Machiavel, Le Prince, ch. VIII, 1513
Chercher sur quels principes l’humanisme de la Renaissance fonde son modèle social conduit tout naturellement à réfléchir au système politique qui régit cette société. C’est ce à quoi s’emploie Machiavel dans son oeuvre principale, Le Prince.
Nicolas Machiavel naît en 1469 à Florence (Italie) dans une famille noble. Il participe à la vie politique de sa cité, et dès 1498, il devient « secrétaire » de la république de Florence. Il se trouve alors chargé de nombreuses missions diplomatiques en Italie et à l’étranger. Après le retour des Médicis à Florence, en 1512, il se trouve écarté du pouvoir, et exilé. C’est alors qu’il rédige Le Prince, qu’il dédie à Laurent de Médicis, dans l’espoir d’un retour en grâce, qu’il n’obtiendra pas. Il pourra cependant rentrer à Florence en 1514, où il se consacrera à l’écriture jusqu’à sa mort en 1527. Son essai ne sera publié qu’en 1532, à titre posthume, mais il sera mis à l’index en 1559, censure entérinée en Italie en 1564 à l’issue du Concile de Trente.
Cet essai philosophique débute par une respectueuse dédicace : « Il ne faut pas que l’on m’impute à présomption, moi un homme de basse condition, d’oser donner des règles de conduite à ceux qui gouvernent. Mais comme ceux-ci ont à considérer des montagnes se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince pour bien connaître la nature et le caractère des peuples, et être du peuple pour bien connaître les princes. » L’ouvrage comporte vingt-six chapitres, dont le titre résume l’idée générale. Le premier est une introduction, qui présente les deux principales formes de pouvoir : la république et la monarchie, c’est-à-dire le « principat », comme on le disait à cette époque. C’est à lui seul que va se consacrer l’essai. Des chapitres II à XI, Machiavel passe en revue les différentes formes de principat, en se posant deux questions essentielles : comment accéder au pouvoir, et comment maintenir son royaume ?
Machiavel, « Le Prince », VIII Puis trois chapitres posent la question des armes et de l’armement. Sont ensuite développées, des chapitres XV à XXIII, les qualités et les attitudes des princes, et l’analyse du caractère des hommes qu’ils ont à gouverner. Machiavel définit ainsi la notion de « vertu » comme un équilibre à maintenir entre les qualités morales et la nécessité de conserver son pouvoir : « un prince voulant maintenir son état est souvent forcé de ne pas être bon. ». Enfin les trois derniers chapitres forment une conclusion qui s’attache à la situation politique de l’Italie, les conseils donnés au « prince » visant à libérer et à réunifier ce pays.
Est-il possible de justifier une tyrannie ?
L’ACCESSION AU POUVOIR
Machiavel, dans son essai, ne s’occupe pas de la monarchie héréditaire. Ce qui l’intéresse est la situation en Italie : des cités qui fondent des principautés, se créent, mais aussi luttent entre elles et disparaissent. D’où la question posée sur l’accession au pouvoir par la force, avec une réponse fondée sur une opposition : d’abord une dénonciation de la violence, puis son acceptation.
Le titre du chapitre, « De ceux qui par scélératesse sont parvenus à la principauté », révèle l’intention première de Machiavel, blâmer la violence, d’où la force du terme « scélératesse » pour la condamner moralement.
Cela est confirmé par l’exemple d’Agathocle, qui nous rappelle l’habitude de la Renaissance de prendre des modèles anciens comme base de la réflexion. Ici Machiavel recule dans l’antiquité grecque pour évoquer (cf. note) le pouvoir de ce tyran de Syracuse, conquis par la force en 304 av. J.-C. et conservé jusqu’à sa mort en 289. Le redoublement hyperbolique, « d’infinies trahisons et cruautés » (l. 2), souligne ce blâme, de même que l’incise, aux lignes 6-7, qui, en prenant du recul sur le reste de la réflexion, assimile clairement la « cruauté » au « mal ».
Mais ce blâme reste théorique, sur le plan d’une morale absolue, puisque le reste de l’analyse change d’optique en acceptant la violence. Machiavel se place, lui, sur le plan d’une morale pragmatique, liée à l’action en parlant de « cruauté bien ou mal employée » (l. 5-6). Il admet ainsi la possibilité d’une « bonne cruauté ». Laquelle ? Celle qui s’exerce seulement une fois, par nécessité de sa sûreté, et puis ne se continue pas ». Il ne s’agit donc pas d’une « cruauté » ancrée dans le caractère, mais seulement d’un moyen pour fonder un pouvoir fort, en triomphant d’éventuels adversaires.
C’est pourquoi Machiavel en arrive à conseiller la « cruauté », de façon insistante, comme le montre l’emploi de la modalité injonctive, il « doit » (l. 13), « il faut » (l. 19), ou la récurrence de l’adjectif « toutes » : « toutes les cruautés qu’il lui est besoin de faire et toutes les pratiquer d’un coup » (l. 13-14). Enfin, il justifie cet usage de la violence en le fondant sur une observation psychologique de la réaction des sujets, avec un parallélisme : « « faire tout le mal ensemble afin que moins longtemps le goûtant, il semble moins amer » (l. 19-20).
Machiavel inverse donc l’approche traditionnelle de la morale, qui considère généralement que « quand une cause est bonne (morale), elle produit de bons effets (moraux) ». Pour Machiavel, au contraire : « quand les effets sont bons (moraux), la cause est moralement acceptable ». tel est le sens de la phrase devenue fameuse : « La fin justifie les moyens », c’est-à-dire qu’un objectif moral donne une valeur morale aux moyens mis en oeuvre pour l’atteindre, même lorsque ceux-ci sont par eux-mêmes immoraux et blâmables. D’où le fait – qui peut surprendre au premier abord – que Dieu pourra venir en « aide » à ceux qui auront commis ces « cruautés » immorales.
