« Rodrigue et le Comte », II, 2
Corneille emprunte son sujet à un drame espagnol, Las Macedades del Cid ( les enfances du Cid, 1618) de Guillén de Castro, qui lui-même avait repris le héros d’une chanson de geste datant du milieu du XII° siècle (La Chanson de Rodrigue), que le Romancero del Cid avait renouvelé sous la Renaissance. La pièce remporte immédiatement un grand succès, ce qui provoque la jalousie des rivaux de Corneille. Avec l’appui des théoriciens du classicisme, ils provoquent le conflit qu’on nomme la « Querelle du Cid ».
En avril 1637, Scudéry publie ses Observations sur Le Cid : il critique l’irrespect des règles d’unité, l’invraisemblance du sujet, non emprunté à l’Antiquité mais à l’Espagne (alors en guerre avec la France), l’irrespect des bienséances, notamment pour le personnage de Chimène… et accuse Corneille de plagiat. En juin, Richelieu lui-même exige qu’on fasse appel au jugement de l’Académie française, créée en 1635. En décembre 1637, un autre théoricien, Chapelain,publie les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, qui reprennent certaines des critiques de Scudéry, mais louent la force des passions et des pensées et lavent Corneille de tout reproche de plagiat. Richelieu scelle la fin de la « Querelle ». Mais Corneille, blessé, répond à ces critiques dans un « Avertissement », puis dans l’Examen du Cid, qui contient encore des justifications. Mais le succès public ne se dément pas : « En vain contre le Cid un ministre se ligue,/ Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue./ L’Académie en corps a beau le censurer,/ Le public révolté s’obstine à l’admirer. », déclare Boileau.
L’acte I présente la situation : Rodrigue et Chimène s’aiment. Mais un conflit éclate entre le père de Rodrigue, Don Diègue, et le père de Chimène, Don Gormas, qui lui reproche d’avoir été nommé par le roi gouverneur du prince de Castille. Don Gormas donne un soufflet à son adversaire. Trop faible pour se faire justice lui-même, il remet son épée à son fils pour qu’il assume sa vengeance. À l’issue d’un douloureux dilemme, Rodrigue décide de provoquer le comte Don Gormas en duel, certain d’avoir le bon droit pour lui face à un geste injuste. CORNEILLE_LeCid Comment Corneille représente-t-il l’affrontement entre deux générations ?
LA VIOLENCE DU CONFLIT
Avant que n’ait lieu le conflit physique entre les deux personnages, le duel, le conflit se déroule sous la forme d’un duel verbal, opposant violemment les générations.
C’est Rodrigue qui imprime à la scène son rythme vif, en faisant preuve d’une confiance en lui inébranlable. La scène s’ouvre sur une interpellation brutale, dans une phrase elliptique, brutale : « À moi, Comte, deux mots. » La violence se poursuit dans des alexandrins brisés, pour traduire l’élan du jeune homme, avec des modalités expressives, qui se multiplient. On relève d’abord l’impératif : « Ôte-moi », « Parlons bas ; écoute », « Parle sans t’émouvoir » : Il se place ainsi en position de supériorité face à un homme plus âge, devant lequel il devrait s’incliner respectueusement.Les questions oratoires, des vers 3 à 7, visent, avec l’anaphore de « Sais-tu », à provoquer le Comte, tutoyé avec mépris. Rodrigue vouvoie son père, il devrait donc vouvoyer le Comte. Le défi est lancé, lui aussi, de façon brutale avec les nombreux monosyllabes du vers 7 : « À quatre pas d’ici je te le fais savoir. »
On retrouve ce même rythme accéléré à la fin de la scène, où c’est à nouveau Rodrigue qui imprime l’élan avec l’impératif, « Marchons sans discourir », puis avec les répliques parallèles en stichomythie du vers 44 : « Es-tu si las de vivre ? – As-tu peur de mourir ? » Cette dernière réponse, avec l’antithèse entre « vivre » et « mourir » est une véritable insulte, car c’est une façon d’accuser le Comte de lâcheté. Rodrigue manifeste donc pleinement l’insolence de sa jeunesse.
L’audace de Rodrigue s’accompagne de ce qui peut être considéré, vu son jeune âge, comme de la prétention. Il utilise ainsi, pour faire son propre éloge, un lexique mélioratif, dans des formules nettement marquées, prononcées avec hauteur et fierté, par exemple « Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées / La valeur n’attend pas le nombre des années ». On sent tout l’orgueil du jeune homme dans l’affirmation « Mes pareils à deux fois ne se font point connaître », accompagnée de l’hyperbole : « des coups de maître » (en écho au premier hémistiche, des « coups d’essai »), et reprise avec force dans le second hémistiche du vers 15 : « Oui, tout autre que moi… ».
Toute la réplique qui se développe des vers 17 à 22 argumente en ce sens, avec un double mouvement, souligné par le connecteur d’opposition « Mais ». Dans un premier temps, Rodrigue reconnaît la valeur de son adversaire, amplifiée par les images (« les palmes », « un bras toujours vainqueur », avec la métonymie), et s’admet « téméraire ». Mais c’est pour mieux affirmer sa valeur dans un second temps, en 3 vers rythmés nettement par la césure à l’hémistiche et renforcés par les parallélismes : « Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur. », « A qui venge son père il n’est rien d’impossible », avec l’antéposition du complément qui le met en relief, ou « Ton bras est invaincu, mais non pas invincible. », avec la reprise lexicale par dérivation :
Ainsi, la scène inverse le comportement inter-générationnel traditionnel, fondé sur le respect, et le seul moment de modestie se retrouve immédiatement effacé par l’élan qui le pousse au combat. Rodrigue ne rend pas justice à son adversaire.
Mais, face à lui, le comportement du Comte, son mépris de grand seigneur, n’est pas plus juste. L’attitude de Don Gormas évolue en trois mouvements. D’abord, ses réponses sont très réduites, évasives : « Oui. », « Peut-être. », « Que m’importe ? ». Il refuse donc d’entrer dans la provocation lancée, et cherche à maintenir une distance avec le jeune homme, pour affirmer sa supériorité.
Ensuite, il exprime avec force son mépris, très orgueilleux, par une brève exclamation, « Jeune présomptueux ! », et en opposant les pronoms personnels dans une construction en chiasme entre « moi » et « toi » ou « tu » et « je ». Il rabaisse ainsi la valeur militaire du jeune homme, en soulignant son inexpérience. Les questions rhétoriques dénoncent de façon très ironique la vantardise de Rodrigue : « qui t’a rendu si vain ? » (v. 11). Tout aussi ironique sa reprise de la question posée par Rodrigue au début : « Sais-tu bien qui je suis ? » (v. 15).
Enfin, il termine par le sarcasme, à travers la seconde partie de sa tirade, à partir du connecteur « Mais » au vers. 33. Il exprime, en effet, une forme de « pitié » pour le jeune homme : « je plains ta jeunesse », « le regret de ta mort ». Mais cette pitié est très méprisante, car elle sous-entend un « combat inégal », dans lequel la victoire serait obtenue « sans effort ». Elle permet donc au Comte de rabaisser la valeur de Rodrigue.
Ainsi, le conflit s’est accentué au fil de la scène, deux comportements injustes s’opposent, l’audace excessive du plus jeune trouvant face à elle l’orgueil exagéré d’un homme d’âge mûr, sûr d’être en pleine maîtrise de ses forces.
UNE VALEUR COMMUNE : L’HONNEUR
Corneille écrit pour le public aristocratique du temps de Louis XIII, une génération qui a encore le goût de l’aventure, des valeurs héroïques héritées de la féodalité, mais qui développe aussi une morale aristocratique fondée sur l’honneur et la gloire. Or, par-delà leur conflit, les deux adversaires se retrouvent dans ces valeurs.
C’est l’honneur qui justifie le défi lancé par Rodrigue, ici la volonté de rendre justice à son père,et, à travers lui, de défendre sa famille. Son interpellation s’ouvre sur cette valeur, à travers une question qui est en fait une affirmation : « Connais-tu bien Don Diègue ? » Il développe un éloge insistant de son père à travers l’énumération ternaire : « la même vertu, / La vaillance et l’honneur de son temps ? ». Il est ainsi présenté comme l’incarnation des plus nobles qualités. C’est d’ailleurs à son père qu’il se rattache en se présentant lui-même : « Cette ardeur que dans les yeux je porte, / Sais-tu que c’est son sang ? » Il insiste sur cet honneur qu’il porte en lui, qu’il présente comme la source de tout triomphe : « À qui venge son père il n’est rien impossible ». Enfin, c’est encore son honneur blessé qui provoque son indignation face au discours du Comte, soutenue par la reprise verbale et la récurrence de la voyelle [i] aiguë : « D’une indigne pitié ton audace est suivie: / Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie ? ».Cette dernière phrase fait parfaitement comprendre qu’aux yeux de Rodrigue l’honneur est plus important que sa propre vie.
Pour le Comte aussi, l’honneur est une valeur essentielle. Dans sa principale tirade, le Comte, à travers l’ironie qui vise Rodrigue, sa « pitié » un peu méprisante, ne cherche pas vraiment, en effet, à épargner le jeune homme. La raison principale est le désir de préserver son propre honneur, comme le montre l’emploi des négations : « Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire », « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. », avec la symétrie syntaxique qui fait de ce vers une maxime, telle une règle de vie. C’est aussi ce qui explique son estime pour Rodrigue, la valeur qu’il reconnaît, par-delà son ironie, à son adversaire, dans la première partie de sa tirade, des vers 23 à 32. Il mentionne à plusieurs reprises son « cœur », en reprenant le terme de Rodrigue, c’est-à-dire son « courage ». Son lexique est mélioratif, « cette ardeur magnanime », « ta haute vertu », « un cavalier [un gentilhomme] parfait », avec une amplification spatiale : « l’honneur de la Castille ».
En même temps, sa tirade rappelle le dilemme vécu par Rodrigue : « Je sais ta passi/on », avec une diérèse qui amplifie. Et l’on sent toute l’approbation du Comte dans le choix lexical hyperbolique (« suis ravi », c’est-à-dire transporté de joie) et le rythme de la phrase périodique qui suit, avec les quatre subordonnées introduites par « que » en anaphore. C’est le « devoir » qui l’a emporté chez Rodrigue, et c’est ce qu’approuve le Comte, ce qui l’amène aussi à accepter le combat, à la fin de la scène.
Ainsi, en lui accordant son admiration (« J’admire ») et son « estime », il reconnaît à Rodrigue une dignité qui fait de lui un adversaire à sa hauteur. L’« honneur » a donc été la valeur commune permettant aux deux adversaires de se reconnaître, de se rendre mutuellement justice.
CONCLUSION
Certes, il y a un véritable duel verbal entre les deux adversaires, pour figurer le duel réel, qu’il est impossible de montrer sur scène en raison à la fois des règles de bienséances, et de l’interdiction des duels par Richelieu. La rupture des règles de respect entre deux gentilshommes, un plus jeune et un plus âgé, témoigne de l’injustice qui sépare les deux personnages. Cependant, à travers ce conflit, une même valeur les réunit : l’honneur, le souci de la gloire et du « sang ». Tous deux ont donc une morale aristocratique, en accord avec l’époque de l’écriture.
Deux caractéristiques du style de Corneille ressortent de cette scène. D’une part, il effectue un travail sur le rythme, tantôt pour briser l’alexandrin afin de reproduire la colère qui anime les personnages, tantôt en soulignant fortement le rythme binaire, avec une césure fortement marquée, et deux hémistiches symétriques. On note, d’autre part, son goût pour les maximes , des vers qui sonnent comme des vérités absolues, avec un lexique qui joue sur les parallélismes et les antithèses.
« La colère de Néron », III, 8
C’est en 1669 que Racine fait représenter à l’hôtel de Bourgogne sa tragédie, Britannicus, qui ne remportera de succès que lors de sa reprise, grâce à l’estime manifestée par le roi Louis XIV. Certainement pour rivaliser avec Corneille, il s’inspire de l’histoire romaine en lui empruntant un de ses empereurs les plus représentatifs de l’injustice d’un pouvoir tyrannique, Néron. Mais il met en scène un Néron encore jeune, encore novice dans le crime.
