James Joyce : un Dublinois
Joyce est né en 1882 dans une famille catholique nombreuse (11 enfants) de Dublin, qui, d’abord aisée, s’est peu à peu enfoncée dans la misère, en raison des échecs du père, alcoolique, dans ses entreprises. Il fera de solides études classiques chez les Jésuites, mais refusera progressivement la religion et son autorité. En 1898 il entreprend des études de lettres et langues modernes à l’université de Dublin, puis, une fois son diplôme obtenu, décide de poursuivre des études de médecine à Paris. Mais il y mène une vie dissolue, abandonne vite ses études, et est contraint de rentrer à Dublin faute d’argent.
Parallèlement, Joyce publie, d’abord des poèmes dans des revues, puis un récit autobiographique, Portrait de l’artiste en jeune homme. Dès 1902, il commence à écrire les nouvelles de Gens de Dublin. Mais en 1904, il fait connaissance de Nora Bernacle, l’épouse, et le couple quitte l’Irlande. Alors débute une longue errance, d’abord Zurich, puis la Croatie, Trieste et Rome, avec des allers-retours à Dublin. Il vit en enseignant dans des écoles privées et en donnant des cours particuliers. Puis, en 1920, il se fixe à Paris, où il restera pendant 20 ans, consacrés à l’écriture de son œuvre, notamment Ulysse (1922). Atteint très tôt de troubles oculaires, il devient presque aveugle dès 1924, et quitte la France pour Zurich en 1940. C’est là qu’il meurt, en 1941, d’un ulcère au duodénum. Malgré une vie passée essentiellement à l’étranger, Joyce reste profondément marqué par la culture irlandaise et les lieux de sa jeunesse.
Pour en savoir plus : http://www.terresdecrivains.com/James-JOYCE
Pour plus de photos : http://www.forumuniversitaire.com/CONFONLINE/confonline-litterature06.html
Les conditions de publication
C’est en 1902 que Joyce débute l’écriture des nouvelles qui seront achevées et réunies sous le titre Gens de Dublin dès 1907. Mais le recueil ne paraîtra, à Londres, qu’en 1914. Pourquoi ?
Quand Joyce propose le recueil à des éditeurs irlandais, tous en refusent d’abord la publication, car Joyce a restitué avec tellement d’exactitude la vie dublinoise, des noms de rues jusqu’à ceux des commerçants et des notables de la ville, que tous craignent les réactions, surtout que certaines nouvelles évoquent les tensions politiques entre l’Irlande et l’Angleterre. Les exemplaires pourraient donc être saisis et confisqués… Joyce décide alors d’écrire au roi George V, mais la réponse est un refus d’intervention, transmis par son secrétaire, car il est contraire à l’étiquette que le roi interfère dans de telles questions.
Un éditeur irlandais accepte alors la publication, en échange d’une importante caution en prévision d’un éventuel procès : Joyce verse la somme demandée grâce à l’appui de quelques amis. Mais, le jour où il vient prendre livraison de l’édition, l’éditeur lui apprend qu’elle a été achetée en totalité – on ne sut jamais par qui…- et aussitôt brûlée, sur place. Un seul exemplaire restant lui fut remis, celui qui permit la publication à Londres, mais seulement en 1914.
Le contexte littéraire
A l’aube du XX° siècle, quand Joyce compose son recueil, il hérite des trois courants littéraires qui ont parcouru le XIX° siècle.
Le romantisme a connu son apogée en 1830 (date de la bataille d’Hernani, drame romantique de Victor Hugo), et prédomine surtout dans la première moitié du XIX° siècle, mais son héritage marque l’ensemble du siècle, et subsiste encore au début du XX° siècle : il a légué à la littérature un profond « mal de vivre » (ce qui deviendra, chez Baudelaire, le « spleen »), une aspiration à un idéal qui apparaît douloureusement inaccessible, et une conception élevée de l’écrivain, notamment du poète, jugé supérieur au commun des mortels.