LE MAINTIEN AU POUVOIR
Le Prince, une fois au pouvoir, doit-il user de « cruauté » ? À nouveau Machiavel ne se place pas sur le plan purement moral, mais sur le plan de l’efficacité politique.
La réponse est affirmative, pour qu’il puisse résister à la « fortune ». Une notion est, en effet, apparue au XII° siècle, avec la fin du monde féodal, stable et strictement hiérarchisé, remplacé par une économie marchande, où l’argent joue un plus grand rôle, permettant toutes les ascensions sociales, mais aussi des chutes spectaculaires. Elle s’est ensuite développée au fur et à mesure que se réalisaient les nouvelles découvertes, qui ôtent à l’univers son image invariable. C’est cette conception d’un monde instable, où le destin peut tout changer d’un instant à l’autre, qui fonde le raisonnement de Machiavel : le Prince doit « se maintenir », verbe récurrent dans le texte (l. 4-5, l. 12). Pour cela, il doit tenir compte des circonstances historiques, des dangers multiples « survenant durant les temps adverses » (l. 22), de double nature. Il doit, d’une part, « se défendre d’ennemis extérieurs » (l. 3), donc faire face au « temps troublé de la guerre » (l. 5). D’autre part, il doit se garder des ennemis intérieurs qui peuvent comploter contre lui : « sans que leurs concitoyens conspirassent contre eux » (l. 3). Donc ce que le Prince doit rechercher, c’est d’abord et avant tout une stabilité : « que nul accident de bien ou de mal n’ait à le faire changer » (l. 21-22).
Mais à quelle condition l’obtenir ? Pour Machiavel l’essentiel est de maintenir l’harmonie entre le Prince et son peuple. C’est l’objectif qui justifie l’accession au pouvoir par la « cruauté », alors « bonne » : celle « qui se convertit en profit des sujets le plus qu’on peut » (l. 8). Le terme « profit » recouvre un sens matériel : il s’agit, pour un prince, de développer l’économie du pays pour que tous bénéficient de cette prospérité. A cela s’ajoute un profit que nous pourrions qualifier de psychologique : créer une confiance réciproque entre le Prince et ses sujets . Celui-ci pourra alors « se « fonder sur ses sujets », pour ne plus craindre les complots, et, inversement, ceux-ci vivront dans une sérénité en pouvant se « confier en lui » (l. 12-13).
Cela conduit à un refus nettement formulé. Le prince ne doit pas pratiquer ce que Machiavel définit comme « mauvaise » cruauté : celle qui « croît avec le temps plutôt qu’elle ne s’abaisse » (l. 9-10). Cette cruauté, en effet, révèlerait un caractère foncièrement méchant, ferait vivre ses sujets dans une peur permanente, et le Prince lui-même serait contraint de « tenir toujours le couteau à la main » (l. 17). On note l’importance du futur dans tout ce passage : pour Machiavel, l’échec est certain pour tout Prince qui adopterait ce comportement.
A l’inverse, le prince doit se faire aimer, « rassurer ses sujets », et pour cela, faire « le bien » une fois qu’il a assuré son pouvoir : « les gagner à soi par des bienfaits ». De plus ce « bien » doit être distillé « petit à petit afin qu’on le savoure mieux ». Il convient de créer chez les sujets l’espoir d’un monde toujours meilleur, dans lequel eux-mêmes pourront progresser. Ainsi, si survient une guerre, ces « temps adverses » qui ont ponctué l’histoire des cités italiennes à cette époque, il aura derrière lui son peuple pour l’aider. En revanche, si c’est en un temps de trouble qu’il se met à faire « le bien », il sera trop tard, car son peuple n’y croira pas (l. 23-24). On remarque, à la fin du texte, l’emploi du tutoiement familier, comme si Machiavel s’adressait directement à son destinataire, se tenant familièrement à ses côtés. C’est bien là le rôle qu’il espère jouer aux côtés de Laurent de Médicis !
L’objectif de Machaivel est donc de permettre au Prince de choisir la meilleure forme de gouvernement possible, en alliant à la fois son propre intérêt et celui de son peuple. En suivant ses conseils, le Prince pourra éviter les complots (nul n’y aura un intérêt, donc il sera difficile de trouver des conjurés), et triompher en cas de guerre car son peuple l’aidera à défendre ce bon pouvoir.
CONCLUSION
Ce texte est didactique : Machiavel veut délivrer un enseignement. D’où sa rigueur argumentative : il part d’un exemple concret emprunté à l’Antiquité, puis il définit les deux formes de cruauté, enfin les développe successivement en en dégageant les inconvénients et les avantages. Cela le conduit à poser les règles d’un bon gouvernement : « D’où il faut noter… ». Une véritable stratégie est proposée au « Prince », sur un ton injonctif, et avec la certitude que c’est la meilleure à suivre.
On sent le désir de Machiavel de se présenter comme un utile conseiller à Laurent de Médicis, afin qu’il lève la sanction d’exil et le rappelle à ses côtés.
Il en arrive ainsi à soutenir l’emploi de la cruauté. Mais elle n’est pas justifiée par la méchanceté des hommes, par un goût pervers pour le mal, seulement par les nécessités de la vie politique. Il est important, en effet, de ne pas oublier les circonstances historiques en Italie à l’époque de Machiavel : des États faibles, qui naissent et disparaissent aussi vite, des provinces conquises et aussitôt reperdues, sans compter les menaces venues du royaume de France, d’Espagne ou du saint-empire germanique…
Ainsi le « machiavélisme » est une façon de regarder objectivement la réalité historique, et de tenter de donner des conseils pragmatiques, dans lesquels la seule morale est celle de l’objectif à atteindre : un monde plus stable, dont le peuple tire profit. Cet objectif justifie alors des actes en soi immoraux. Mais ce terme « machiavélisme » a évolué : aujourd’hui on l’emploie dans un sens très péjoratif, pour qualifier toute façon d’agir qui, pour réussir à atteindre un but personnel, se permet tout, sans se soucier du bien et du mal.