Agrippine a poussé au pouvoir le jeune Néron, fils de son premier époux, aux dépens de son demi-frère, Britannicus, fils de l’empereur Claude, son second époux. Malgré cet appui, Néron reste jaloux de celui qui est son rival dans le coeur de Junie, que l’empereur souhaite épouser, après avoir répudié son épouse, Octavie. Il ne lui reste plus qu’à se débarrasser de lui…
Au début de la pièce, Agrippine annonce une évolution de son fils : « L’impatient Néron cesse de se contraindre ; / Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. » Son premier crime est donc l’élimination de Britannicus, son rival dans le cœur de Junie.
Dans la scène 8 de l’acte III, un violent conflit éclate entre les deux « frères ».
RACINE, « Britannicus », III, 8 Britannicus a, en effet, réussi à avoir un entretien avec Junie, que Néron retient prisonnière dans le palais et qu’il a obligée à rompre avec son amant. Mais Néron survient, et surprend le couple. Comment cette scène de conflit met-elle en valeur la tyrannie exercée par Néron ?
LE CONFLIT AMOUREUX
Même si elle n’intervient qu’à la fin de la scène, il convient de ne pas oublier la présence de Junie, destinatrice indirecte du discours des deux rivaux. C’est elle qui infléchit leur discours, chacune des deux cherchant à la séduire, Britannicus par l’amour qu’il lui porte, Néron en affirmant sa toute-puissance.
La colère de Néron explose car il vient de surprendre son rival triomphant, aux pieds de Junie qui lui avoue son amour. C’est donc son orgueil qui se trouve blessé. Sa première réaction est l’ironie par antiphrase, au vers 1, car ce qu’il vient de voir, les « transports » amoureux; ne peuvent paraître « charmants » à Néron, forcément jaloux. Aux vers 4-6, l’ironie prend une autre forme : Néron feint d’avoir emprisonné Junie pour « faciliter de si doux entretiens » avec Britannicus.
Sa seconde réaction est la menace (« l’art de punir un rival téméraire, v. 36), avec un double mouvement Il ouvre d’abord une perspective de salut : seule « l’inimitié » de Junie pourrait préserver Britannicus, d’où l’ironie de l’impératif, « souhaitez-la ». Mais il referme aussitôt cette possibilité : « Elle vous a promis, vous lui plairez toujours ».
Loin de tenter de calmer Néron, Britannicus fait tout pour accentuer cette colère. Il le provoque par l’affirmation d’un amour partagé : aux vers 7 et 8, il se présente comme un amoureux triomphant grâce aux faveurs accordées « partout » par la femme aimée. Puis il affirme sa soumission totale à son amante. C’est d’elle que dépend sa vie entière : « sa seule inimitié peut me faire trembler » (v. 38), avec la force du verbe, « Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire » (v. 40), avec la reprise du verbe, « Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche » (v. 43), qui montre ce respect.
Enfin, il en vient à une accusation de plus en plus directe de Néron et de sa façon d’agir avec Junie. Il met d’abord en valeur ce qu’elle peut ressentir face aux menaces : « de tels sentiments / Ne mériteront pas ses applaudissements », avec le verbe au futur qui marque la certitude. Plus, avec plus de violence, il blâme le chantage auquel Néron l’a soumise, aux vers 42 et 44, avec les verbes « épier » et se « cache[r] » qui rappellent sa façon d’agir perfide. Finalement, lui aussi recourt à l’ironie, pour conclure le conflit, « C’est ainsi que Néron sait disputer un cœur »,en blâmant le recours à la force.
Néron révèle ici son vrai visage, sa cruauté gratuite : il prend plaisir à faire souffrir son rival devant celle qu’il prétend séduire.
LE CONFLIT POLITIQUE
Au-delà de leur rivalité amoureuse, le conflit est, à la base, politique, car tout deux prétendent à l’exercice du pouvoir.
Britannicus fils de l’empereur Claude et de Messaline, est l’héritier en ligne directe. A deux reprises, il mentionne ce statut. Au vers 10, l’allusion à « l’aspect de ces lieux… » rappelle à son adversaire que le palais où il se trouve est celui de son père, donc lui appartient. Puis, de façon plus insultante, en l’appelant par le prénom de son père « Domitius », il lui signale qu’il n’a aucun droit d’agir « en maître ».
Néron est le fils d’Agrippine, elle-même descendante de l’empereur Auguste, né de son premier mariage avec Dimitrius Ahenobarbus, que l’empereur Claude adopta ensuite. En faisant empoisonner Claude, Agrippine pousse Néron sur le trône, et elle renforce sa légitimité en lui faisant épouser Octavie, la sœur de Britannicus. Face à Britannicus, Néron affirme hautement sa supériorité d’empereur en lui déniant ses droits au pouvoir. Au vers 12, sa question est chargée d’ironie, tout en renforçant l’affirmation par le redoublement du verbe : « qu’on me respecte et que l’on m’obéisse ». De même, l’opposition temporelle (« J’obéissais » / « vous obéissez »), est très ironique, tout comme l’hypothèse des vers 19-20, faussement aimable.
Le conflit révèle la naissance d’un tyran. Britannicus fait de Néron un portrait sévère. Aux vers 23-24, on note la force du verbe au singulier, globalisant, « tout ce qu’a… », et l’énumération critique qui suit tire sa force de sa progression de l’abstrait (« l’injustice et la force ») au concret : « Les empoisonnements, le rapt et le divorce ». Le blâme est souvent ironique. Le vers 29 rappelle de l’action même de la pièce, l’avènement du tyran (« Ainsi Néron commence à ne plus se forcer »), et le vers 31 les promesses faites lors de l’accession de Néron au pouvoir.
Mais Néron révèle lui-même son cynisme. Tout en se plaçant comme le chef de « l’empire » et de « Rome », il avoue nettement une forme de machiavélisme. Lui-même n’a aucun respect envers Rome (v. 25-26), avec la diérèse sur « curi/eux » comme pour se moquer du peuple. Il montre une indifférence totale à ce que Rome peut penser de lui, et se réjouit de régner par la terreur qu’il provoque : « Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne ».
La scène montre donc la confrontation entre une légitimité, plutôt républicaine, avec la question de Britannicus qui en appelle aux « droits » conférés par le peuple, au vers 22, et un empire qui affiche son despotisme, comme le prouve l’importance du mode impératif dans le discours de Néron.
UNE TENSION TRAGIQUE
Le rythme de la scène est en gradation, correspondant à la colère croissante des deux protagonistes. La 1ère réplique, de 6 vers, appartient à Néron, puisque c’est lui qui prend l’initiative en interrompant le duo amoureux. Puis viennent quatre répliques de quatre vers chacune, pour l’argumentation de Britannicus, à laquelle Néron répond. A partir du vers 21, le rythme se brise, l’alexandrin se disloque, ce qui permet de mettre en valeur la place de « Rome », terme repris trois fois, et l’opposition entre « son respect » et « ce qu’elle en pense ». Enfin l’on observe la stichomythie : les vers se répondent un par un ou deux par deux. Elle se marque par des échos lexicaux,notamment entre les rimes par antithèse (« silence / pense », « se forcer / se lasser »), ou par parallélisme (« règne / craigne ») ou par reprise des mots, en parallèle ou avec inversion : « « le bonheur de son règne / Heureux ou malheureux », « si je ne sais / je sais », « le bonheur de lui plaire / Vous lui plairez toujours ». La discussion est de plus en plus tendue, les deux rivaux ont baissé le masque, et la violence verbale est l’annonce de la violence des actes dans la suite de la pièce.
Cette scène comporte aussi toutes les caractéristiques propres au tragique. Les héros, emportés par leur passion, ne peuvent maîtriser leur comportement : on reconnaît, chez tous les deux, une forme d’ « hybris », de démesure. La fatalité est présente, même si elle n’est plus exercée par les dieux. Tous les personnages sont, en fait, victimes de forces historiques qui les dépassent : « Ainsi par le destin nos vœux sont traversés », rappelle ce thème, même s’il y a de l’ironie dans la réplique.
Enfin, on trouve les deux sentiments qui, selon Aristote (La Poétique), doivent être provoqués dans la tragédie, la terreur et la pitié. D’une part, l’appel aux « gardes », plusieurs fois réitéré, montre bien la menace, que ceux-ci ont du mal à exécuter vu la personne de Britannicus. Elle se marque également dans l’intervention de Junie pour tenter d’arrêter Néron, avec un discours fortement modalisé. L’interrogation du vers 45 marque son effroi, tout comme les nombreuses exclamations, soutenues par les interjections : « Hélas ! », « Ah ! ». Parallèlement Junie tente, d’autre part, de provoquer la pitié de Néron, d’abord en évoquant les excuses de Britannicus, ensuite en se sacrifiant elle-même pour tenter de ramener la paix entre les deux frères rivaux. Elle donne à ce sacrifice une valeur sacrée, puisqu’il s’agit d’aller chez les « vestales », pour tenter de fléchir Néron.
Mais en se rangeant du côté de Britannicus, Junie ne fait que contribuer à la perdre, en accentuant la jalousie de Néron. La scène s’achève sur une séparation inévitable, chaque personnage se retrouvant enfermé dans sa solitude.
CONCLUSION
La scène est à relier à son contexte historique : le pouvoir absolu de Louis XIV, qui s’affirme à cette époque. Ainsi Néron se libérant de la tutelle de sa mère et de Burrhus, nous rappelle Louis XIV se libérant de ses conseillers et de la régence (mort de Mazarin, en 1661, mort d’Anne d’Autriche, en 1662), et connaissant des dissensions avec son frère, Philippe d’Orléans. La pièce offre ainsi l’intérêt de délimiter la frontière entre le pouvoir absolu, juste, et la tyrannie, injuste, à travers le personnage de Néron, modèle du tyran.
Le second intérêt de cette scène est de montrer comment Racine met en place un nouveau déterminisme. Les hommes sont ici régis, non plus par la toute-puissance divine, à l’image des tragédies de l’antiquité grecque, ni même par le seul poids des forces historiques, car Néron est encore fragile, mais d’abord par le déterminisme de leurs propres passions. Tous les personnages sont confrontés à leurs désirs violents, doivent faire des choix, et ce sont eux qui génèrent les conflits et entraînent leur sort fatal. (Cf. extraits de la 1ère Préface).
Ubu-Roi : acte III, scène 2
En réaction aux excès du drame romantique, de nouveaux courants apparaissent dans le théâtre de la fin du XIX° siècle, le réalisme, le symbolisme…
Jarry, lui, retrouve dans Ubu-Roi, les exagérations de la farce, mais il la pousse jusqu’à l’absurde, annonçant par là le courant qu’illustrera, dans le théâtre du XX° siècle, Ionesco par exemple. La pièce est d’abord une plaisanterie de lycéens : il vient d’un texte composé, alors que Jarry est au lycée de Rennes, pour caricaturer un professeur de physique, Hébert, surnommé « le père Heb » ou « père Ebé », sous le titre « le roi de Pologne ». Ce texte, retravaillé, deviendra huit ans plus tard la pièce qui vaudra à Jarry son plus grand succès.Pour en savoir plus sur la vie de Jarry : http://www.jesuismort.com/biographie_celebrite_chercher/biographie-alfred_jarry-3468.php
Le père Ubu, poussé par sa femme, a éliminé du trône de Pologne le roi Wenceslas. L’acte III s’ouvre par la déclaration d’Ubu, « De par ma chandelle verte, me voici roi de ce pays », et montre la façon dont il établit une dictature sans partage : il lui faut éliminer tous ses adversaires. Alfred JARRY
Quel rôle joue le comique dans le conflit mis en scène dans cet extrait ?
LES FORMES DU COMIQUE
Les quatre formes du comique s’articulent dans cette scène pour rendre le conflit caricatural.