Une allusion y est faite dans la nouvelle avec l’ouvrage figurant dans la bibliothèque de M. Duffy, « un Wordsworth complet », recueil des poèmes de cet auteur (1770-1850) représentatif du romantisme anglais.
C’est avec Balzac que débute, dès 1830, la contestation du romantisme, dont il se plaît à montrer les excès et les échecs. Ce rejet donne naissance au mouvement réaliste, qui se veut la reproduction fidèle de la réalité quotidienne. Le mouvement se dotera d’une revue, Le Réaliste, et de nombreux écrivains, dont Balzac, en poseront la définition et le principe fondateur : l’homme est le produit de son environnement, qui le modèle et dont son âme est l’image. Ainsi, Balzac déclare dans l’Avant-propos de la « Comédie humaine » : « S’en tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvait devenir un peintre plus ou moins fidèle, plus ou moins heureux, patient ou courageux des types humains, le conteur des drames de la vie intime, l’archéologue du mobilier social, le nomenclateur des professions, l’enregistreur du bien et du mal; mais, pour mériter les éloges que doit ambitionner tout artiste, ne devais-je pas étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d’événements ». Le réalisme triomphe au milieu du siècle.
Le naturalisme, lui, pousse à l’extrême le principe de vérité du réalisme, en insistant sur la dimension « animale » de l’homme, qu’il prétend représenter de façon scientifique : déterminé par son hérédité, l’homme ne peut échapper à sa nature biologique. Zola, à la fin du siècle, est le théoricien de ce mouvement littéraire : « Posséder le mécanisme des phénomènes chez l’homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l’hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l’homme vivant dans le milieu social qu’il a produit lui-même, qu’il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue.» (Le Roman expérimental, 1880).
La problématique
En nous rattachant au titre du recueil, nous chercherons à dégager les échos que la nouvelle, « Pénible incident » ou « Un cas douloureux » (en anglais, « A painful case »), crée entre la ville et le personnage.
Cette problématique part du principe que Joyce s’inscrit dans un courant réaliste. Elle impliquera d’observer avec précision l’actualisation spatio-temporelle dans la nouvelle, pour mesurer l’importance de la « mimésis », c’est-à-dire de la reproduction fidèle du réel, la ville de Dublin en ce début du XX° siècle. Mais, parallèlement, nous chercherons en quoi le héros de la nouvelle est révélateur des réalités de sa ville, en quoi ses mœurs, ses choix d’existence, ses valeurs restituent l’atmosphère de la société de son temps.
Au-delà des souvenirs du romantisme, du réalisme, ou même d’une forme de naturalisme, d’où vient l’originalité de l’écriture de Joyce ? Quelle image de la ville et du destin de l’homme fait-il ressortir ?
Le schéma narratif
La nouvelle, en anglais « short story », se caractérise d’abord par sa brièveté, par opposition au roman : elle dépasse rarement une cinquantaine de pages. Cette brièveté implique, en général, une description réduite des lieux, une temporalité condensée, ou qui comporte des ellipses, souvent un seul événement signifiant, enfin un nombre réduit de personnages, sans longs portraits.
Mais le terme français est aussi fortement lié au journalisme : il désigne un « fait choc », un élément surprenant, même si la nouvelle reste avant tout une œuvre de fiction. Voici une définition tirée du Vocabulaire des études littéraires (Hachette) : « récit centré en général autour d’un seul événement dont il étudie les répercussions psychologiques; personnages peu nombreux, qui, à la différence du conte, ne sont pas des symboles ou des êtres irréels, mais possèdent une réalité psychologique: cependant, à la différence du roman, leur psychologie n’est pas étudiée tout entière, mais simplement sous un aspect fragmentaire. La nouvelle cherche à produire une impression de vie réelle. » En effet, quel que soit le registre de la nouvelle, l’événement extérieur n’est souvent qu’un déclencheur qui permet de faire ressortir les états d’âme du personnage principal, ses hésitations, ses réflexions.