Montaigne, Essais, Livre I, ch. 25
« Du pédantisme »
Dans ses Essais, Montaigne, en digne humaniste, s’intéresse, dans plusieurs chapitres, à la formation de l’enfant, dans l’espoir d’améliorer les méthodes d’enseignement de son temps. Pour lui, un homme mieux formé ne pourra que devenir un meilleur citoyen. Essais_le pédantisme
Le titre de l’œuvre, apparent sur le frontispice de l’édition de 1582, est Essais de Michel, seigneur de Montaigne ; certaines éditions précisent même ses titres : « Chevalier de l’ordre du Roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre, maire et gouverneur de Bordeaux » (édition de 1582). Ainsi l’auteur affiche hautement son origine nobiliaire, même si, ayant grandi auprès des paysans, il se montrera toujours respectueux des plus humbles. Après des études de droit, il succède à son père dans sa charge de magistrat à Périgueux, en 1554, puis exerce des fonctions officielles au Parlement de Bordeaux. Il vend cette charge en 1571, mais est alors nommé « gentilhomme de la chambre du Roi », et se trouve alors chargé, à plusieurs reprises, de négociations dans des conflits politico-religieux : en 1574 entre Henri de Guise et Henri de Navarre, le futur Henri IV, puis, en 1583, entre le maréchal de Matignon (représentant Henri III) et Henri de Navarre. Enfin, il sera élu deux fois maire de Bordeaux, en 1581 et 1583. C’est sans doute à cause de ce rôle politique que, lors des troubles des barricades à Paris (1588), il est envoyé en prison par les « Ligueurs », puis délivré par la reine-mère, Catherine de Médicis, quelques heures après.
Comme beaucoup de ses contemporains, Montaigne est aussi un voyageur. En 1578, il est atteint de la « maladie de la pierre », une maladie de la vessie, très douloureuse. Cela l’amène, dès 1580, à voyager pour faire des cures thermales, en France, en Allemagne et en Italie. Il publie alors un Journal de voyage qui révèle son intérêt pour les moeurs et les coutumes étrangères, ainsi qu’une grande tolérance.
Par ses études, Montaigne est un humaniste. Son père lui fait apprendre le latin et le grec, puis il ira au collège de Guyenne à Bordeaux, très réputé. Enfin lui-même ne cessera de découvrir les grands auteurs de l’antiquité, tels Sénèque ou Plutarque. En témoigne sa « librairie », bibliothèque aménagée dans une tour du château de Montaigne dont il hérite à la mort de son père en 1568. Les poutres en sont couvertes de citations latines et grecques ! A cette formation s’ajoute l’influence de son ami, Etienne de La Boétie, lui-même humaniste et stoïcien, dont il s’emploiera à publier les oeuvres après sa mort en 1563.
C’est vers 1571 qu’il commence les Essais dont la 1ère édition date de 1580. Les éditions se succèdent, avec de multiples ajouts, qu’il nomme « ajoutailes », et remaniements, notamment une qu’il contrôle en 1588. Cette édition de 1588 comporte, par rapport à la 1ère, 641 ajouts, modifiant, notamment, 31 fins de chapitre, avec 543 citations nouvelles, et un 3ème livre. La dernière édition, sur laquelle se basent les éditions contemporaines est celle dite « édition de Bordeaux », que publiera Marie de Gournay, rencontrée à Paris en 1588 et qu’il nomme sa « fille adoptive ». Elle tient compte de ses dernières annotations manuscrites, placées dans les marges, et paraît de façon posthume, en 1595, trois ans après sa mort en 1592.
Quel idéal Montaigne, à travers ses critiques, pose-t-il ?
LES CRITIQUES
Montaigne dénonce la tentation des humanistes, celle d’un savoir encyclopédique, pour parcourir tout le champ des connaissances offertes à l’homme. Il fait, lui, à ce propos, un constat négatif (« leur mauvaise façon d’aborder les sciences »), d’où la place prise par les négations : « ni les écoliers ni les maîtres ne deviennent pas plus intelligents, bien qu’ils deviennent plus savants » (l. 3), « sans qu’il soit question de jugement ni de vertu » (l. 5-6), « Nous ne sommes savants que de la science du présent ; non de celle du passé, aussi peu que de celle du futur » (l. 23-24), « ne s’en nourrissent et alimentent pas non plus » (l. 25), avec une métaphore alimentaire. Elle sera d’ailleurs filée avec l’interrogation rhétorique à la fin du passage : « A quoi bon avoir le ventre plein de viande… » (l. 44). Tout cela montre bien que, pour lui, l’essentiel n’est pas la somme des connaissances.
A cela s’ajoute, conformément au titre de ce chapitre, la dénonciation du but de cet apprentissage, qui le rend encore plus inutile : il ne s’agit que de briller aux yeux d’autrui, d’étaler son savoir en société, tel « un perroquet » (l. 30). Pour concrétiser sa critique, Montaigne recourt à des comparaisons imagées. D’abord ceux qui prétendent s’instruire ainsi sont comparés, des lignes 13 à 16, à des « oiseaux ». Ils ne prennent rien pour eux de ce savoir appris (« sans même y toucher »), qu’ils acquièrent au hasard, sans organisation et sans méthode, « grappillant la science ». Ainsi ils ne peuvent rien assimiler, puisqu’ils ne prennent ce savoir « que du bout des lèvres ». La comparaison s’achève sur une image un peu répugnante, à la fois des pédants mais aussi de ceux qui les valorisent : cette nourriture, ils vont « la régurgiter et la livrer au vent ». Une seconde comparaison est tout aussi péjorative aux lignes 26 et 27, puisqu’un tel savoir est considéré, aux yeux de Montaigne, comme « une monnaie sans valeur et inutile à autre chose qu’à servir de jetons pour calculer ». Personne ne tire donc profit d’une telle attitude, pourtant tellement appréciée en société, comme le prouve l’attitude de « la foule » (l. 7-8), et le second discours rapporté dans lequel Montaigne s’inclut, avec le lecteur : « Nous demandons volontiers de quelqu’un… » (l. 9).