Le comique de gestes est le plus évident, forcément excessif. On peut le constater à travers les didascalies, qui traduisent la violence. Mais elle tourne à la farce tant elle est excessive, par exemple dans le traitement infligé aux Nobles : « On pousse brutalement les Nobles » (l. 3), « Ils se débattent en vain. » (l. 62). A cela s’ajoute la gestuelle répétitive, à chaque Noble, marqué par la formule « Dans la trappe » : « Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou. » (l. 14). Enfin le lexique hyperbolique réifie les victime : « On empile les Nobles dans la trappe. » (l. 46), « On enfourne les financiers » (l. 78-79). Mais l’on peut aussi imaginer les gestes et les mimiques effrayés des victimes, notamment quand elles poussent des cris, à la ligne 7 ou des lignes 57 à 60.
Le comique de langage soutient, lui, l’ensemble de la scène. Déjà le nom des objets dans l’énumération, « la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles ! », est rendu ridicule par le complément, qui semble leur donner une forme particulière. , les particulariser. Les lieux mentionnés contribuent au comique, car un décalage est créé entre les noms qui visent à restituer le pittoresque géographique (les territoires des Nobles, réellement existant) et ceux qui sont complètement imaginaires, « les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous ». Les premiers, associés aux titres cités, avec leur reprise sous forme de liste aux lignes 40-41, s’opposent à la situation des Nobles, privés dans cette scène de toute dignité. Les seconds contrastent, eux, avec la solennité que l’on pourrait attendre d’un palais royal.
Enfin le langage du Père Ubu forme un ultime décalage, avec son nouveau statut de roi. Son langage familier, « Vous vous fichez de moi », ses jurons, dont son favori, « merdre ! », lui ôtent toute dignité. Il multiplie les insultes, telles « stupide bougre ! » (l. 39), ou par déformation, « bouffre/sque », qui contraste plaisamment avec la tendre appellation finale : « ma douce enfant » (l. 83)
Le comique de situation est fondé sur la répétition, puisque la scène présente trois fois une situation identique : l’élimination de ceux qui gênent le Père Ubu, d’abord les Nobles, puis les magistrats, enfin les financiers, tous entraînant la même formule, « À la trappe » ou « Dans la trappe ». Pour les Nobles, plus particulièrement, là aussi la structure est répétitive : pour chacun, il y a la question sur l’identité (« Qui es-tu ? »), puis sur les revenus. On note aussi le contraste entre l’enthousiasme (« Excellent ! excellent ! », « Très bien ! très bien !), et la condamnation, qui frappe d’ailleurs comiquement même celui qui déclare « Je suis ruiné ».
Tout cela soutient le comique de caractère. Le héros est rendu totalement ridicule par ses excès, notamment sa sotte vanité signalée par l’abus du « je » renforcé par « moi » (« Je veux tout changer, moi »), ou bien l’accumulation des possessifs, « MA liste de MES biens ». Il ressemble ainsi davantage à un enfant capricieux qu’à un roi digne.
Cela est renforcé quand on entre dans le détail des décisions, par exemple, à propos des impôts, d’un côté il y a des impôts réels (« sur la propriété », « sur le commerce et l’industrie »), de l’autre des impôts ridicules, « sur les mariages » et « sur les décès »..
Nous assistons donc à un conflit déclenché par un personnage grotesque, qui n’a plus rien d’un héros : il est ce que l’on nomme un « anti-héros ».
UN CONFLIT ABSURDE
Quand on observe les protagonistes, les adversaires et les causes de ce conflit, on constate que le comique permet, en réalité, de formuler, par l’absurde, une satire.
Ainsi la mère Ubu joue ici un rôle paradoxal, si l’on se rappelle que c’est elle qui a poussé son époux à s’emparer du pouvoir. Elle finit par s’opposer à lui, ce qui met en relief ses excès. D’abord, elle l’implore : « De grâce, modère-toi, Père Ubu » (l. 4) ; puis elle va jusqu’à formuler plus nettement un blâme : « Quelle basse férocité ! » (l. 15), « Tu es trop féroce, Père Ubu. » (l. 35) ; enfin, elle tente de faire appel à sa raison, aux lignes 63 et 80, où elle souligne le comportement absurde du héros, le vide qu’il génère : « Plus de justice, plus de finances. » Mais aucune de ses interventions n’attire vraiment l’attention du Père Ubu, qui la traite avec grossièreté et refuse de lui répondre : « Qu’as-tu à pigner, mère Ubu ?» Elle permet donc de mesurer l’absurdité du comportement du Père Ubu.
Il en va de même pour la réaction des victimes. Toutes vont exprimer leur colère, mais par de très brèves exclamations indignées, qui n’ont pas de réelle force : les Nobles, riches ou non, périront tous. Le refus des magistrats, « Nous nous opposons à tout changement », « Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles », restent, eux aussi, inutiles. Quant aux financiers, eux soulignent l’absurdité des décisions, là aussi inutilement.
Le texte formule donc une satire, par l’absurde.
Il montre le fonctionnement d’une tyrannie. Il s’agit d’éliminer tous ceux qui pourraient former un contre-pouvoir : les Nobles d’abord, avec la récurrence insistante du terme, qui traduit une véritable obsession, puis les Magistrats, c’est-à-dire les pouvoirs exécutif et judiciaire, enfin les Financiers. Le Père Ubu, en parfait dictateur, concentre ainsi tous les pouvoirs entre ses mains. Il masque cela derrière un prétendu souci du royaume : « Pour enrichir le royaume, je vais faire périr tous les Nobles et prendre tous leurs biens ». Mais, très vite il se démasque en révélant son propre désir d’accaparer les richesses : « comme je ne finirai pas de m’enrichir, je vais faire exécuter tous les Nobles, et ainsi j’aurai tous les biens vacants. », « Je veux garder pour moi la moitié des impôts ». Il affirme sa cupidité.en exprimant son peu de souci du peuple, qu’il s’apprête à écraser d’impôts.
Il souligne également l’arbitraire de la violence. La circularité de cette violence la rend, en effet, grotesque en empêchant qu’elle devienne tragique, d’autant plus qu’elle aussi est absurde, puisqu’elle frappe aveuglément, y compris celui qui a peu, ou même qui n’a rien : « tu as une sale tête », « pour cette mauvaise parole », « mieux vaut peu que rien ».
Ainsi le conflit tourne à vide : on en rit beaucoup plus qu’on n’en est frappé ou effrayé.
CONCLUSION
Comme la caricature d’un professeur faite par des lycéens, qui permet de démythifier son pouvoir et son autorité, le comique permet à Jarry de démythifier les valeurs auxquelles une société peut croire, à commencer par l’autorité gratuite, illustrée par a toute-puissance de la dictature. Face à cette dictature, impossible de ressentir la moindre peur, car elle est essentiellement parodique. Le public voit, au fil de la scène, se dégonfler ce dictateur dont la cruauté n’est qu’un masque ridicule.
En créant son anti-héros, Jarry a réellement innové, au point qu’un adjectif a été inventé pour définir ce mélange de grossièreté comique et d’excès dans l’absurde, « ubuesque », qui traduit bien sa parenté avec « grotesque ». Ce terme désigne d’abord une situation invraisemblable : c’est le refus du réalisme qui sous-tend cette nouvelle forme de « drame », qui emprunte aussi au théâtre de la « foire » sa grossièreté, et à la farce. Mais il marque aussi l’exagération dans le comique : Jarry ne recule devant rien pour provoquer le public, voire le choquer.
Les surréalistes du début du siècle se souviendront de ce moyen de faire réagir le public devant les abus de leur temps.
Acte III, « La nuit de noces »
pp. 113-114 de « Je ne me… » à « … oublier »
Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.
Selon la prédiction de l’oracle (cf. Prologue), rien n’a pu empêcher Oedipe de tuer son père et d’épouser sa mère, Jocaste, ni le fantôme de Laïus, qui apparaît sur les remparts (Acte I), ni le sphinx qui tente d’écarter Oedipe pour le sauver (Acte II).
L’acte III marque l’accomplissement de la prophétie. Le décor illustre la chambre nuptiale : Cocteau souligne son symbolisme.
Oedipe renvoie le devin Tirésias, rejetant son avertissement ultime. Jocaste somnole, Oedipe s’endort et rêve de sa rencontre avec le sphinx : il pousse un cri et s’éveille. Un dialogue s’engage alors : parviendra-t-il à éclairer la vérité ?
L’ILLUSION
Le rêve révèle toute l’ambiguïté de la situation, qu’il s’agisse du cauchemar d’Oedipe ou de celui de Jocaste : Cocteau semble se souvenir ici de la théorie freudienne.
Les remarques de Jocaste dépeignent Oedipe comme un enfant terrorrisé devant un monstre : »te laisser dans toute cette eau », »tu es trempé, inondé de sueur ». Au début de ce dialogue, il est encore dans un demi-sommeil, puisque son corps ne réagit pas, ce que montrent les didascalies. Ainsi sa première réponse est significative de l’inceste : « Oui, ma petite mère chérie… ». La peur ressentie et cet état de semi-conscience font remonter à la surface le tabou enfoui : l’enfant se retrouve face à sa mère.
Mais il s’excuse rapidement de ce qu’il considère comme une illusion : »Je dors à moitié », »Je mélange tout ». Or cette illusion, soulignée par »Je suis absurde » est, en réalité, la vérité, qui n’est pas reconnue, pas identifiée. Le héros vit, en réalité, dans son illusion.
Jocaste aussi évoque son rêve terrible : »Tes cris m’ont sauvée d’un cauchemar sans nom ». Le spectateur est déjà au courant de son contenu (cf. p. 49). Ici encore cela renvoie au tabou de l’inceste.
Or, parallèlement au comportement d’Oedipe, transformé en bébé, elle-même entre dans le rôle d’une mère (« Quel gros bébé ! », »Ne te fais pas lourd, aide-moi »), habillant et déshabillant son enfant, par ses ordres… Elle croit, certes, participer à un jeu : « L’imitant. », « Voilà qu’il me prend pour sa mère »…
Mais là aussi ce que l’héroïne considère comme un jeu, une illusion, est, en réalité, la vérité, qu’elle nie : « ces cicatrices me rappellent quelque chose que j’essaie toujours d’oublier. »
L’explication alors donnée par Oedipe pour les « trous » à ses pieds est sincère : elle est celle qu’on lui a transmise, puisqu’il reprend « paraît-il ». Il cite plusieurs détails qui en renforcent l’impression de vérité : »ma nourrice me portait », »un sanglier », avec le présent de narration, qui donne vie à la scène, comme revécue, et la succession verbale précise. Enfin l’exclamation soutient ce récit : « C’est vrai ! »
Mais à nouveau, au moment même où il affirme cette vérité, tout dans l’attitude de Jocaste la dément : « Mais elle est pâle comme une morte ? »
=== Nous nous trouvons donc à une frontière : où est le rêve, où est la réalité ? Où est le mensonge, où est la vérité ?
LE TRAGIQUE
Chacun des deux héros, à sa façon, touche au tragique.
Pour Oedipe, le tragique vient du contraste entre la connaissance du héros et celle du public. Le premier, au sens figuré, est « aveugle » sur son destin : il appelle Jocaste « Mon amour », « Mon chéri », car, pour lui, elle n’est qu’une épouse amoureuse et « sensible ». Le public, lui, connaît la vérité grâce à la « voix » lors du prologue . Cela lui donne donc une supériorité en lui permettant de mieux mesurer la cruauté des dieux qui se jouent des hommes, ce que l’on nomme « l’ironie tragique ». Cette ironie est renforcée par les affirmations de Jocaste, « Il a dû être choyé par une maman très bonne, trop bonne… », « Je l’aime de tout mon coeur d’amoureuse la maman… », amplifiées par la gradation finale : « dorloté, gardé, élevé pour moi, pour nous ». Or seul le public mesure le double sens de « pour moi », d’une part, dans l’esprit d’une nouvelle épouse, signifiant « pour que je t’aie aujourd’hui », d’autre part, dans la réalité, « à ma place ».
