mère.
CONCLUSION
Cet article montre de façon intéressante ce qu’implique tout débat dans un média comme la presse. Bien sûr l’auteur va s’engager, il prendra parti en faveur d’une opinion, contre les arguments adverses. Mais cet engagement n’aura de force que si, parallèlement, il se dégage de toutes les idées reçues, de tout ce qui a déjà été dit et écrit. Il s’agit de sortir des préjugés, des courants de pensée dominants – surtout dans un contexte de guerre – et d’amener aussi le lecteur à sortir de ses propres passions, pour qu’il puisse, ensuite, écouter une autre voix, d’autres façons d’aborder la question, d’accepter un autre avis.
L’article offre aussi un éclairage sur les voies empruntées par le féminisme au début du XX° siècle. D’un côté, on retrouve la revendication du droit pour la femme au « travail », à des conditions de vie décente, le rejet de toute notion de culpabilité, et surtout une affirmation de liberté : il appartient aux femmes de choisir elles-mêmes si elles veulent un enfant. Ce sont elles qui portent les enfants, ne sont-elles pas les mieux placées pour décider d’une naissance ? Cet article pourrait donc paraître comme précurseur du droit à l’avortement qui sera réclamé quelques décennies plus tard. Mais, d’un autre côté, la libération de la femme est loin d’être encore réalisée, car le « féminisme » de Colette n’envisage pas encore l’avortement comme une solution, bien au contraire. Elle le montre comme contraire à « l’instinct le meilleur » de la femme, celui qui fait d’elle d’abord et avant tout une mère, plius puissant que tout raisonnement. En insistant sur cetet dimension, qui rapproche la femme de l’animal, Colette ne maintient-elle pas finalement la femme dans le rôle traditionnel qui a contribué à la placer dans une condition inférieure ?
« Athènes et l’Acropole », V, 6
En 146, la défaite des cités grecques coalisées fait de ce pays une partie de l’empire romain, mais ne lui enlève rien de son prestige, qui pousse alors beaucoup de jeunes citoyens, imprégnés de culture grecque, à achever leur formation intellectuelle par un voyage dont Athènes est une étape incontournable. C’est le cas de Pausanias (né vers 115 – mort en 180), grec originaire de Lydie, en Asie mineure.
Pausanias, Périégèse de la Grèce, Athènes et l’Acropole Mais il effectue aussi un travail de géographe en composant une sorte de « guide de voyage », description qu’il intitule « Périégèse », soit « récit à propos de… » Ce guide est construit chronologiquement, le Livre I proposant le séjour à Athènes, et ici, l’Acropole, lieu emblématique de la cité.
D’où vient l’originalité de ce récit de voyage ?
LA DESCRIPTION
Le texte est construit comme si le lecteur suivait les pas du visiteur. Vient d’abord une situation géographique générale (l. 1-2), puis l’entrée « dans la citadelle » : « les vestibules ». Ensuite le parcours est organisé : « à droite », « à gauche ». Enfin, à partir de la « salle », comme dans un musée, on a le détail des tableaux.
C’est donc à travers les yeux du visiteur, présent dans le « je », que nous découvrons l’Acropole : « Dans un autre tableau, vous voyez… » On remarque le désir d’exhaustivité comme dans un « guide de voyage », avec l’énumération, l’accumulation des noms propres et plusieurs récurrences : »il y a », le verbe « est », la formule « Dans un autre »…
Deux aspects sont d’emblée mis en valeur. Pausanias fait ressortir la fonction de « citadelle » de l’Acropole, en position défensive, conformément à son étymologie, »la cité d’en haut », et protectrice de la ville. D’où l’allusion à la « chapelle de la Victoire », c’est-à-dire au petit temple dédié à Athéna-Nikè. La grandeur et le luxe de l’Acropole sont perceptibles à travers le matériau, « le marbre blanc », « la grandeur des pierres » et « les ornements », dont « les statues équestres ». Puis l’attention se focalise sur les tableaux dans les paragraphes 6 et 7. Mais, dans leur présentation, tous les sujets se retrouvent mêlés : les héros de la mythologie grecque, les personnages historiques, tel Alcibiade, ou des hommes ordinaires, comme « un enfant qiu porte des cruches d’eau » et « un Athlète peint par Timenète ».