Mais les Essais sont aussi une autobiographie (« Je suis moi-même la matière de mon livre » déclare Montaigne dans son adresse « Au lecteur ») et Montaigne s’applique plaisamment à lui-même cette critique, en répondant ainsi par avance aux objections d’un lecteur qui lui ferait remarquer que son ouvrage est rempli de citations en latin et en grec : on note la courte phrase avec le terme péjoratif, « cette sottise », à la ligne 17, et l’interrogation rhétorique, qui reprend ce même verbe « Je grappille ».
Ensuite il passe de l’exemple personnel aux exemples qu’il a pu observer. Dans un premier temps, ils sont eux-mêmes empruntés à des livres qu’il a lus : « Cela me rappelle ce riche Romain… ». Son récit démasque une illusion ridicule, qu’il clôt sur une comparaison « ceux dont la science réside en leurs somptueuses bibliothèques » (l. 35-36). Puis il recourt à un exemple emprunté à une expérience personnelle : « Je connais quelqu’un qui… » (l. 37). On y note l’ironie crue, soutenue par l’exclamation, de l’hypothèse plaisante de la « gale au derrière ». Il termine avec une dernière comparaison, dans laquelle il utilise un « nous », entraînant le lecteur dans son camp, pour l’obliger à ouvrir les yeux sur lui-même : « Nous ressemblons en fait à celui qui… » (l. 41). Le personnage représenté adopte un comportement absurde, qui fait sourire, en le ridiculisant.
Ainsi cette dénonciation unit l’art de convaincre, puisque ce rejet est expliqué, à l’art de persuader, car Montaigne réussit à rendre vivant un texte théorique. Peut-être se souvient-il de sa propre expérience au collège de Guyenne, dont il a maintes fois blâmé les méthodes et les excès.
L’IDÉAL HUMANISTE
Par opposition, Montaigne recherche ce que peut être la véritable « intelligence » : « plus savants » s’oppose, dès le début, à « plus intelligents ». Le premier paragraphe se construit d’ailleurs autour d’un chiasme : à la formule de la ligne 6, « sans qu’il soit question de jugement ni de vertu » fait écho, à l’inverse, à la fin du paragraphe, « qu’il soit devenu meilleur et mieux avisé, c’est là l’essentiel ». Au centre du chiasme, mis en valeur, figure le progrès moral, à travers les deux termes de « vertu » et de « jugement ».
Tout repose d’abord sur le sens du terme « jugement », qui signifie ce que nous pourrions appeler l’ »esprit critique ». Pour expliquer comment on l’acquiert, Montaigne lance une question rhétorique aux lignes 28-29, avec une opposition « Nous savons dire… » et « Mais nous, que disons-nous, nous-mêmes ? », « Que pensons-nous ? », avec la récurrence du pronom « nous », insistante. Puis il précise la métaphore alimentaire, introduite avec les « oiseaux », en reprenant le même terme (« leurs petits ») : il s’agit alors de se « nourrir », de « s’alimenter » du savoir trouvé dans les livres, de le faire sien, idée reprise à la fin du texte : « si elle ne se digère et ne se transforme en nous ». Comme la nourriture, les connaissances doivent être assimilées, et utiles ainsi à l’organisme : « Si elle ne nous fait nourrir et ne nous fortifie » (l. 44-45). L’opposition est fortement marquée par le tiret (l. 40) placé entre la formule imagée (« Nous prenons en dépôt les opinions et le savoir des autres ») et la recommandation injonctive : « il faudrait qu’elles deviennent les nôtres ».
La conséquence de la formation du « jugement », qui permet à l’homme de choisir ses actions, est la vertu, c’est-à-dire la pratique du bien, du juste, le rejet du mal, de l’injuste. Cela se traduit par l’opposition entre l’exclamation réelle, « Oh qu’il est savant ! », et l’exclamation souhaitée : « Oh le brave homme ! », adjectif à prendre dans le sens de généreux, altruiste.
Le but de l’éducation doit donc être, selon Montaigne, de rendre l’homme « meilleur », donc d’agir sur la « conscience » (l. 13). C’est aussi ce que vise Montaigne quand il oppose la « science du présent » (l. 23) d’abord à la « science du passé » : connaître bien le passé, par les exemples qu’il fournit, permettrait d’éviter de reproduire des erreurs, de choisir les meilleurs modèles. Ensuite il évoque l’importance de la « science du futur » : nourri par le passé et lucide sur le présent, l’homme pourrait construire un meilleur futur, éviter les injustices, aller vers un monde plus heureux. De même, les deux verbes à la fin du passage, « grandir » et « fortifier », prennent aussi un sens moral : il s’agit de devenir plus nobles, pour mieux résister aux épreuves et aux malheurs.
Comme chez tous les humanistes, la préoccupation première de Montaigne est donc l’amélioration morale de l’homme.
CONCLUSION
Ce texte qui reflète une évolution de l’idéal humaniste. Il n’est plus question, comme c’était le cas au début du XVI° siècle, chez Rabelais, par exemple dans la lettre de Gargantua à son fils Pantagruel, d’accumuler les connaissances humaines dans tous les domaines, mais de permettre à ces connaissances d’aider à créer un homme meilleur, capable de faire preuve d’esprit critique, et de développer sa conscience morale. On s’approche ainsi de l’idéal que l’on appellera, au XVII° siècle, celui de l’ « honnête homme » : un homme cultivé, mais non pédant, un homme préoccupé des valeurs morales au sein de sa société. On sent qu’à la fin du siècle les guerres de religion ont introduit de nouvelles exigences.