Enfin, c’est Jocaste qui porte le tragique par sa découverte dans la seconde partie de la scène. Ce tragique s’accroît au fur et à mesure de ses réactions, montrées d’abord dans les didascalies, qui commentent la scène : »Soudain, elle pousse un cri terrible« , « …regarde les pieds d’Oedipe comme une folle…« . Nous basculons du jeu amoureux souriant dans l’horreur de l’univers tragique. C’est ensuite son discours qui révèle le tragique. Il est entrecoupé par les points de suspension, pour taire la vérité, indicible, qui se fait jour dans la conscience de Jocaste. La question, « d’où viennent-ils », apparaît ainsi comme une ultime tentative pour écarter cette vérité alors entr’aperçue. Le choix du verbe « témoigner » est enfin comme une réponse à cette accusation implicite.
=== Ainsi le commentaire d’Oedipe, »Mais elle est pâle comme une morte », prend un double sens, et sonne comme une annonce fatale. Elle sera d’ailleurs reprise lors du dédouement dans la didascalie, à la page 133.
CONCLUSION
Ce passage constitue un moment-clé de la pièce et une scène audacieuse. Cocteau a, en effet, été le premier à suggérer ainsi « la nuit de noces », et l’intensité dramatique est à son apogée pour le public. Les deux personnages sont au comble du bonheur : Oedipe, devenu roi, a la gloire qu’il souhaitait et pense avoir échappé à la prédiction de l’oracle ; Jocaste, veuve, qui rêvait d’un homme plus jeune (cf. Acte I, avec le jeune soldat), l’a dans son lit.
Mais tout cela n’est, en fait, qu’un leurre cruel du destin. Le public décode le double langage, mais peut s’interroger : Jocaste a-t-elle compris la terrible vérité (cf. pp. 117-119) ?
Ainsi Cocteau nous propose une image de l’homme qui fait écho au titre La Machine infernale. Il s’affirme libre, par rapport à l’opinion des citoyens, qui peuvent blâmer ce remariage et l’écart d’âge, et surtout par rapport aux dieux, puisque Jocaste a eu ce fils interdit, et qu’Oedipe a décidé de forger son propre destin. Mais n’est-il pas, en réalité, qu’une marionnette aveugle entre les mains des dieux ? Au moment même où l »homme savoure sa liberté et jouit de son bonheur, il tombe, de plus « haut » pour mieux réjouir les dieux.
=== « La machine » prend ainsi un double sens : elle s’avère un mécanisme inexorable, sans souci de l’homme, mais aussi une « machination », car tout semble combiné à l’avance par les dieux.
Acte II : Oedipe et le sphinx
pp. 82-84, d’ « Avance…» à «…Grâce…»
Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.
Après le « prologue » qui a présenté le mythe, « le fantôme » de Laïus a tenté, dans l’acte I, d’alerter la reine Jocaste d’un mystérieux danger, mais en vain. Au même moment, en effet, le Sphinx manifeste sa présence, sous la forme d’une jeune fille, à une « matrone » et son jeune fils.
Après le départ de celle-ci, c’est Oedipe qui arrive et la conversation s’engage. Celui-ci exprime ses rêves de gloire et de puissance s’il tue le sphinx. La jeune fille, ému de sa beauté, lui propose de la suivre pour rencontrer « le monstre ». Pendant qu’il compte jusqu’à 50, elle se change en sphinx… (p. 82) Comment son pouvoir sur le héros va-t-il alors se manifester ?
LE POUVOIR DE LA PAROLE
La didascalie (p. 83) annonce ce pouvoir magique, « … il lutte contre un charme« , dont la parole est la clé, ce que marque déjà la longue tirade, seulement coupée en deux mouvements par une brève réaction d’Oedipe.
C’est l’accumulation qui caractérise ces deux parties, formant un véritable flux de parole. Cela s’inscrit déjà dans la structure syntaxique, avec, dans la première tirade, une accumulation d’adjectifs au comparatif accompagnés de comparaisons : par la parole, les caractéristiques du sphinx envahissent la scène , avec 6 verbes au centre, l’adverbe d’intensité récurrent (« si ») et le complément d’objet retardé. Tout cela accentue la menace qu’il représente. Dans la seconde tirade, ce sont les verbes qui s’accumulent (16 d’abord, puis 11, puis 6), puis la phrase se trouve relancée avec « et » après le point-virgule.
A cela s’ajoutent les effets de rythme. Ils proviennent des jeux d’allongement, ou d’abrègement qui ralentissent la parole (l. 3-6), puis l’accélère (l. 7), pour ralentir à nouveau ensuite ; on remarque aussi des échos sonores, comme des rimes intérieures : « gréé, voilé, ancré, bercé », « passe/repasse – délace/entrelace ».
=== Cela donne l’impression d’une coulée continue de la parole qui, peu à peu, emprisonne le héros (« sangle », « garrotte »), ou même l’englue, comme le suggère la comparaison : « te ligote avec les arabesques folles du miel qui tombe sur du miel », l’allitération en [ l ] liquide illustrant même l’idée évoquée.
Dans ces deux parties du discours, les contraires se trouvent également réunis, par exemple au moyen des comparaisons : les métiers s’opposent, les espèces animales, les éléments naturels, à travers les choix verbaux, « gréé, voilé » face à « ancré, bercé », « déroule/enroule », « tendre/détendre », « nouer/dénouer », ou à travers les adjectifs, eux aussi contradictoires : « souple/dur », « tendu/bouclé ».
=== Tout l’univers semble se mêler et s’unir pour emprisonner Oedipe en son sein. Cocteau réalise ici un amalgame entre l’étymologie grecque du mot « sphinx » ( le verbe * sphingo, qu’on retrouve dans « asphyxie », signifie enserrer, étreindre) et la Genèse, qui montre que la parole divine engendre par elle-même le réel. Ainsi la parole du sphinx suffit à vaincre Oedipe en l’immobilisant
L’HOMME FACE A SON DESTIN
A travers les comparaisons, le sphinx met en évidence sa cruauté, une forme de violence, à la façon d’un prédateur face à sa proie : « le filet du gladiateur », « plus vorace que les insectes », « plus sanguinaire que les oiseaux ». Mais cette violence s’exerce de façon sournoise, d’autant plus redoutable : « plus subtil », « plus ingénieux », « plus fourbe ». Enfin l’énumération avec l’accumulation donne l’impression qu’il se réjouit par avance de l’étreinte avec sa victime, jusqu’à une forme de raffinement dans l’ironie cruelle : « abandonne-toi », deux fois, « je risque de te faire mal ».
Mais il convient de se rappeler aussi que ce sphinx, sous sa forme de jeune fille, a été séduit par Oedipe (p. 75) : elle a tout fait pour qu’il parte, et donc pour ne pas le tuer ; de plus toute cette tirade n’est qu’un « spectacle », une sorte de répétition au conditionnel : « si tu étais… »
Face à son discours, les réactions d’Oedipe ressortent des didascalies, qui le montrent partagé entre deux attitudes. D’un côté, elles traduisent la colère de celui qui veut être un héros, avec tout son orgueil, et se retrouve impuissant : « se tordant de colère« , « il se crispe… il lutte« . Ses premières paroles sont encore assurées : « je résisterai ! », au futur avec l’exclamation. Il exprime même une ironie blessante envers le sphinx. Mais en cela il fait preuve d’hybris, démesure pour un mortel, et mérite donc d’être puni. Par opposition, son impuissance s’accentue au fil du texte. D’abord, il « tombe à genoux« , puis il « ferme les yeux« , comme pour s’échapper en ne subissant plus cette forme d’hypnose, enfin « d’une voix faible » marque la dernière étape, la prière, insistante.
Le sphinx, dans un raffinement de cruauté, commente ces réactions. Déjà il réduit la valeur d’Oedipe par la comparaison : « si tu étais n’importe quel joli garçon de Thèbes… ». Puis il démythifie la grandeur du héros tragique traditionnel par son ironie : « saute, sautille… Il est bon qu’un héros se sente un peu ridicule ». Ce ridicule est d’autant plus fort que tout cela est au « conditionnel » (ce qui se passerait », « obtiendrait »), et n’est en réalité qu’une sorte de spectacle que se donne le sphinx. Oedipe est pris au piège, non du réel, mais de la simple parole.
Le sphinx symbolise ici les formes du destin, certains termes mettant en évidence le lien entre le monstre et le divin : « plus fatal » ( adjectif qui renvoie, étymologiquement à « fatum », lle destin en latin), « invisible », employé deux fois en anaphore. On peut l’identifier à deux formes héritées de la mythologie. Il nous rappelle le serpent, d’abord ordinaire avec la mention de sa « salive » qui est « poison », puis monstrueux : » toutes les boucles d’un seul reptile ». N’oublions pas que la population thébaine est née des dents d’un gigantesque serpent-dragon, tué par Cadmos, le fondateur. Le destin d’Oedipe renvoie ainsi à un temps ante-historique, indépendant de lui-même. De plus la mention d’ »un fil » est mise en valeur par tout le lexique lié au tissage. Or, cela renvoie au rôle des « Moires », les trois symboles du destin humain dans la mythologie grecque : Clotho, qui fabrique le fil (« je sécrète, je tire de moi »), Lachésis, qui »déroule » le fil, le cours de l’existence, et Atropos qui, elle, le coupe. Ici, on note cependant une différence : le sphinx, qui enserre et étouffe, donne une mort plus lente.
Enfin, même si cet animal n’est pas nommé, on pense aussi à une gigantesque araignée qui tisse une toile. Elle semble procéder au hasard : « j’hésite, je corrige ». Pourtant elle parvient à son but, comme si elle aussi obéissait à une « Nécessité » supérieure, un ordre de l’univers même : le sphinx DOIT tuer ou être tué, pour sceller le destin d’Oedipe, c’est là son rôle.
CONCLUSION
Nous assistons à une scène où la parole, dans sa dimension sacrée, prend toute sa force, tel un verdict condamnant un coupable : cf. Note, p. 83. Oedipe n’est-il pas doublement coupable, par la malédiction originelle (cf. Prologue), et par son « hybris », un aveuglement dû à l’ambition qui pousse l’homme à vouloir égaler les dieux (cf. fin Acte II, p. 92) ?
Mais en réalité, il semble que personne ne soit libre, ni Oedipe, ni le sphinx : « Obéissons », déclarait celui-ci à la page 68. Il y a une loi de fatalité absolue qui pèse sur tous, celle qu’illustrera à la fin de cet acte II le dialogue entre Anubis et Némésis.
Cette scène explique aussi ce qui a pu intéresser Cocteau dans le mythe d’Oedipe : la possibilité qu’il offrait de mettre en scène le pouvoir de la parole, celui qui se rattache à l’essence même de la poésie, et Cocteau est d’abord un poète. N’oublions pas non plus que le mythe a aussi servi de base à la réflexion de Freud autour du « complexe d’Oedipe », qui explique comment la loi sociale et morale permet à l’homme d’échapper à l’inceste et au parricide.
Acte II : la matrone et le sphinx
pp. 71-72, de « Vous avez… » à « … Ah ! »
Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.
Après le « prologue » qui a présenté le mythe, « le fantôme » de Laïus a tenté, dans l’acte I, d’alerter la reine Jocaste d’un mystérieux danger, mais en vain. « La voix » met en relation les deux actes [cf. p. 65]. L’acte II (selon Cocteau, celui écrit en premier) marque un « recul dans le temps », souligné par la reprise de « même ». Il illustre le danger en deux tableaux :
* la matrone et le sphinx : la dimension humaine, la banalité d’une simple citoyenne,
* Oedipe et le sphinx : la dimension mythique et tragique (cf. titre de l’acte).
Son décor est précisément décrit (p. 67), et représente un lieu plus élevé, « une éminence », par rapport au premier acte : on se rapproche de « l’invisible », du mythe ancien où les dieux gouvernent le destin des hommes. Quels rôles joue le « sphinx » dans cette scène de rencontre avec la matrone ?