FONCTIONS DU RECIT
Le récit a d’abord une fonction didactique, car on y reconnaît le désir d’enrichir la connaissance d’un lecteur déjà cultivé, d’où le regret qu’exprime Pausanias quand il ne peut fournir les explications nécessaires : « Je n’ai pu savoir qui l’on a voulu représenter », « on ne connaît rien à plusieurs parce que le temps les a effacées… ». Pausanias fait donc preuve d’une conscience historique, liée à la notion du temps qui passe : importance de préserver un patrimoine et de le transmettre aux générations futures.
Mais l’histoire se dégage encore mal de la légende, car il met sur le même plan les faits réels, par exemple l’existence de Xénophon ou la « victoire » d’Alcibiade, et la mythologie, qu’il s’agisse de la guerre de Troie, ou des faits rattachés au mythe fondateur d’Athènes avec son roi, Egée.
=== Le parti-pris d’exactitude est en partie remis en cause par le recours au registre merveilleux.
Mais la description revêt aussi une fonction expressive. Le récit, en effet, prend vie par l‘implication du narrateur, qui se pose en témoin et transmet ses sentiments, notamment son admiration. On note le jugement mélioratif hyperbolique : « un marbre blanc, qui [...] passe tout ce que j’ai vu de plus beau ». De plus, il exprime volontiers ses réactions de voyageur cultivé : « j’ai remarqué un portrait de Musée qui me rappelle de vieilles poésies ».
=== En cela Pausanias s’écarte de l’objectivité attendue d’un historien-géographe, pour devenir un simple visiteur, ému par ce qu’il découvre. Ainsi on sent en lui, citoyen d’un empire romain où la Grèce n’est plus qu’une province, l’Achaïe, un sincère désir d’entretenir la gloire d’une brillante civilisation, de lutter contre l’usure du « temps » en faisant revivre les oeuvres d’art.
Parallèlement, Pausanias utilise sa description pour se livrer à une véritable critique littéraire. On note, en effet, son jugement sur Homère, tantôt pour le suivre (« comme Homère le raconte »), tantôt avec sa propre volonté de rétablir une vérité, par exemple pour le sacrifice de Polyxène, « action barbare qu’Homère a jugé plus à propos de passer sous silence », ou à propos des relations féminines d’Achille : « il s’est bien gardé de dire que ce guerrier avait passé quelque temps dans cette île avec des filles ».
En même temps, il réfléchit sur la transmission des textes à la fin du passage, à propos de Musée : « nous n’avons rien qui soit bien certainement de Musée, si ce n’est un hymne… »
Enfin, il est capable de prendre du recul avec sa propre narration, en introduisant la notion de digression : « je laisse l’histoire de Méduse comme étrangère à mon sujet ». Il fait preuve ainsi d’une conscience aiguë de son rôle et des limites qu’un écrivain doit savoir s’imposer.
CONCLUSION
Ce texte représente un des premiers récits de véritable voyage connus. Il révèle déjà le lien établi entre le voyageur-narrateur, qui exprime sa subjectivité, ses impressions, son admiration souvent, et son destinataire. A travers ses choix de description, nous pouvons alors mesurer l’objectif qu’il accorde à ce type de récit.
Dans l’extrait domine la dimension esthétique, affirmant la visée culturelle du « guide de voyage ». Mais on notera le mélange de la représentation réaliste, purement descriptive, fondée sur une observation précise, et écrite de façon neutre et dépouillée, sans souci d’ornements, et de l’anecdote, rappelant brièvement les légendes les plus connues de la mythologie, dont inscrite dans le registre merveilleux. Ainsi la Grèce antique est restituée avec plus de vérité.