C’est également un texte représentatif de l’écriture des Essais : Montaigne ne veut pas réaliser un écrit théorique, rigoureusement structuré pour convaincre en faisant appel à la logique, mais pratique ce qu’il nomme lui-même une « écriture à sauts et à gambades », qui relève plutôt d’un désir de persuader en faisant appel au jugement personnel du lecteur, à ses propres expériences, à des images concrètes, à des métaphores.
Joachim du Bellay, « Je me ferai savant… »
Les Regrets, 1558
En cherchant sur quels principes l’humanisme de la Renaissance fonde son modèle social, on est conduit, tout naturellement, à s’intéresser à l’importance accordée à l’éducation.
Joachim Du Bellay (1522-1560) s’est intéressé très tôt à l’art et à la littérature. Grâce à un de ses oncles, il commence des études de Droit à Poitiers. Il y rencontre alors Ronsard, qui l’incite à entrer au collège de Coqueret, à Paris, pour suivre des études humanistes. Il se lie d’amitié avec ceux avec lesquels il fondera la Pléiade, ardents défenseurs de l’usage de la langue française, comme on peut le constater dans Défense et Illustration de la langue française, véritable manifeste publié en 1549. Puis vient un premier recueil poétique, L’Olive. Alors que ses troubles de santé s’aggravent – il est atteint d’une surdité précoce – son oncle cardinal se voit chargé d’une mission auprès du pape à Rome, et lui propose de l’accompagner en tant que secrétaire. Du Bellay part en 1553, plein d’enthousiasme, pour découvrir l’Italie, berceau de la Renaissance et patrie des humanistes…
Son recueil, Les Regrets, comporte 191 sonnets composés pendant les quatre années que Du Bellay passe à Rome. Avec leur découverte de l’Italie, les poètes de la Renaissance découvrent aussi le sonnet, mis à la mode par le poète italien Pétrarque, ici en alexandrins. DU BELLAY
Comment ce poème illustre-t-il le cheminement d’un poète humaniste ?
LES AMBITIONS HUMANISTES
Les humanistes sont convaincus que l’éducation est essentielle pour permettre le progrès humain, ce que traduit la récurrence du verbe « apprendre » (vers 4 et 7), et l’anaphore de « Je me ferai » : l’apprentissage représente un effort sur soi-même, qui doit permettre de s’ « enrichir » (v. 10) jusqu’à une véritable métamorphose de soi. Mais quels apprentissages ?
Sont d’abord mentionnés les savoirs de l’esprit, avec quatre disciplines citées. La « philosophie » est placée en première position, comme la plus haute et la plus noble, selon le modèle donné par les auteurs antiques, tels Platon ou Aristote. Puis vient « la mathématique », car, à cette époque, les disciplines littéraires et scientifiques ne s’opposent pas.
Lui succède « la médecine », importante au XVI° siècle : en mettant l’homme au centre des préoccupations, l’humanisme cherche aussi à mieux le protéger en connaissant mieux son fonctionnement physiologique. On redécouvre alors les médecins illustres de l’antiquité (Hippocrate, Gallien), la chirurgie progresse avec Ambroise Paré, et l’on commence à pratiquer, malgré leur interdiction par l’Église, des dissections. Enfin est mentionné le droit (« je me ferai légiste »), pour pouvoir développer une réflexion sur les lois et l’organisation politique. Ces choix sont marqués par la volonté de suivre les grands auteurs et savants de l’antiquité. L’accumulation et le choix de l’adverbe d’ajout, « aussi », traduisent cet appétit de savoir, caractéristique de la Renaissance.
Puis est citée le savoir qui touche à l’âme, « la théologie », science qui étudie la religion et la parole divine, avec la précision « d’un plus haut souci » (v. 3) car, après ce qui relève du monde terrestre, ici il s’agit du monde céleste. Du Bellay ne déroge pas à la foi très présente au XVI° siècle, en exprimant, au moment même où il se rend à Rome, la cité du pape, sa volonté de se rapprocher de Dieu. Cette discipline est d’ailleurs placée à la fin du premier quatrain, comme pour souligner le fait qu’elle couronne les autres savoirs. Mais associée aux « secrets » (v. 4), puisque, jusqu’alors, la théologie était réservée aux clercs, aux religieux de façon générale, Du Bellay nous rappelle que l’humanisme revendique le droit pour tous d’accéder à ce savoir.
Enfin le second quatrain, lui, traite des apprentissages qui concernent le corps, selon le précepte essentiel, emprunté à l’antiquité : « mens sana in corpore sano ». Il s’agit de développer toutes ses facultés physiques, placées en tête des vers, au début et à la fin de la phrase, encadrant le verbe « ébatterai ».
D’abord est mise en valeur la pratique des arts, qui connaissent un important renouveau sous la Renaissance, évoqués par les métonymies : le « luth » représente la musique, le « pinceau » la peinture. Il leur est assigné un rôle de divertissement (« j’ébatterai ma vie »), nécessaire à une vie harmonieuse. L’ « escrime » et « bal » sont, quant à elles, des pratiques considérées comme sportives, propres à donner un corps souple et élégant. En même temps, ces qualités doivent permettre d’enrichir les relations sociales, car l’humaniste ne s’isole pas du reste du monde, bien au contraire !