LA DEMYTHIFICATION
Dans cette scène, Cocteau paraît s’éloigner du myhe, qu’il banalise totalement.
Le sphinx, en effet, n’a plus rien du monstre ailé de la mythologie grecque, avec son buste de femme et son corps de lion. Il apparaît à la matrone, comme au public, sous la forme d’une jeune fille « de dix-sept ans », et le début de l’acte nous l’a montrée rêvant, comme toutes les jeunes filles, du prince charmant.
De même, le second personnage mis en scène, la matrone, est tout aussi loin du mythe. Il s’agit d’une femme anonyme, dont la désignation est empruntée à l’antiquité romaine : c’est, étymologiquement la femme d’un citoyen. Mais le terme a évolué vers un sens péjoratif, pour qualifier une mère de famille, au physique le polus souvent imposant, qui aime bavarder et faire des commérages. Cocteau réalise un amalgame entre ces deux connotations car elle aime, de toute évidence, bavarder, et montre toute son énergie quand elle s’indigne des actes de son fils, très banals : « monter sur la table, criant, gesticulant, piétinant ». Mais elle est aussi dans son rôle de mère de famille, dans la situation banale de ne pas pouvoir se faire obéir de ses fils adolescents : « la maison est devenue inhabitable », « c’est impossible de s’entendre » Enfin, elle représente la vie des citoyens, le petit peuple avec ses préoccupations (« on crève de famine », « les prix montent », « il faudrait un homme à poigne ») et elle en a le langage quotidien, presque vulgaire : « cette maudite bête », « des micmacs », « le Sphinx qu’il dit… »
De même, Cocteau réactualise le mythe car, derrière la description de la situation à Thèbes, c’est bien celle de la France à l’époque de l’écriture ( 1932) que nous découvrons. Sur le plan politique et économique, la crise de 1929 rejaillit alors sur l’Europe : « on crève de famine, les prix montent ». A cela s’ajoute le chômage : « les mères et les épouses perdent leur gagne-pain », « les faillites se succèdent ». On reconnaît aussi le discrédit du pouvoir. Corrompu et affaibli, il trouve des boucs-émissaires pour expliquer les violences policières : « on égorge, on pille, on épouvante le peuple, et on rejette tout sur le sphinx ». La reprise du mot « sphinx » en anaphore reproduit même un discours de propagande.
Enfin, sur le plan idéologique, le discours de la matrone évoque les courants qui parcourent la société de l’entre-deux-guerres. Le deuxième fils développe une idéologie qui reprend les discours marxistes sur la religion « opium des peuples » : le sphinx est un « loup-garou pour tromper le pauvre monde », une « arme entre les mains des prêtres » et « les temples regorgent d’offrandes ». Il appelle même à la révolte, avec un discours proche alors de celui des « anarchistes ». Le fils aîné, lui, se rapproche du nihilisme, avec la reprise en anaphore d’ « il méprise » : il ne croit en aucune des valeurs reconnues, famille, patrie, religion… Le seul intérêt pour le nihiliste est le « rien », c’est-à-dire un acte tel que le meurtre, mais dégagé de tout but : « Le sphinx l’intéresserait s’il tuait pour tuer ». Leur mère, quant à elle, révèle la montée du fascisme, présenté comme une solution pour remettre de l’ordre (Mussolini, 1929 – Hitler, 1933) : elle souhaite un « homme à poigne, un dictateur ».
=== Ainsi Cocteau utilise le mythe de la Grèce antique de façon telle que ses contemporains doivent s’y retrouver.
LE TRAGIQUE
Mais, malgré cette démythification, Cocteau préserve le tragique, d’une part parce que cette rencontre illustre l‘aveuglement humain. La matrone croit, en effet, parler à une simple jeune fille : « Entre nous, [...] mademoiselle, je sais qu’il existe, le sphinx… ». Ce décalage, qui peut, certes, faire sourire dans un premier temps, révèle en fait que les humains ont perdu toute conscience des forces supérieures qui régissent leur vie. Ils sont dupes des apparences, contrairement aux enfants qui, eux, ont encore le pouvoir de percevoir le mystère car ils sont encore proches du merveilleux. Le plus jeune fils sera ainsi le seul à identifier le sphinx…
D’autre part, le choix d’un personnage comme la matrone généralise le tragique, car il n’est plus réservé aux seuls héros. La mère, femme du peuple, entre dans le tragique quand elle évoque la mort de son fils. La brièveté de ses phrases souligne la sobriété d’un chagrin qui ne s’exprime pas en longs gémissements, mais qui n’en est pas moins cruel, et provoque même la pitié du sphinx : « pauvre femme ». Le sphinx, « sombre« , semble lui-même victime du tragique, regrettant un « destin » subi, une force supérieure qui la contraint à tuer.
=== La mère prend valeur de symbole du peuple et de ses souffrances : il est exploité par les forces au pouvoir, éprouve la douleur de voir ses fils mourir « au sphinx », comme on dirait « au champ d’honneur », à la guerre. Elle représente ainsi, plus globalement, l’homme et son destin, sur lequel il est totalement aveugle.
CONCLUSION
La première originalité de cet extrait est de proposer une autre image du sphinx que celle offerte par le mythe. Il lui donne à la fois la fragilité et la banalité d’une jeune fille, et en fait, parallèlement, un symbole des alibis que les hommes se donnent pour exploiter le peuple et exercer leur violence.
La rencontre permet aussi une plongée dans l’invisible et nous fait découvrir le registre du « merveilleux » vu par Cocteau, à la fois visible par la forme familière qu’il prend, comme le fantôme de Laïus vu par les soldats, et invisible car l’homme ne comprend pas le sens de ce qu’il voit, ne perçoit pas le le mystère que cache le monde visible.
Acte I : le fantôme et les soldats
pp. 44-45, de « L’autre nuit… » à « … de fatigue. »
Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.
L’acte I est intitulé « le fantôme ». Dans une sorte de « prologue », comme dans les pièces de la Grèce antique, « la voix » a déjà présenté la légende avec son déroulement et son dénouement, texte enregistré par Cocteau. Cela constitue une annonce pour le spectateur (cf. p. 36).
L’acte I débute « sur les remparts de Thèbes », dans une atmosphère sinistre (cf. didascalie initiale, p. 37). Deux soldats ont été témoins d’apparitions du fantôme du roi Laïus. La dernière les a tellement impressionnés qu’ils ont transmis un rapport à leur hiérarchie, sans passer par leur chef qui, informé, s’emporte contre cette faute de service. Il veut savoir ce qu’ils ont vu exactement. C’est l’occasion pour le spectateur, à travers le long récit du soldat, entrecoupé par les commentaires du chef, d’en apprendre plus sur cet étrange fantôme. Que nous révèlent donc les réactions des deux soldats ?
UNE APPARITION TRAGIQUE
La présentation du fantôme par le soldat met en évidence la souffrance de Laïus, en le rendant pathétique. Le soldat le plaint, en effet : « Mais le roi était un si brave fantôme, le pauvre roi Laïus », « Pauvre fantôme ». C’était d’ailleurs le fantôme qui « crevait de peur », et non pas ceux qui le voient apparaître.
Ensuite la façon dont il reproduit les paroles et le comportement du fantôme accentue cette souffrance. Le discours direct, souligné par la didascalie « Voix solennelle. » exprime, notamment avec la reprise lexicale, « Je mourrai ma dernière mort », la répétition (« Ce sera fini, fini ») et l’impératif exclamatif : « Ayez pitié ! ». On note aussi le rythme ternaire insistant : « Et il suppliait, et le jour se levait. Et il restait là. »
=== Ainsi le thème de la mort se trouve mis en place, avec la peur qu’elle suscite chez ce roi pourtant déjà mort : « on a cru qu’il allait devenir fou », « il crevait de peur ».
Le tragique vient également de l’urgence de la menace, mise en valeur par le roi Laïus lui-même. « Il n’y a plus une minute à perdre », déclare-t-il, et cela est renfocé par les impératifs et le rythme ternaire : « Courez ! Prévenez… ! Cherchez… ! », « Allez ! Allez !… Allez donc !… » Cela accentue l’angoisse qui environne le roi Laïus. Mais le public a été informé du dénouement par « la Voix ». Présenté au public, il est inéluctable.
=== Cela rend tragique cette apparition, dont le public sait par avance que l’avertissement est inutile et ne peut rien changer.
De plus, le discours de Laïus n’explique pas clairement la menace, dont l’aspect mystérieux est ainsi amplifié : « il est arrivé une chose atroce, une chose de la mort, une chose qu’il ne peut pas expliquer… ». Le mystère ressort avec l’anaphore ternaire, mais rien n’est précisé. De même, quand il évoque « la reine » ou « Tirésias », il ne dit pas pourquoi il faut les prévenir. Cette menace, inexpliquée, relève en fait d’un monde invisible, mystérieux, mais qui semble avoir des règles strictes, s’exerçant même contre les morts, ce que traduit la longue phrase de discours narrativisé (« Il parlait… »), avec les jeux de négations et le thème de l’interdit. Un « on » régit ce monde, sans qu’on sache qui il est : « on allait le découvrir et le punir », « on lui défendrait d’apparaître ».
Enfin le mécanisme d’apparition et de disparition semble étrange, comme si les morts restaient suspendus entre la vie et la mort : « il ne sait plus disparaître », « il est perdu » / « les mêmes cérémonies pour devenir invisible que pour rester visible ».
=== Ainsi s’établit une étrange frontière, fragile, entre la vie et la mort.
LES RUPTURES DANS LE TRAGIQUE
Le langage des soldats est bien éloigné de la noblesse du langage tragique. L’emploi de l’argot militaire constitue un anachronisme, mais est renforcé par l’explication donnée : « espèce de vieille vache […] il faut vous expliquer, chef : Vieille vache est un petit nom d’amitié entre soldats » (p. 45). En fait, ce pronom « vous » s’adresse davantage au public qu’au supérieur hiérarchique. On reconnaît là la volonté de Cocteau de restituer l’atmosphère de fraternité aux armées propre à la 1ère guerre mondiale.
De même les soldats utilisent un langage familier, d’abord par le choix du vocabulaire, qui s’oppose à la situation narrée : « … il arrive en douce… » pour le fantôme, « gueuler après les chefs », « du gouvernement, quoi ! » avec l’interjection familière ou la formule « parce qu’il a dit comme ça… » ; mais cela apparaît surtout dans la syntaxe, les phrases étant structurées comme dans le langage oral avec l’emploi du sujet « on » au lieu de « nous », l’anacoluthe (« il parlait d’endroits… et qu’il s’est rendu … »), l’incise « qu’il disait », ou l’absence de négation dans « c’est pas faute ». Enfin, pour expliquer l’impuissance du fantôme, c’est-à-dire une réalité du monde de l’au-delà, le soldat emploie des expressions qui relèvent du monde militaire : le fantôme avait « quitté son poste », comme une banale sentinelle.
=== Ainsi se crée un décalage qui montre la faiblesse des humains à percevoir l’invisible et, en même temps, qui caricature ce monde invisible : cela relève du comique appelé le burlesque.
En fait, dans les années 30, caricaturer l’armée est à la mode, par exemple dans les chansons ou les sketches : c’est le « comique troupier », que l’on retrouve dans la presse ou les B.D., telle Le Sapeur Camembert de Christophe. Cette forme d’ironie critique se retrouve dans cet extrait, à travers le rapport hiérarchique entre « le chef » et les soldats : « c’est pas faute de gueuler après les chefs ». La suite fait sourire, avec l’ironie du chef et la réponse embarrassée du soldat qui tente d’effacer sa maladresse. En même temps cette armée apparaît bien dérisoire, quand on pense qu’elle doit monter la garde sur les remparts de Thèbes face à la menace du sphinx : elle semble plus occupée à discuter qu’à combattre si cela s’avérait nécessaire. Ainsi s’établit une critique des gouvernants.