La nouvelle repose sur un schéma narratif traditionnel : situation initiale, élément perturbateur, péripéties (souvent en nombre limité), élément de résolution, situation finale. Mais très souvent, ce schéma peut être modifié, pour mettre en évidence la dimension psychologique, et la situation finale constitue souvent une « chute », c’est-à-dire un dénouement rapide et inattendu. Qu’en est-il dans « Pénible incident » ?
En observant la structure de « Pénible incident », on observe effectivement la présence d’une situation initiale (pp. 131-133, édition « Pocket »). Elle pose le décor et la vie quotidienne, monotone, comme le signale l’emploi de l’imparfait, du personnage, M. Duffy : « sa vie s’écoulait uniforme, un récit sans aventures ». Puis intervient un événement perturbateur (p. 133), introduit par l’indice temporel, « Un soir » et marqué par le passage au passé simple, qui va modifier le cours régulier de cette existence : c’est la première rencontre avec Mme. Sinico, à la « Rotunda ». S’ensuivent les péripéties (pp. 134-136) : une deuxième rencontre, puis une troisième marquent le début d’une relation régulière : « Il allait souvent la voir dans son petit cottage des environs de Dublin où ils passèrent plus d’une soirée en tête à tête. ». C’est comme si, avec le retour à l’imparfait, on revenait à une nouvelle forme d’habitude.
C’est là que se modifie le schéma narratif habituel, avec l’intervention d’un fait qui fonctionne comme un nouvel élément perturbateur, à nouveau marqué par « un soir » et l’irruption du passé simple. Il s’agit d’un geste audacieux de Mme. Sinico : elle « lui saisit la main avec passion et la pressa contre sa joue ». Il entraîne la rupture entre les deux protagonistes.
Mais le récit se poursuit. On peut alors s’interroger sur le rôle joué par la nouvelle de la mort de Mme. Sinico (pp. 136-139). S’agit-il d’un élément de résolution ? Ou bien est-ce l’élément perturbateur d’une seconde partie, la nouvelle se trouvant ainsi comme relancée ? On peut le penser en observant trois caractéristiques. D’une part, on note l’ellipse narrative (« Quatre années s’écoulèrent. »), avec une structure en boucle puisqu’on retrouve ici la même existence monotone, en écho à la situation initiale : « M. Duffy avait repris sa vie uniforme. ». Cependant se crée un horizon d’attente pour le lecteur qui mesure le choc subi par le personnage (« sa main s’arrêta brusquement »), sans savoir le contenu de « l’entrefilet » que celui-ci va lire. Cette perturbation se prolonge par l’insertion dans la nouvelle de l’article du Mail : il s’agit de bien plus que d’un « entrefilet », puisque les discours rapportés font de ce passage une sorte de procès rédigé, qui conduit à une sentence : « personne n’était responsable ».
C’est alors seulement qu’arrive la situation finale (pp. 139-142), complexe, car elle est construite sur un contraste, avec une inversion des réactions de M. Duffy. D’abord il éprouve une forme de colère : « Tout le récit de sa mort le révoltait […] ». Puis se manifeste un remords : « Il commença à se sentir mal à l’aise ». Mais est-ce véritablement une situation finale, ou un « dilemme » que le personnage va devoir résoudre ? Est-il, ou non, coupable ? De plus a-t-on réellement une « chute » ? Il est difficile d’en décider car, d’une part, le personnage revient à sa vie habituelle : le « silence » accompagne une solitude qu’il vit depuis longtemps. Pourtant la dernière phrase montre un changement : « Il sentit qu’il était seul ». Il a pris conscience de cette solitude et cela provoque en lui une souffrance.
En fait, la nouvelle de Joyce joue sur une alternance entre l’ordre et le désordre : trois moments de désordre interviennent dans le récit, qui conduisent à s’interroger sur l’évolution du personnage. Toute la vie de M. Duffy est, en effet, un modèle d’ordre. Même quand la rencontre avec Mme. Sinico vient introduire un premier désordre dans son existence, il réussit à remettre un « ordre » en organisant une relation régulière. Mais Mme. Sinico réintroduit un deuxième désordre par son geste de « passion » : seule la rupture peut ramener l’ordre, et la vie reprend comme lors de la situation initiale. Enfin un troisième désordre est introduit avec sa mort : on peut penser que l’ordre sera rétabli à nouveau, mais cela n’implique pas pour autant que le personnage reste inchangé.