Cependant, les livres ne sont pas le seul moyen d’apprendre, le voyage aussi est source de savoirs nouveaux. N’oublions pas que les humanistes du XVI° siècle ont été de grands voyageurs. L’Italie est, pour eux, la patrie rêvée, car elle a été la source même du renouveau. Ainsi on sent tout l’enthousiasme de Du Bellay avant son départ dans le choix du futur, qui marque une certitude, confirmée par me choix lexical redondant « je me vantais en moi ». De plus, même s’il y a une alternance pour l’œil entre les rimes embrassées des deux quatrains masculines et féminines, sur le plan sonore le [e] reste muet, seul le son [i] ressort, un son aigu, qui sonne comme un cri de joie.
Ainsi, en digne humaniste, Du Bellay a rêvé de ce voyage en Italie, qui lui est apparu comme le meilleur moyen de s’enrichir des plus importants savoirs.Mais a-t-il réalisé son rêve?
LA DÉSILLUSION DU POÈTE
En fait, nous observons une grande déception à partir du très net contraste entre la tonalité joyeuse des deux quatrains, et celle, plus grave, des deux tercets, dans lesquels prédominent des voyelles nasales, à la rime (« loin/soin ») ou dans le cours des vers : « humains », « m’enrichir », « ennui », « voyageant », « harengs » « lingots ». Mais déjà dans les tercets, nous pouvions trouver un indice avec le passage du futur à l’imparfait (« discourais », « vantais ») qui suggère la fin de cet enthousiasme. De plus ce passage correspond à une coupe forte à la césure du vers 6. Ainsi le poète exprime sa désillusion avec force, en s’adressant d’abord (« je me vantais ») un reproche à lui-même : il avoue une forme de naïveté. Mais il le généralise ensuite par l’exclamation nominale du v. 9 : tous les hommes font des rêves, qui ne sont en fait que des illusions dues à leur vanité.
Dans ce poème lyrique, Du Bellay laisse donc libre cours, amèrement, à son émotion, mais aussi, implicitement, adresse une critique à l’Italie, qui n’a pas correspondu à ses rêves d’humaniste.
Le sentiment d’échec ressort nettement des deux tercets, qui soulignent le contraste entre le voyage (« je suis venu si loin », « en voyageant ») et son résultat par une série d’antithèses. La première oppose le lexique mélioratif (« m’enrichir ») et les trois termes qui le complètent, tous péjoratifs : « ennui », « vieillesse » et « soin », qui signifie souci. La deuxième oppose les deux verbes, « m’enrichir » et « perdre », ce second verbe étant complété par une dernière antithèse avec son complément hyperbolique, « le meilleur »
Enfin, la comparaison finale, introduite par « Ainsi » et soulignée par « comme moi », met en valeur cet échec par le choix des comparants. Le premier est « le marinier », qui affronte les dangers de la mer parce qu’il espère une pêche abondante, illustrée par les rimes centrales, imagées : « trésor », « lingots d’or ». Il correspond au poète qui, lui aussi, espérait s’ « enrichir ». Le second comparant est « des harengs », c’est-à-dire des poissons de très médiocre qualité, sans grande valeur. Ils symbolisent l’échec du poète qui a le sentiment d’avoir perdu son temps en Italie. L’ensemble se conclut par une sorte de morale, fort pessimiste : « un malheureux voyage »
Le sonnet s’est donc transformé en une sorte d’apologue pour dénoncer le rêve humaniste, ici présenté comme une illusion.
CONCLUSION
La Renaissance, et très particulièrement l’œuvre des poètes de la Pléiade, est fondée sur un véritable mythe du monde antique : Rome y apparaît à la fois dans toute la puissance d’un Empire, comme le cœur du monde chrétien, et comme la capitale des arts et des lettres. Ainsi ce sonnet de Du Bellay est original puisqu’il représente une démythification de cette image.
Nous voyons donc, dans ce sonnet lyrique, un rêve se briser, celui de l’humaniste qui a cru pouvoir, par ce voyage, s’améliorer, et qui ressent, douloureusement, le poids de son échec. Faut-il en conclure à la vanité du modèle proposé ? Ou s’agit-il seulement d’une expérience personnelle, due à l’âge et à la maladie, impossible à généraliser ? (Cf. Les Regrets, « Heureux qui comme Ulysse… ») Ou bien encore assistons-nous ici à une évolution dans la pensée humaniste, passant de l’optimisme de la première moitié du siècle, à plus de doutes dans la seconde?
Thomas MORE, L’Utopie,
Livre II, 1516
En cherchant sur quels principes l’humanisme de la Renaissance fonde son modèle social, on s’intéressera à l’Utopie de l’anglais Thomas More, dialogue politico-philosophique traduit du latin.
L’œuvre est écrite en latin, alors que More est en mission diplomatique à Anvers, publiée à Louvain, et remporte un vif succès auprès de ses amis humanistes (Érasme, Pierre Gilles, Guillaume Budé), Utopia se voulant un « traité de la sagesse », comme en réponse à Moria (ou Éloge de la folie) qu’Érasme avait lui-même dédié à More en 1511. Le mot « utopie » est formé à partir du grec ou-topos, qui signifie en aucun lieu : c’est la description d’un monde imaginaire, à l’opposé de la réalité anglaise du temps, et représentatif de l’idéal de More. (cf. paratexte
Thomas MORE ). Il s’agit donc à la fois d’une satire du fonctionnement socio-politique de son époque et d’une invitation à entreprendre des améliorations, même si More reste lucide sur les les difficultés des réformes : « je le souhaite plus que je ne l’espère ».