Quant au fantôme, sa dimension tragique se trouve contrebalancée par une image d’impuissance. Déjà on note la transformation du nom grec du roi, originellement « Laïos », en « Laïus », terminaison latine, certes, mais terme évoquant de longs discours, ennuyeux et répétitifs. Ainsi le roi est ici doté d’une parole embarrassée : « il change ses phrases », « il nous raconte tant bien que mal », « à travers des phrases sans suite ». Ce fantôme, qui devrait terroriser, apparaît dérisoire, sans force réelle. N’est-ce pas lui qui « crevait de peur », alors que, dans la phrase précédant le passage, les soldats affirment : « on n’avait plus peur du tout » ?
Cette même impuissance se retrouve dans la façon, ridicule, de faire disparaître le fantôme, des « insultes »… Or ces soldats, pourtant doués pour les insultes, n’en sont plus capables quand cela devient nécessaire : « Le plus bête, c’est qu’on n’osait pas. » ou « plus on prenait l’air gauche [...] Moins on trouvait quoi dire ! », où la symétrie renforce leur paralysie. « … les gros mots ne nous sortaient pas de la gorge », « on bafouillait », insiste le soldat, et la scène, ainsi décrite, finit par paraître totalement absurde ! === Ainsi se crée une situation d’incommunicabilité entre le monde invisible et les humains. Rien ne peut aider ces mortels : ils sont renvoyés à leur propre liberté et à leur responsabilité.
CONCLUSION
Cet extrait fournit les éléments d’une exposition. On apprend qu’une menace grave pèse sur Thèbes, qui concerne directement la Reine. Son mari, de l’au-delà, cherche à la prévenir. Grâce au fantôme, le public perçoit la menace, mais, en fait, il la connaît déjà par « la Voix ». Ce n’est donc pas tant la menace qui constitue l’exposition, que la prise de conscience de l’impuissance des hommes, c’est-à-dire de « l’Absurde » que le théâtre de Ionesco mettra en forme. Le texte met aussi en place le registre, burlesque, c’est-à-dire le contraste entre une situation grave et le ton, qui bascule vers le comique. Cela démythifie à la fois le mythe et sa valeur tragique, et la liberté des humains, en fait bien dérisoire.
Acte IV, 11 : La mort du duc
C’est en 1830 que le drame romantique s’impose, après la célèbre « bataille » provoquées par la pièce de V. Hugo, Hernani. Alfred de Musset ( cf. une biographie assez complète sur le site : http://www.alalettre.com/musset-bio.php ), lui, après l’échec de sa première pièce décide de ne plus se tourner vers la scène et de regrouper ses oeuvres sous le titre Un Spectacle dans un fauteuil. Mais Lorenzaccio, publié en 1834, n’en reste pas moins représentative du « drame romantique », à la fois par la liberté prise avec les règles du théâtre classique, par la personnalité de son héros, et par une inspiration qui plonge dans l’Histoire des temps modernes.
Ici Musset s’inspire, en effet, d’une oeuvre de George Sand, Une Conspiration en 1537, dont elle-même avait emprunté l’intrigue à la Storia florentina de Varchi, chronique de la vie de Florence sous la Renaissance. Mais Musset a modifié la fin de l’histoire : dans la réalité, Lorenzo s’enfuit et reste en vie encore quelques années, alors que le héros de la pièce se laisse tuer, désespéré de voir que son assassinat n’aura pas libéré Florence.
Cette scène ( Lorenzaccio, IV, 11, « La mort du duc » ) pourrait constituer un dénouement, puisque le meurtre du Duc est l’objectif de Lorenzo, affirmé depuis le début de la pièce, celui d’être « un nouveau Brutus ». Pour ce faire, il en est devenu le compagnon, partageant ses débauches pour supprimer toute méfiance, jusqu’à organiser ce rendez-vous galant avec sa propre tante, Catherine, à laquelle le duc s’intéresse mais qui le repousse. Cependant il s’agit d’un piège, pour l’attirer dans la chambre où il a soigneusement préparé l’assassinat en s’entraînant avec un maître d’armes, Scoronconcolo. Comment cette scène représente-t-elle le tyran et le pouvoir qu’il exerce ?
L’IMAGE DU TYRAN
On retrouve ici l’image traditionnelle du tyran, homme de pouvoir dont la toute-puissance suscite la peur comme l’exprime Scoronconcolo quand il découvre le meurtre, avec ses exclamations : « Ah ! mon Dieu ! c’est le duc de Florence ! ». Il lui donne son titre officiel, et révèle sa peur : « nous en avons trop fait », « Pourvu que les voisins n’aient rien entendu ! », « Quant à moi, je prendrai les devants ».
Mais l’accent est surtout mis sur le cynisme d’un débauché, qui exprime ouvertement son mépris pour les femmes, dont il n’attend que la satisfaction de son plaisir sexuel. Déjà on notera que la scène se déroule dans la « chambre » dans laquelle il attend son rendez-vous galant. De plus, par ses remarques méprisantes envers celle qu’il nomme péjorativement « la Catherine », il montre clairement son seul intérêt : il décide de se « mettre au lit » afin de n’être pas obligé de faire la conversation ! Ses commentaires sont tout aussi méprisants, dans son monologue, sur la galanterie, qu’il juge tout juste bonne pour « un Français » - touche humoristique de Musset ! – et qui lui paraît une perte de temps, inutile puisque la femme est déjà prête à dire « oui ».
Il place donc au centre de son existence le refus de toute contrainte quand il s’agit de satisfaire un plaisir : « ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode ». L’allusion à « l’infante d’Espagne » ne fait que renforcer sa grossièreté. Enfin son matérialisme est nettement affiché, avec la comparaison totalement irrespectueuse envers l’Eglise : « j’ai soupé comme trois moines ».
=== Il s’affirme comme un personnage odieux et méprisable, un tyran mais dépourvu de toute dignité.
Sa relation avec Lorenzo est, à la base, une relation hiérarchique : Lorenzo, cousin du duc, le vouvoie et le nomme « Seigneur », alors que le duc le tutoie. Il le nomme familièrement « Renzo », et même « mignon », qualificatif des favoris du roi Henri III, chargé d’une connotation homosexuelle. Le peuple de Florence n’attribue-t-il pas avec mépris au héros d’autres surnoms péjoratifs, tels « Lorenzina » ou « Lorenzetta » ? En fait, Lorenzo est au service des plaisirs du duc, puisque c’est lui qui les lui fournit : « Va donc cherche ta tante », lui ordonne Alexandre. Il est donc en position d’adjuvant, mais, face à lui, le duc conserve un reste de la méfiance propre au tyran, comme le prouvent ses deux questions, à propos de l’épée et des « chevaux de poste », et la justification proposée par Lorenzo pour le rassurer : « il est bon d’avoir toujours une arme sous la main ». Cependant, ce sont la familiarité et la confiance qui dominent. Il vient à ce rendez-vous sans protection officielle, et « ôte son épée » dès son entrée dans la chambre.
Sa question au moment du meurtre révèle donc son incompréhension : comment cet adjuvant a-t-il pu se transformer en opposant ?
=== Le tyran présente donc une double personnalité. D’une part, il a conscience du risque qu’il court, et qui l’oblige à une méfiance permanente. D’autre part, dans son désir de satisfaire tous ses désirs, il dispose d’un pouvoir sans limites qui l’aveugle.
LE MEURTRE
Le rôle de Scoronconcolo montre bien que le meurtre a été soigneusement préparé : le « tapage » rappelé à la fin prouve leur entraînement. Cependant, le maître d’armes n’a pas été associé entièrement à ce meurtre, puisqu’il ignore qu’il s’agissait de tuer le « duc de Florence » : le risque d’une trahison était trop grand ! Cela renvoie donc le héros à une complète solitude : il ne s’agit pas d’un complot politique pour Musset, mais d’abord d’un acte individuel.
De même Lorenzo a préparé sa fuite : « les chevaux de poste » l’attendent, et il fournit immédiatement un alibi pour répondre à la question du duc, donc avait sans doute prévu la question. Enfin, chacun de ses gestes est calculé, comme celui décrit dans la didascalie (« Il entortille le baudrier de manière à empêcher l’épée de sortir du fourreau. »), et justifié aux yeux du duc, même si, pour le public, son discours prend un double sens : « il est bon d’avoir toujours une arme sous la main ». Son seul « complice » est donc bien ce public, associé à l’action.
Cette scène nous emmène loin de la tragédie classique. Plus d’unité de lieu ni de temps ici, puisque la didascalie initiale précise que nous sommes dans « la chambre de Lorenzo » et qu’il est évident qu’il a fallu plus de 24 heures pour en arriver à ce meurtre. De plus la scène n’est plus délimitée par les entrées et sorties des personnages : un bref monologue du duc vient la couper. Enfin la règle des bienséances externes interdisait au XVII° siècle la représentation de la violence sur scène, notamment de la mort. Or comment est représenté le meurtre du duc ? On observe un contraste entre sa rapidité et sa violence. Il semble, en effet, vraiment facile, réalisé en très peu de répliques, ce qui lui donne une réelle sobriété : deux questions encadrent la mention du geste « Il le frappe », à deux reprises. Mais il n’en reste pas moins violent, ce qui est doublement suggérée, d’une part par la peur de Scoronconcolo (« Pourvu que les voisins n’aient rien entendu ! ») qui évoque le bruit de la scène, d’autre part par la morsure, cette « bague sanglante », qui implique que le duc a dû lutter avant de mourir.
== Le drame romantique s’est donc libéré des règles, pour donner plus de force à la représentation scénique. Mais n’oublions pas que les pièces de Musset n’ont pas été écrites pour être représentées mais pour former « un spectacle dans un fauteuil ».
Enfin, les réactions de Lorenzo donnent à ce meurtre un sens symbolique, que traduit déjà son affirmation au moment où il l’accomplit : « N’en doutez pas, seigneur ». Cette réplique prouve sa volonté d’affirmer son identité de meurtrier. Elle est, en effet, la justification de toutes ses débauches en compagnie du duc. La métaphore de la morsure en « bague sanglante », « inestimable diamant », l’assimile à une bague de fiançailles, voire de noces (« je garderai jusqu’à la mort »), elle représente donc la valeur de ce meurtre : Lorenzo s’unit à lui-même, il retrouve sa véritable nature, en se libérant du rôle de débauché qu’il avait dû adopter.
Cette redécouverte de soi-même explique la place qu’occupe, à la fin du texte, le registre lyrique, expression des sentiments personnels, avec l’adresse à soi même (« Respire, respire, cœur navré de joie ») qui transforme ces répliques en un véritable monologue, particulièrement exalté avec les exclamations qui se multiplient sur un rythme binaire. Lorenzo plonge en lui-même, sans plus entendre les remarques concrètes et pragmatiques de Scoronconcolo. Ce dernier, d’ailleurs, note cet isolement du héros, qui le rend comme étranger à ce qui l’entoure : « Son âme se dilate singulièrement ».
Les répliques traduisent une émotion violente et contrastée, que restitue l’oxymore, « cœur navré de joie », qui associe l’idée d’une douleur, telle une blessure (« navré ») à la « joie ». Il est, en effet, devenu meurtrier, mais par un acte qui donne sens à sa vie. Il vit alors une sorte de renaissance, illustrée par le rôle joué par la nature à la fin du texte. La didascalie « s’asseyant à la fenêtre » montre que ce meurtre dépasse le cadre étroit de la chambre, il s’ouvre sur l’univers entier, créant une sorte de printemps fictif : le début du texte mentionnait le « froid », à présent « le vent du soir est doux et embaumé », et, même si l’on est « la nuit », « les fleurs des prairies s’entrouvrent »… Cependant, au moment même où s’affirme cette renaissance, en un acte d’action de grâce adressée au « Dieu de bonté ! » qui l’a permise, les termes choisis connotent la mort : « ô éternel repos ! » rappelle la mention sur les tombes.