L’actualisation spatio-temporelle
LES LIEUX
La nouvelle se construit autour de trois lieux principaux.
C’est sur Chapelizod, « faubourg » de Dublin, que s’ouvre le récit, avec une explication du choix de Duffy (p. 131). À deux reprises, la nouvelle mentionne ce lieu de logement, dans l’incipit, et lors de la rupture avec Mme Sinico (p. 136). Dans les deux cas, ce lieu, à l’écart du centre ville, et ce logement, lui-même à l’écart de toute vie traduisent la profonde solitude de M. Duffy, son rejet des contacts humains.
Un seul moment associe Chapelizod et la société, c’est lorsque, ayant appris le décès de Mme Sinico, Duffy se rend dans un « débit » de boisson, mais, même là au milieu des buveurs, il semble absent, ailleurs : « Duffy était assis sur son tabouret, et les fixait sans les voir ni les entendre ». Cette solitude le conduira dans Phoenix Park, où il en prendra une douloureuse conscience.
Par opposition, Dublin est le lieu de la vie sociale, mais qui paraît plus lié aux obligations qu’aux plaisirs. Certes, la ville offre à Duffy son seul divertissement, la musique : à l’Opéra, à La « Rotunda » où il rencontre Mme Sinico, et à Earlsfort Terrace.
Mais elle apparaît davantage comme le lieu du travail, la « banque » sur Baggot Street, grande rue du centre-ville, et les repas pris « chez Dan Burke » pour le déjeuner, dans un « restaurant de George Street » pour le dîner. Aucune variation n’est introduite dans la vie réglée de M. Duffy. Même ses promenades sont des « err[ances] dans les faubourgs de la ville », et non pas dans son centre, comme si celui-ci n’avait rien d’intéressant à offrir.
Même quand il débutera sa relation avec Mme Sinico, ce n’est pas le cœur de la ville qu’ils vont fréquenter, mais « les quartiers les plus tranquilles », ce qui donne à cette relation l’allure d’un banal adultère où le couple est obligé de se cacher, de « se rencontrer en cachette » : « ses façons clandestines répugnaient à M. Duffy ». Le parc, près de la station de tramway qui mène à Chapelizod, sera, lui, le lieu de leur rupture et le lieu de sa dernière promenade et de ses remords lors de la chute : s’y retrouvent d’ailleurs des couples qui s’adonnent à des « amours furtives et vénales ».
=== La ville ne répond pas aux aspirations de Duffy, qui lui témoigne un évident mépris.
Enfin nous nous trouvons, avec les deux personnages principaux, dans le cottage de Mme Sinico. Dans un premier temps, le cottage joue le rôle d’un lieu clos, protégé du monde extérieur, d’un refuge donc, que le récit, en focalisation interne, nommera « confessionnal », comme pour signifier ainsi une ouverture des âmes, un lieu où la vérité intérieure peut s’exprimer librement.
Mais, par le geste de Mme Sinico, ce lieu va se trouver « profané » (p. 136), et renvoyer Duffy vers l’extérieur. Mme Sinico aussi sera condamnée à l’errance, puisque le journal nous apprend qu’ « elle avait l’habitude de traverser les voies tard dans la nuit », peut-être parce qu’elle ne supporte plus, après sa rupture, de rester « assise nuit après nuit toute seule dans cette chambre », hypothèse formulée par Duffy.