Deux personnages sont face à face dans ce dialogue, Morus et Raphaël Hythloday, en réalité deux facettes de l’auteur Thomas More. Morus joue, comme dans les dialogues de Platon fondés sur la maïeutique, le rôle de l’ignorant, à l’écoute du sage. Quant à Raphaël Hythloday, le choix de sa dénomination n’est pas innocent. Son prénom « Raphaël » représente une double allusion, au nom du navire, « Sao Rafael », sur lequel Vasco de Gama ouvrit la route des Indes en 1498, et à celui de l’archange patron des voyageurs sur terre, sur mer et dans les airs. Le personnage est, en effet, présenté comme un marin ayant découvert l’île d’Utopie. Son nom « Hythloday » vient du grec « hythlos », qui signifie « le bavardage, le non-sens », et « diaios », adjectif signifiant « adroit », donc il serait « celui qui est habile à dire des non-sens ». Il décrit, en effet, dans son récit, un monde qui fonctionne à l’envers du monde réel. Mais le « non-sens » est souvent le signe de la vérité.
Comment l’homme peut-il atteindre le bonheur en société ?
LA NATURE DE L’HOMME
Toute l’argumentation de More soutenant son éloge de l’île des Utopiens repose sur un principe fondamental, une loi de « nature », posée comme absolue dès le début du passage (« la volonté de la nature », « obéir à cette volonté »), et qui préside à la création de l’homme, d’abord en tant qu’individu. Cette « nature », comme le montre la récurrence ternaire de « même » et de « tous », a instauré une égalité, d’abord individuelle sur le plan physique : « La nature a donné la même forme à tous » (l. 7). Tous les hommes sont également placés dans l’univers, bénéficiant tous du soleil : « elle les réchauffe tous de la même chaleur ». Enfin ils sont sous la protection d’une même « Providence », notion propre à la religion chrétienne car il s’agit d’une force bienfaisante qui préside aux destinées humaines : « elle les embrasse tous du même amour ». De cela découle une égalité sociale, car aucun homme ne vit seul dans l’univers : « Il n’y a pas d’individu tellement placé au-dessus du genre humain ».
La place accordée à la « nature » se retrouve à la fin du texte, par la mise en valeur en italique de l’adjectif « naturelle » accompagné d’un commentaire du locuteur fictif, Hythloday, qui approuve, au moyen d’une litote pour donner de la force à son affirmation, ces personnages fictifs, les Utopiens : « Ce n’est pas sans raison qu’ils ajoutent… » (l. 30).
More s’interrogeant alors sur la définition de l’homme, de sa « nature », il rejoint la définition héritée de l’antiquité, reprise par le dogme chrétien, celle d’une nature duale. L’homme est, en effet, doté d’une part physique, le « corps », mentionné aux lignes 23, 29, et sous-entendu par le terme « sensualité », et d’une part morale, identifiée par les termes d’« âme », mentionnée aux lignes 23 et 29, mais aussi impliquée par « cœur noble et humain » (l. 20), « conscience » (l. 22), et, surtout, « raison », notion placée au premier plan comme universelle. Il s’appuiera donc sur elle pour soutenir sa thèse : « Ce précepte est juste et raisonnable » (l. 5), « c’est aussi la raison qui nous attire vers les choses naturellement délectables » (l. 31)
Or cette nature fixe à l’homme un but ultime : le plaisir. Le texte s’ouvre et se ferme, en effet, sur cette affirmation que la « fin », l’objectif suprême, de la vie humaine est « le plaisir » (l. 2, l. 20, l. 28). Ainsi nous pouvons en observer le champ lexical dans les quatre premiers paragraphes, organisé en crescendo. Nous trouvons au début les termes les plus faibles : « une vie honnêtement agréable » (l. 1), repris par un terme encore très général, le « bien-être » (l. 9). Puis vient une métaphore, « le joyeux festin de la vie » (l. 5), formule qui suggère un plaisir d’origine terrestre, matérialiste, ce qui est audacieux par rapport à la conception religieuse : elle ne conçoit le bonheur que dans l’au-delà, avec la même métaphore : « Béni soit celui qui prendra son repas dans le royaume de Dieu ! » (Évangile selon Saint Luc, 16-17). On reste dans cette conception plutôt matérialiste avec le terme « plaisir » lui-même, qui s’associe à l’expression « les commodités de la vie » (l. 12). Enfin on arrive aux termes les plus forts : « chercher le bonheur » (l. 16), « la félicité » (l. 17). More s’inspire nettement ici d’une philosophie née dans l’antiquité grecque : l’épicurisme.
La fin du texte va développer cette notion de plaisir autour de deux termes. On note la triple occurrence de « jouissance », terme qui renvoie, à l’origine, à un plaisir relevant du corps, de la « sensualité ». Ici s’y ajoute le sens juridique, pour désigner la possession d’un bien : « les choses naturellement délectables » sont celles qui provoquent du plaisir.
Mais More va en élargir le sens qu’il donne à cet objectif de « plaisir » à partir de la nature duale de l’homme, au moyen du terme « volupté », qui lui aussi renvoie, dans sa définition première, au plaisir du corps : c’est l’impression extrêmement agréable, donnée aux sens par des objets concrets, des biens matériels, des phénomènes physiques, et que l’on se plaît à goûter dans toute sa plénitude. Pour More, cette « volupté » peut donc renvoyer au plaisir éprouvé par « l’âme » (l. 23, l. 29).
On constate donc une forme d’audace dans l’importance que More accorde au bonheur « hic et nunc », ici et maintenant, alors que l’Eglise, elle, considère que le bonheur de l’homme ne peut être atteint que dans l’au-delà. Certes, cette audace est prudemment masquée par le fait que, pour chaque affirmation, le locuteur rappelle que c’est là la conception des Utopiens : « Voilà ce qui fait affirmer aux Utopiens » (l. 1), « disent-ils encore » (l. 4), « les Utopiens pensent » (l. 10), « les Utopiens ramènent… » (l. 27), « Ils appellent […] ils ajoutent » (l. 29-30) Mais le pronom personnel « nous » ou le possessif « nos » montrent bien l’implication du locuteur, qui élargit cette réflexion à l’ensemble de l’humanité, et derrière lequel se cache, bien sûr, Thomas More.