=== Le public est conduit à s’interroger : le meurtre apportera-t-il vraiment à Lorenzo la libération qu’il en espère ?
CONCLUSION
La liberté du drame romantique permet de donner à l’image du tyran une dimension plus violente, puisqu’il peut transformer ce qui restait langage dans la tragédie classique (le dilemme de Cinna évoquant les menaces qui pèsent sur lui et la haine des Romains, les imprécations d’Agrippine prédisant le sombre avenir de Néron) en action représentée : le meurtre du tyran sur le lieu même de ses débauches. Mais ici, romantisme oblige, ce meurtre est un acte solitaire, et non pas un complot politique : il apparaît comme le couronnement d’une vie, dont lui seul peut justifier toutes les fautes. Cela explique la place prise par le registre lyrique.
En cela, cette scène ne constitue pas un dénouement, car le public s’interroge sur le sort réservé au héros, en raison même de cette solitude. Son meurtre aura-t-il le pouvoir de libérer Florence ? Lui-même pourra-t-il reprendre le cours d’une vie ordinaire ? La scène ouvre donc un horizon d’attente.
« Les imprécations d’Agrippine », V, 6
C’est en 1669 que Racine fait représenter sa tragédie, Britannicus, qui ne remportera de succès que lors de sa reprise, grâce à l’estime manifestée par le roi Louis XIV. Certainement pour rivaliser avec Corneille, il s’inspire de l’histoire romaine en lui empruntant un de ses empereurs les plus représentatifs de l’injustice d’un pouvoir tyrannique, Néron. Mais il met en scène un Néron encore jeune, encore novice dans le crime.
Agrippine a poussé au pouvoir le jeune Néron, fils de son premier époux, aux dépens de son demi-frère, Britannicus, fils de l’empereur Claude, son second époux. Malgré cet appui, Néron reste jaloux de celui qui est son rival dans le coeur de Junie, que l’empereur souhaite épouser. Il ne lui reste plus qu’à se débarrasser de lui…
Au début de la pièce, Agrippine annonce une évolution de son fils : « L’impatient Néron cesse de se contraindre ; / Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. » Son premier crime est donc l’élimination de Britannicus, son rival dans le cœur de Junie qu’il désire épouser après avoir répudié son épouse Octavie.
Dans la scène 5 de l’Acte V, Burrhus, gouverneur de Néron, vient annoncer à Agrippine et Junie la mort de Britannicus, empoisonné, alors que l’empereur avait promis à sa mère une réconciliation.
Racine, Britannicus, les imprécatons d’Agrippine A l’arrivée de son fils, dans la scène 6, Agrippine va laisser éclater sa colère. On a reproché à Racine cette scène, alors que le dénouement, la mort de Britannicus, a déjà eu lieu. Mais elle permet, entre la mère et le fils, une intéressante confrontation. Quelle image Racine donne-t-il du pouvoir à travers ce conflit ?
Agrippine, dans son désir de contrôler son fils, lui avait donné deux gouverneurs, Burrhus, un sage affranchi, et le philosophe, Sénèque, absent au moment où se situe la pièce. Mais celui-ci, las de cette tutelle, s’est choisi un autre conseiller, Narcisse. La pièce montre donc comment l’empereur s’émancipe peu à peu.
Pourtant, dans cette scène, la didascalie initiale, « voyant sa mère », avec l’exclamation « Dieux ! » révèle à quel point Néron redoute encore cette mère, sous l’influence de laquelle il a grandi. Il garde en lui une peur, que l’accusation sévère de celle-ci va accentuer. Elle se montre, en effet, violente, avec l’impératif, « Arrêtez », et la brièveté des hémistiches en gradation : « Britannicus est mort : je reconnais les coups ; / Je connais l’assassin. ». Face à cette accusation, la réaction de Néron, feindre l’innocence, ressemble à celle d’un enfant grondé : « Et qui, madame ? […] Moi ! ».
De même sa défense est très puérile. Elle consiste d’abord à se poser en victime de « soupçons » excessifs, ce que souligne la litote : « Il n’est point de malheur dont je ne sois coupable. » Tentant ainsi de retourner l’accusation lancée, il cite un exemple de cette prétendue injustice, la mort de Claude, autre façon de détourner l’accusation par cette supposition que personne n’a encore faite : « Ma main de Claude même aura tranché les jours ». Son second argument consiste, tout en feignant hypocritement au vers 8 de comprendre la douleur de sa mère, de se décharger de toute responsabilité en la rejetant sur une fatalité abstraite : « Mais des coups du destin je ne puis pas répondre ». Enfin, devant l’insistance d’Agrippine qui précise son accusation, « Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné », toujours par de brèves propositions, il ne trouve comme nouvelle réponse qu’une question embarrassée, autre feinte puisqu’il simule l’indignation : « Madame ! … Mais qui peut vous tenir ce langage ? ».
Narcisse intervient grossièrement, interrompant le dialogue entre l’empereur et sa mère avec l’interjection « Eh ! », en appelant Néron à assumer fièrement son acte : « seigneur, ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ? ». On mesure pleinement son influence, puisque, voyant que Néron ne trouve rien à répondre, il lui fournit un alibi au crime commis : il rejette la faute sur Britannicus, la victime. Il en fait, en effet, un comploteur, doté de « desseins secrets », doublement dangereux, contre Agrippine, « Il vous trompait vous-même », puis contre Néron : « des complots qui menaçaient sa vie ». Il donne ainsi à Néron un modèle du mensonge politique, en se montrant particulièrement hypocrite puisqu’avec l’emploi du double « soit que » il propose une argumentation qui, sans affirmer nettement son rôle dans le crime, le présente comme un acte salutaire : « Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie », « Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie, / Sur ma fidélité César s’en soit remis ». On notera aussi son cynisme à la fin de sa tirade, quand il ironise sur la mort de Britannicus : « Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres ».
=== Cette scène nous présente donc un tyran encore bien faible, déchiré entre deux influences, celle de sa mère et celle de Narcisse. Racine propose ainsi une réponse à la question : comment devient-on un tyran ?
LA PREDICTION D’AGRIPPINE
L’intervention de Narcisse déchaîne la colère d’Agrippine, qui l’interrompt violemment, mais cette colère, exprimée par son tutoiement dans cette longue tirade, se retourne contre Néron : elle comprend qu’elle a perdu le pouvoir qu’elle exerçait sur lui. Sa tirade s’ouvre sur un impératif ironique, repris en anaphore : « Poursuis », ironie renforcée par l’antiphrase sur l’adjectif dans « faits glorieux », mis en relief par la diérèse. C’est dans le chemin du crime qu’elle voit Néron s’avancer, et elle en accuse son conseiller, « avec de tels ministres ».
Elle trace ainsi un portrait terrible du futur empereur, qui sonne comme une prédiction : « Je prévois » ouvre ce tableau, qui se conclut par « Voilà ce que mon cœur se présage de toi ». Cette prédiction est placée sous le champ lexical du « sang », qui envahit progressivement la tirade : « le sang de ton frère », d’un sang toujours nouveau », « après t’être couvert de leur sang et du mien, / Tu te verras forcé de répandre le tien ». C’est donc le tyran qu’elle fait naître sous nos yeux, tout en fournissant une explication psychologique à cette évolution, qu’il porte en germe : « Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits » : or quel autre moyen pour cela que de tuer cette mère, qu’il « hai[t] » ? Mais pire encore, la reprise du pronom dans « Ta fureur, s’irritant soi-même dans son cours » montre une folie (sens étymologique du mot « fureur ») qui se nourrit elle-même, dans une sorte d’engrenage incontrôlable. Le tyran finit par être victime d’une sorte de fatalité, le premier sang versé le condamnant à en verser toujours davantage : « d’autres barbaries », « tant d’autres victimes ».
L’habileté de Racine consiste à faire conclure Agrippine sur l’image réelle de Néron dont le XVII° siècle a hérité, à travers l’œuvre des historiens latins Tacite et Suétone notamment, qu’elle dépeint à travers la redondance hyperbolique : « Et ton nom paraître dans la race future / Aux plus cruels tyrans une cruelle injure ». Racine retrouve ici la « damnatio memoriae », malédiction éternelle que vota le sénat romain à la mort de Néron qui devient ainsi l’emblème même d’une tyrannie qui restera inégalée.
Cette colère, en s’amplifiant, va jusqu’à l’imprécation, fréquente dans le registre tragique : elle consiste à appeler le malheur sur quelqu’un, à lancer contre lui une malédiction. Or c’est bien le but de la tirade d’Agrippine, qui va développer dans ce sens les conséquences de sa propre mort dont elle est certaine : « Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère ». Le matricide est, en effet, un crime terrible, qui mérite un châtiment. Il sera infligé par cette mère morte, s’identifiant ainsi à Némésis, la déesse vengeresse : « Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille ». Tout en reprenant l’antique tradition des Erinyes, « déesses infernales » qui poursuivaient les criminels, appelées « furies » chez les latins, Racine les christianise. Elles deviennent les « remords » qui hantent le criminel, l’obsession horrifiée de son propre crime : « Tes remords te suivront comme autant de furies ». Rien ne permet d’y échapper, comme le montre l’insistance dans cette imprécation : « Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi, / Partout, à tout moment, m’offriront devant toi ». Le stade ultime de l’imprécation est atteint lorsqu’Agrippine souhaite à Néron sa propre mort : « Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes, / Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes. » Le tyran finit donc par être victime de sa propre tyrannie, comme en une sorte d’ironie tragique en châtiment de ses actes : « Tu te verras forcé de répandre le tien », allusion à son suicide en se tranchant la gorge lorsque le séant le démit de ses fonctions.
=== L’imprécation d’Agrippine repose donc sur la croyance en une justice immanente.
CONCLUSION
Ce texte offre un portrait intéressant de l’empereur romain. Fondée sur l’héritage de l’histoire antique, l’image donnée par Racine a contribué à conforter l’image terrible de ce tyran dans notre culture. Racine a surtout le mérite d’analyser les raisons complexes qui ont conduit Néron au meurtre. Mais, si l’on pense au jansénisme de cet auteur, ce meurtre n’était-il pas déjà inscrit en germe dans sa nature ? Parallèlement, Racine souligne l’influence nocive de Narcisse, comme pour rappeler au pouvoir absolu de son temps l’importance de savoir choisir ses conseillers.
Cette scène est, de plus, très représentative de la tragédie racinienne par la violence qu’elle traduit, qu’elle soit explicite, comme dans les imprécations d’Agrippine, ou plus sournoise, comme chez Narcisse : les personnages de Racine, mus par leurs ambitions, n’hésitent pas à se déchirer.
« Le monologue d’Auguste », IV, 10
Corneille, comme souvent dans son oeuvre, s’inspire de l’histoire romaine pour composer sa tragédie, Cinna ou la clémence d’Auguste, représentée en 1641, plus précisément de l’essai De Clemencia du philosophe Sénèque, qui raconte comment Auguste, informé du complot de Cinna contre lui, choisit l’indulgence face à son adversaire. Mais si la pièce rencontre un succès immédiat, c’est parce qu’elle fait écho aux questions de son temps : à cette époque, Richelieu fait face à de multiples conspirations de la noblesse qui conteste l’établissement de la monafrchie absolue de LOuis XIII, telles celles de Mme de Chevreuse et du ministre Chalais en 1626, ou du duc de Montmorency, condamné à mort en 1634.
L’intrigue associe politique et amour : pour venger son père, victime des proscriptions d’Auguste, Emilie, devenue sa fille adoptive, complote contre lui. Par amour pour elle, Cinna, ami et confident d’Auguste, accepte de prendre une part active au complot : il encourage ainsi Auguste, qui veut abdiquer pour rétablir la république, à se maintenir au pouvoir, pour conserver une raison de l’éliminer. Mais son rival, Maxime, par jalousie, révèle le complot à Auguste. Au début de l’acte IV, le prince est alors placé devant un douloureux dilemme : condamner ou pardonner ?