LA TEMPORALITÉ
L’essentiel de la nouvelle nous présente des scènes nocturnes : tout se passe comme si, tandis que la journée est consacrée à la banalité quotidienne, aux contraintes professionnelles, le « soir » permettrait d’accéder à une vie véritable. C’est « un soir » que se déroulent, en effet, les deux événements perturbateurs, la rencontre avec Mme Sinico, puis le geste audacieux de celle-ci. De même, toutes les rencontres ont lieu « toujours le soir », jusqu’à l’ultime rencontre, celle qui ramène le souvenir de la relation au moment où le journal apprend à Duffy le suicide de Mme Sinico : « dans le crépuscule de novembre ». On notera qu’à aucun moment la nouvelle ne mentionne une saison autre que l’« automne », et l’insistance sur « le froid » qui parcourt le récit.
La fin de la nouvelle met en place une actualisation temporelle en gradation, dont les étapes sont nettement indiquées. Cela commence avec la première lecture de l’article « un soir » au cours de son dîner. Il rentre chez lui, puis ressort « comme le jour tombait » pour aller au « débit » de boissons, qu’il quitte à « neuf heures passées » pour sa promenade nocturne qui clôture cette relation. C’est comme si cette nuit marquait une rupture, le jour nouveau s’ouvrant sur un nouveau Duffy, à présent conscient de sa solitude.
Le personnage de Duffy
Le nom du personnage est sans doute un souvenir du James Duffy (1809-1871), éditeur d’ouvrages religieux, notamment d’un Missel de poche dans une collection bon marché destinée à un public catholique. Il a aussi lancé plusieurs journaux, dont l’Irish Catholic Magazine (1847-48), en liaison avec la volonté de promouvoir la culture irlandaise.
LE PORTRAIT PHYSIQUE
Il est réduit à quelques traits, et au seul « visage », comme si l’existence de son corps se trouvait nié : « Il vivait un peu à distance de son propre corps » (p. 132). Or c’est bien le cas, puisqu’il rêve d’une relation totalement éthérée avec Mme Sinico, et rompt dès qu’il comprend que celle-ci attend une autre forme de relation. Le portrait est fait en focalisation externe, comme vu par un observateur, mais qui se permettrait de faire ses propres commentaires, qui ne rendent pas M. Duffy attractif. Le premier commentaire porte sur son âge, « son visage, sur lequel se lisait la somme des années qu’il avait vécues », sans que l’on sache précisément lequel. Par déduction, sachant que Mme Sinico meurt à « quarante-trois ans », qu’ils ont été séparés pendant « quatre années », et qu’il évalue leur différence d’âge à « un ou deux ans de moins que lui », on peut lui attribuer la quarantaine. Mais la formule traduit une maturité nettement marquée. Le second commentaire le rapproche de la ville dans laquelle il vit : « Son visage […] était de la coloration brune des rues de Dublin ».
Pour le reste, on note des contrastes, d’abord dans les couleurs, entre les « cheveux noirs et secs » et la couleur « fauve » de la « moustache » et des « sourcils » : cette dernière couleur l’assimile à une sorte d’animal guettant sa proie, « toujours à l’affût chez les autres des qualités qui pouvaient compenser leurs défauts » expliquera la suite du portrait. Parallèlement apparaît un autre contraste entre une forme de dureté (« une bouche sans aménité », « ses pommettes donnaient également à son visage un air dur ») et une indulgence : « mais il n’y avait pas de dureté dans ses yeux ».
=== Ce parallélisme entre le physique et l’environnement nous rappelle les conceptions balzaciennes : l’homme est le produit du lieu dans lequel il s’inscrit, ici pour suggérer plutôt la morosité. La vie qu’il mène a modelé le physique de cet homme, et semble l’avoir déçu dans ses espérances.
LE PORTRAIT SOCIAL
Le personnage mène une vie réglée. Sa profession, « caissier d’une banque privée », donne déjà l’image d’un homme de comptes stricts et rigoureux, sans guère de fantaisie. Parallèlement, cette profession apparaît plus comme une prison, contraignante, que comme un choix qui l’intéresse : « À quatre heures, il était libéré ». Sa vie est donc particulièrement monotone, d’autant qu’il fuit tous les excès, comme on le constate dans ses repas, pour leur menu : « une bouteille de bière et une petite assiette de biscuits à l’avoine » pour le déjeuner et, pour le dîner, « le menu lui agréait par sa frugalité de bon aloi ». Il en va de même pour les lieux choisis : « à l’abri de la jeunesse dorée de Dublin », c’est-à-dire dans un souci de ne pas se laisser entraîner dans des plaisirs excessifs.