=== On observe, en fait, un mélange entre la philosophie épicurienne antique, qui posait déjà pour but un plaisir associant le corps et l’âme, et la conception religieuse, même si la création divine n’est mentionnée qu’à travers la « Providence », mélange fréquent chez les humanistes de la Renaissance.
UNE MORALE ALTRUISTE
La préoccupation de More, comme il est de règle pour les humanistes, est surtout de poser des principes moraux, c’est-à-dire de distinguer les comportements justes et injustes, le bien du mal. Il s’agit d’aider l’homme à être « vertueux » (l. 3), terme repris à la ligne. 28.
Pour cela, la première exigence est celle de solidarité, posée avec insistance au moyen du rythme binaire et de pléonasmes : « s’entraider mutuellement » (l. 4),« partager en commun » (l. 5). Elle est reprise ensuite, dans le quatrième paragraphe, de façon didactique, comme des sortes de proverbes en gradation, en passant de la modalité assertive affirmative méliorative (« travailler au bien général est religion »), à l’assertive négative péjorative et imagée : « fouler aux pieds la félicité d’autrui en courant après la sienne, est une action injuste. »
Dans la seconde partie du texte, More va encore plus loin en introduisant la notion, d’origine chrétienne, du « sacrifice » : « se priver de quelque jouissance, pour en faire part aux autres » (l. 19) Mais il lui donne aussi la valeur d’un « plaisir » de nature supérieure, et même utile aux lignes 20 et 21. Il va justifier cet apparent paradoxe par trois arguments en gradation. Le connecteur « D’abord » introduit une approche pragmatique, concrète, l’intérêt d’une « bonne œuvre » : « la réciprocité des services ». Avec le connecteur « ensuite » on passe d’un plaisir du « corps », ordinaire, à un plaisir de « l’âme », car cette bonne action entraîne une forme de gratitude ; c’est là un argument de nature morale : « le témoignage de la conscience, le souvenir et la reconnaissance de ceux qu’on a obligés ». Le dernier argument, introduit par « Enfin » est une justification religieuse, très insistante (« doit être fermement persuadé… », l. 24-25), fondée sur une antithèse binaire en chiasme entre « un plaisir éphémère et léger », celui de nature terrestre, et « des joies ineffables et éternelles », celles promises dans l’au-delà.
De cette première exigence de solidarité, More dégage une conséquence (« C’est pourquoi », l. 10) qui porte sur la politique. Cette valeur de solidarité s’applique, en effet, sur le plan individuel comme sur le plan collectif, car les hommes ne vivent pas seuls, mais en société : ils sont aussi « citoyens » (l. 11). À ce titre, ils dépendent de « lois » : « les conventions privées », accords de gré à gré, et « les lois publiques », posées comme nécessaires au bonheur collectif. Ainsi on notera la force de la modalité impérative : « il faut observer ». Il fait d’ailleurs de ce point le premier de ses trois préceptes formulés sous forme proverbiale : « Chercher le bonheur sans violer les lois, est sagesse ».
Mais des conditions sont posées, qui traduisent l’opposition de More aux réalités de son temps. D’abord More précise « quand ces lois ont été promulguées justement par un bon prince ». Mais, en y trouvant peut-être une sorte d’écho à l’essai de Machiavel, le Prince, que faut-il entendre par « bon prince » ? Le parallélisme négatif des lignes 14-15 va aller plus loin : « ni opprimé par un tyran », « ni circonvenu par l’artifice ». C’est donc le double rejet, du tyran, mais aussi du démagogue. Puis il va plus loin encore, avec l’idée, toute républicaine, d’un contrat conclu entre le gouvernant et ses sujets libres : « sanctionnées par le commun consentement d’un peuple ».
=== L’île d’Utopie représente donc une opposition à l’individualisme, qui pousse chaque homme à rechercher son bonheur même aux dépens d’autrui, mais More dépasse la simple conception religieuse de charité.
CONCLUSION
Après la première partie d’Utopia qui a critiqué la situation politique, économique et sociale du royaume d’Angleterre et, plus généralement de l’Europe, la seconde partie montre un territoire idéal, qui garantit la paix et la prospérité à son peuple : « De fait, nager dans les délices, se gorger de volupté au milieu des douleurs et des gémissements d’un peuple, ce n’est pas garder un royaume, c’est garder une prison », déclarait More dan la première partie. Cette prospérité implique de reconnaître l’égalité naturelle de tous, notamment face aux lois, d’établir un pouvoir politique juste et non corrompu, et de pratiquer une nécessaire solidarité morale. Le destinataire du texte est donc à la fois le lecteur individuel et l’homme puissant au pouvoir.
Ce texte montre également les formes prises par l’engagement de Thomas More. Son humanisme est porteur d’un discours moral : la « vertu » est le gage du bonheur ; il emprunte aux philosophies antiques : ici l’épicurisme (le plaisir posé comme « fin » de l’homme) et sa notion d’ataraxie, tranquillité, impassibilité d’une âme devenue maîtresse d’elle-même au prix de la sagesse acquise par la modération dans la recherche des plaisirs. Le bonheur ne peut naître que de l’absence de troubles.
Enfin l’utopie est une forme d’apologue, un moyen habile par lequel Thomas More se cache doublement, ici derrière son locuteur Hythloday qui, lui-même, rapporte les conceptions des Utopiens. Lui-même a expliqué l’intérêt de ce choix : « Si l’on ne peut pas déraciner tout de suite les maximes perverses, ni abolir les coutumes immorales ; ce n’est pas une raison pour abandonner la chose publique. Le pilote ne guide pas son navire devant la tempête, parce qu’il ne peut pas maîtriser le vent. […] Suivez la route oblique, elle vous conduira plus sûrement au but. Sachez dire la vérité avec adresse et à propos ; et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent au moins à diminuer l’intensité du mal. » (Livre I, Utopia)