Ce monologue ( Corneille, Le monologue d’Auguste, IV, 2 ) s’inscrit dans le genre délibératif, une des parties de l’éloquence antique. Il s’agissait d’exposer face à une assemblée des arguments contradictoires, dans la recherche d’une solution. Le théâtre reprend le procédé, mais dans le monologue : cela accentue la dimension tragique, car le personnage est seul et ne peut dialoguer qu’avec lui-même. A travers ce dilemme quelle image Corneille donne-t-il de la tyrannie ?
Le monologue permet au personnage d’échapper à ses interlocuteurs. Seul face à lui-même, sans avoir besoin de dissimuler, il peut exprimer ses contradictions, voire ses faiblesses, inavouables pour un empereur. Les changements d’énonciation permettent d’identifier les revirements.
Le tutoiement ouvre le monologue, avec l’impératif, « rentre en toi-même », et l’apostrophe par son prénom original, « Octave » : il s’agit bien d’une introspection, d’une plongée au plus profond de son intimité, qui le renvoie à la vérité, à son passé qui a fait de lui ce qu’il est devenu, l’empereur Auguste. Ainsi l’exclamation « Quoi ! « , marque d’une sorte de surprise face à soi-même, introduit un dialogue entre deux facettes du héros : d’une part, le « moi » de l’empereur, blessé aujourd’hui d’apprendre la trahison de celui en lequel il avait placé sa confiance, d’autre part le « moi » d’Octave, celui de l’accession au pouvoir. Or ces deux « moi » s’opposent, et c’est cette contradiciton qui explique l »exclamation et le parallélisme, la conjonction « et » signifiant l’antithèse : « Tu veux qu’on t’épargne, et n’as rien épargné ! » Auguste se montre donc lucide dans ce rappel du passé, repris par d’autres impératifs : « Songe » ou « Remets dans ton esprit ». Sa conscience apparaît déchirée quand il se regarde dans toute sa vérité, à travers ses actes de barbarie, longuement énumérés. Cette rétrospective ne peut que le conduire à admettre logiquement la conspiration, sorte de justice immanente : « Et puis ose accuser le destin d’injustice ».
Le tutoiement reparaît à la fin de l’extrait, à partir du vers 1169, toujours soutenu par l’apostrophe à soi-même. Mais le déchirement conduit alors à un véritable acharnement contre lui-même, traduit par l’anaphore de l’impératif « meurs » : il refuse d’être celui qu’il voit quand il se regarde, cet homme qui en a fait périr tant d’autres. La solution serait alors de tuer cette part de lui-même, le suicide.
Le coeur du monologue, avec l’emploi de la 1ère personne, marque un revirement, introduit au vers 1149 par la conjonction « Mais ». L’exclamation révèle un autre étonnement, celui de l’empereur cette fois-ci, qui découvre qu’alors même que la nécessité du complot exige la plus grande force, le « moi » devient faible : « Mais que mon jugement au besoin m’abandonne ! » D’où la modalité interrogative, « Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne [...] ? », le terme « fureur » gardant ici son sens étymologique, les « Furies » rendant jadis fou de remords le criminel. Auguste se sent comme étranger à lui-même, l’empereur puissant, et le pronom « tu » s’adresse, à présent, à son ennemi, Cinna, l’ami intime qui a osé trahir. Il est dépeint comme perfide dans les six vers suivants, puisque c’est lui qui a persuadé Auguste de ne pas abdiquer (« me force à retenir / Ce pouvoir souverain… »), pour pouvoir aller jusqu’au bout de l’assassinat promis à Emilie. Il est donc pleinement coupable, culpabilité amplifié par le lexique violemment péjoratif : « un zèle effronté », « son attentat ».
=== Tout se passe donc comme si la raison d’Etat, le souci du « bonheur de l’Etat », tentait de reprendre le dessus sur le « moi » intime blessé, avec une force de conviction accrue par la répétition de la négation et celle du pronom : « Non, non, je me trahis moi-même d’y penser ». Comme pour réconcilier ces deux parts de lui-même, le pronom « nous » est alors utilisé, en une sorte de conclusion qui exhorte à la sévérité : « Punissons l’assassin, proscrivons les complices ». C’est aussi le « nous » du pouvoir absolu qui parle ici, au nom de l’Etat dans lequel il faut préserver l’équilibre revenu.
Mais ce « nous » ne se poursuit pas, car un nouveau revirement apparaît, nettement marqué par l’opposition et l’exclamation, « Mais quoi ! toujours du sang et toujours des supplices ! », directement empruntée au texte de Sénèque, avec l’anaphore qui exprime la totale lassitude de l’empereur.
=== Aucune issue n’a pu être trouvée : le dilemme est bien un déchirement intérieur.
UNE IMAGE DE LA TYRANNIE
Ce texte met en place une image contrastée de la tyrannie : d’un côté il y a le tyran cruel, assoiffé de sang, menace pour le héros, de l’autre le dirigeant, qui reste un homme avec des sentiments qu’il doit cependant faire taire pour servir la cause supérieure de l’ État.
Pour illustrer la cruauté passée d’Octave, l’image du « sang » envahit le début du monologue, avec la métaphore hyperbolique, « des fleuves de sang », qui va être filée : « où ton bras s’est baigné », « ont rougi les champs », comme lors d’une inondation, « Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants ». Les massacres surgissent ainsi concrètement, « sanglantes images », sous les yeux du personnage qui se les remémore, et sous ceux du public. Le lexique soutient la violence de ces images avec l’expression « tant de carnages » (étymologiquement, il s’agit de la « chair » humaine), et l’insistance sur l’action personnelle : « Où toi-même des tiens devenu le bourreau / Au sein de ton tuteur enfonças le couteau ». Il s’agit ici du père d’Emilie, C.Toranius, proscrit par Octave, cause de la vengeance dont la jeune fille est assoiffée. Octave apparaît donc comme un homme que rien n’a arrêté dans sa course au pouvoir, pas même les liens les plus familiers ni les alliances politiques. Il admet d’ailleurs lui-même « [s]a cruauté » : « toujours du sang, et toujours des supplices ! ».
La juste conséquence de cette cruauté est donc la haine du peuple romain, aussi violente que l’ont été les crimes d’Octave, accumulés des vers 1132 à 1140, et amplifiés par l’anaphore de l’adverbe exclamatif « Combien ». La justice de ce désir de vengeance est sulignée par la triple exclamation des vers 1141 à 1145. La diérèse sur le verbe « vi/olent » augmente la haine, tandis que le chiasme met en valeur le juste châtiment du tyran, placé en son centre : « Et que, par ton exemple, à ta perte guidés / Ils violent des droits que tu n’as pas gardés ». Le complot serait donc une expiation des crimes initiaux du tyran.
La fin du monologue développe ce sentiment de haine du peuple, qui constitue une menace de « ruine » (terme accentuée par une autre diérèse), au moyen d’une allégorie, qui rappelle le monstre de la mythologie, l’hydre de Lerne, à laquelle il ne servait à rien de couper une des sept têtes car elle repoussait double : « Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile ». Cette allégorie se poursuit en une gradation, puisque « une tête coupée » ici en devient « mille », chiffre repris par « mille conjurés », dont « le sang répandu » rejaillit sur le tyran par le biais de l’enjambement : « Rend mes jours plus maudits ». L’allusion au « nouveau Brute » est un rappel historique de la mort d’un autre « tyran », Jules César, assassiné en plein sénat par son fils adoptif, Brutus, exactement comme aujourd’hui Auguste se sent poignardé par celui qu’il considérait comme son fils, Cinna.Enfin la menace semble se multiplier à la fin du monologue, à la fois quantitativement (« tant de gens », « tout ce que Rome », « tour à tour ») mais aussi qualitativement, car ces ennemis sont qualifiés de « gend de coeur » et d’ »illustre jeunesse ».
=== La cruauté devient donc un véritable engrenage pour le tyran, obligé d’y recourir pour conquérir le pouvoir mais aussi pour le conserver.
Cependant, deux autres aspects sont proposés dans ce monologue, qui mettent en valeur une forme de grandeur du tyran, devenu, en digne héros cornélien, à la fois homme d’État et « sage » stoïcien.
Auguste, en effet, envisage la clémence, qui serait l’effet d’une justice, admettre qu’autrui puisse vous faire ce que vous avez fait à autrui : « Leur trahison est juste, et le ciel l’autorise ! », s’écrie-t-il. L’idée se poursuit dans les 3 vers suivants, avec leur construction parallèle : « Rends un sang infidèle à l’infidélité, / Et souffre des ingrats après l’avoir été ». Pardonner à Cinna serait donc s’accorder aussi une forme de pardon, contrebalancer, voire effacer les actes passés d’Octave, pour ouvrir le règne d’Auguste sur cet acte généreux. N’oublions pas que « la clémence d’Auguste » est le sous-titre de la pièce, et devait en être le titre originel.
Mais Auguste, dans ce monologue, n’est pas encore prêt à cette clémence, pour deux raisons. D’abord la blessure infligée par Cinna est encore vive, il n’est pas prêt à dominer son orgueil qui souffre, car la clémence est une vertu qui exige un dépassement de soi : « Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre ! / Tu vivrais en repos après m’avoir fait craindre ! » L’exclamation et le choix du verbe « contraindre » montrent bien à quel point ce renoncement à la vengeance d’une humiliation est difficile ! De plus la clémence ne fait-elle pas courir un risque à l’Etat même, en donnant l’image d’un pouvoir faible : « Qui pardonne aisément invite à l’offenser », formule au présent de vérité générale, qui sonne telle un proverbe ? Pourtant la suite prouve qu’il a déjà fait toute une réflexion sur l’inutilité de la répression, qui ne fait qu’engendrer davantage d’ennemis. Mais c’est surtout par rapport à soi-même que la clémence exige un effort, qui semble encore insurmontable : « Non, non, je me trahis moi-même ».
=== Auguste a perçu la voie de la sagesse philosophique, mais il ne peut encore s’y engager.
Le suicide ne peut donc, à ce stade de son évolution psychologique, qu’offrir l’issue digne d’un héros cornélien. La mort seule lui permettrait d’échapper, en effet, à ce qu’il refuse, cette poursuite inessantes de « supplices », inutiles : « tu ferais pour vivre un vain et lâche effort, / Si tant de gens de cœur conspirent pour ta mort ». Ce serait donc un geste d’honneur, le refus aussi d’avouer la faiblesse que serait le pardon à Cinna, incitatif pour d’autres conjurés : « N’attends plus le coup d’un nouveau Brute ». Se tuer de sa propre main serait donc un ultime geste de grandeur, digne d’un héros qui n’a pas peur de regarder la mort en face : « Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute ». Mais en même temps, serait-ce la juste solution que de laisser vivre un coupable et d’abandonner Rome à un destin hasardeux ?
=== Le monologue se poursuivra encore sur 16 vers, mais sans qu’aucun choix ne soit posé.
Le monologue est un retour sur soi-même, une convention qui relève de la double énonciation au théâtre, totalement invraisemblable. Mais c’est précisément cette illusion théâtrale qui révèle la vérité, en permettant au public de suivre l’évolution psychologique d’un personnage, de mesurer les tendances qui se combattent en lui-même. Il révèle aussi la solitude caractéristique du héros tragique. Il crée donc un horizon d’attente par rapport à l’intrigue : laquelle de ces tendances prendra le dessus ?
Dans la tragédie de Corneille la tension tragique est indissociable de la réflexion politique. Cinna veut éliminer le tyran qui a injustement enlevé au peuple la liberté. Mais, en faisant cela, il met en péril cette liberté même, car il touche à l’ordre qu’Auguste a rétabli après les troubles qui ont suivi la mort de César. La solution serait donc la re-fondation d’un pouvoir absolu, mais fondé sur la justice, sur un acte de générosité, donc sur des valeurs éthiques. Il convient de ne pas oublier les préoccupations politiques au coeur du XVII° siècle, où la pièce aura un vif succès, et même après les troubles de La Fronde, quand Louis XIV accédera au pouvoir.