A cela s’ajoute le rejet d’autrui. Déjà le choix de son logis, expliqué dans l’incipit, montre un désir de s’écarter de ses semblables, et de ses fenêtres rien d’humain ne peut être vu : « une distillerie désaffectée », la rivière peu profonde ». Il ne semble guère estimer l’humanité, car, quand il pèse « qualités » et « défauts », il était « souvent déçu » et il est dépourvu de tout sentiment de pitié : « il ne faisait jamais l’aumône ». En fait, la vie sociale n’est pour lui qu’une obligation morale, une soumission à des « conventions », à un conformisme incontournable : « ces devoirs sociaux pour la sauvegarde d’une traditionnelle dignité ». On pourrait aller jusqu’à parler de misanthropie, en tout cas d’une forme de pessimisme sur la valeur de l’homme.
Mais la cause réelle de cette mise à l’écart des autres vient plutôt d’un sentiment exacerbé de sa propre valeur. Il se sent autre, différent, « seul de son espèce » comme il le souligne en parlant de sa participation à des « réunions d’un parti socialiste irlandais ».
=== Ce mépris d’autrui enferme M. Duffy dans une solitude dont il n’a pas l’air de souffrir au début de la nouvelle.
LE PORTRAIT PSYCHOLOGIQUE ET MORAL
Méprisant son corps, et tout ce qui se rattache, comme les plaisirs d’un bon repas, M. Duffy rejette clairement tout matérialisme. C’est d’ailleurs ce qui explique son rejet de la politique, les ouvriers attachant, selon lui, trop d’importance à « la question des salaires » : « ils étaient des réalistes endurcis », ce qui s’oppose à l’idéalisme qui l’a conduit, lui, à chercher un système politique plus satisfaisant. Lui, au contraire, se veut un intellectuel, quelqu’un qui se plaît au maniement des concepts, sans s’intéresser à leur mise en pratique : « ils lui en voulaient d’une précision d’esprit qui demeurait le fruit d’un loisir hors de leur portée ». Ainsi, tandis que les ouvriers sont uniquement pragmatiques, luttant pour une vie meilleure, lui vit d’une vie de l’esprit gratuite et libre.
Ce sentiment de supériorité explique ses choix littéraires, le « Wordsworth complet » (p. 131) qui illustre la conception romantique de l’artiste, homme supérieur au reste de l’humanité ordinaire. C’est encore plus flagrant dans sa relation avec Mme Sinico, qu’il traite comme une sorte de disciple : « Il lui prêta des livres, lui fournit des idées, lui fit partager sa vie intellectuelle ». On a presque l’impression qu’il s’agit d’un honneur qu’il lui offre en lui développant « ses théories », tandis qu’elle-même ne peut lui offrir que « quelques faits de sa propre expérience » : elle reste engluée dans son existence, tandis que lui peut accéder à l’abstraction. C’est d’ailleurs ce qui le conduit à une telle désillusion, quand il constate qu’aux yeux de Mme Sinico il n’a pas « la stature d’un ange », mais n’est qu’un homme propre à susciter le désir, comme n’importe quel homme.
Ce sentiment de supériorité se confirme dans l’image qu’il s’est construite de lui-même, s’observant comme pour vérifier qu’il n’y ait pas en lui de traces de médiocrité : « les regards qu’il jetait sur ses propres actes étaient furtifs et soupçonneux ». Il vit ainsi une sorte de dédoublement, avec sa « bizarre manie autobiographique » (p. 132) se prenant lui-même pour objet d’analyse, dans un total narcissisme : « composer mentalement sur lui-même quelques brèves phrases renfermant un sujet à la troisième personne et un verbe toujours à un temps passé ». Cette observation le conduit à une évidente autosatisfaction, et, inévitable corolaire, à un total mépris des autres intellectuels, qualifiés péjorativement : « des débiteurs de phrases incapables de penser soixante secondes d’une façon suivie ». Il n’accorde aucune estime à ses contemporains, qu’il juge quasiment incapables de penser par eux-mêmes : « une bourgeoisie obtuse qui confiait sa moralité aux sergents de ville, et s’en remettait pour les beaux-arts aux imprésarios ».
Cela ne fait que s’accentuer après sa rupture avec Mme Sinico, comme le révèle l’évolution dans ses choix de livres : c’est à présent Nietzsche qui le séduit, avec la théorie de l’homme supérieur qu’il développe dans les deux œuvres citées, Ainsi parlait Zarathoustra et Le Gai Savoir. Les théories de Nietzsche répondent parfaitement à son propre sentiment d’être unique, à cette « voix impersonnelle » qui, les soirs où il était avec Mme Sinico, lui parlait de « la solitude incurable de l’âme », et lui affirmait « Nous ne pouvons pas nous donner […], nous n’appartenons qu’à nous-mêmes ».
=== L’homme supérieur ne peut donc que choisir une orgueilleuse solitude, au sommet d’une montagne, comme Zarathoustra, d’où il peut contempler à loisir la médiocrité de l’humanité ordinaire.
La conclusion logique de l’opinion que M. Duffy a de lui-même le conduit à organiser sa vie pour que rien ne vienne entacher son existence : tout doit être ordonné, mesuré… Rien ne doit venir le perturber : « Il n’avait ni compagnon, ni amis, ni église, ni foi ».
Pourtant un autre Duffy sommeille dans les profondeurs, ce que révèle son goût pour la musique, « de Mozart » au début de la nouvelle. La musique n’est-elle pas l’art qui communique, au-delà des mots, directement au cœur, qui touche directement les sentiments ? C’est cet autre Duffy qui se laisse aller dans sa relation avec Mme Sinico, et qui s’épanouit en quelque sorte : « La société de Mme Sinico était à M. Duffy ce que la chaleur du sol est à une plante exotique ».
Mais cette vie de l’âme n’est qu’une brève perturbation, et l’ordre est très vite rétabli : « Quatre années s’écoulèrent. M. Duffy avait repris sa vie uniforme ». Il s’est même encore restreint puisque, s’il y a chez lui « quelques nouveaux morceaux de musique », il a renoncé aux concerts : « Il évitait les concerts dans la crainte de la rencontrer ».
On mesure alors la perturbation qu’introduit l’article de journal, mise en valeur par l’écho entre son titre et celui de la nouvelle : « Mort d’une femme à Sydney Parade / Un pénible incident ». On notera, par exemple, l’incapacité de finir son repas, ou le changement dans sa démarche : « Sa canne résonnait avec moins d’assurance ». Ce trouble se révèle par le monologue intérieur, qui, en le ramenant à lui-même, laisse apparaître un contraste entre deux réactions. D’une part le personnage éprouve une vive colère, celle de l’homme supérieur qu’il pense être : il se sent « avili lui aussi » par « l’ivrognerie de Mme Sinico, ce vice misérable et nauséabond ». Cette femme ne porte-t-elle pas d’ailleurs le péché (en anglais « sin ») dans son nom même ? D’autre part, il ressent une violente émotion, signe d’un remords qui le conduit à une forme d’hallucination : « Il lui semblait qu’elle marchait à côté de lui dans les ténèbres. Par moments, il croyait sentir sa voix lui frôler l’oreille, sa main lui toucher la main ».
=== C’est alors la solitude qui est réaffirmée, mais bien différente : elle n’est plus celle d’un homme supérieur, mais celle d’un homme qui doute, qui se remet en cause, qui mesure le poids de sa culpabilité. Ce n’est plus lui qi rejette les autres, mais lui qui se sent rejeté, renvoyé à son inexistence : « Personne ne voulait de lui ; il était proscrit du festin de la vie ».
Pour l’analyse des textes : voir dans les articles