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Les personnages dans « Lambeaux »

        La mère naturelle

      Lambeaux met en scène deux mères, la mère naturelle et celle adoptive : séparées dans la structure de l’œuvre, chacune dans une partie, elles se trouvent réunies à la fin, quand il explique son projet d’écriture. D’ailleurs, elles offrent de nombreux points communs.
Faute d’avoir connu sa mère naturelle, et ayant fort peu d’informations sur elle, par ses sœurs, quelques amies, un livre (pp. 144-145), Juliet s’est servi de l’observation de sa mère adoptive pour reconstituer le mode de vie de sa mère  naturelle, et expliquer ses pensées. Cela conduit à un
mélange d’éléments réels (certaines anecdotes, la connaissance des lieux) et d’éléments fictifs, reconstitués. Cette reconstitution s’appuie, d’abord, sur des probabilités, par exemple pour la lecture de la Bible (seul livre susceptible d’être conservé dans une famille paysanne) ou pour la rencontre du colporteur, un véritable événement dans les campagnes. Mais Juliet se fonde surtout sur des suppositions psychologiques, souvent formulées à partir de son propre monde intérieur, par exemple pour le désir de « partir » qu’il prête à la mère en écho au sien.

LE RÔLE DU CONTEXTE SOCIAL

Dès l’incipit (p. 13), on constate que ce contexte qui explique la vie des deux mères.
Il s’agit d’une  vie quotidienne accablante : toutes deux illustrent parfaitement la condition féminine de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre, avec un travail incessant : pour l’une, sa vie n’est que « le travail, le travail » sans « aucun répit » (pp. 14-15), l’autre est « écrasée de travail » (p. 91), « Elle ne cesse de travailler… » (p. 98), « elle a eu un surcroît de travail » (p. 109). Pas de temps pour soi, ni pour rêver…
A cela s’ajoute le fait que la femme est encore socialement considérée comme inférieure à l’homme : « Il aurait voulu que le premier de ses enfants soit un garçon. Un garçon qui l’aurait épaulé plus efficacement, aurait porté son nom et repris la ferme. » (p. 43). Elle est donc au service de l’homme, placée
sous sa dépendance : « Ici, c’est lui qui décide, commande, exige, et vous, les femmes, il vous faut filer doux » (p. 41). Cela lui interdit tout accès à l’éducation : à quoi bon une brillante réussite au Certificat d’études, puisque « tu dois rester à la ferme »? La plupart des femmes n’ont, dans ces campagnes, qu’une éducation très limitée, la mère naturelle va « devoir renoncer aux cahiers et aux livres » (p. 20), et la mère adoptive est vite dépassée par le savoir de l’enfant : « Lorsque tu lui parles, tu veilles à ne jamais employer un mot qu’elle pourrait ne pas connaître. » (p. 137) 

Cela trace donc leur destin : mariage  et grossesses continues sont le lot de toutes. La mère naturelle est épuisée par ces accouchements rapprochés (pp. 77-79), la mère adoptive a déjà « cinq filles » quand elle recueille le petit Charles, et très vite après un autre « petit frère est né » (p. 98). Mais tout cela est montré comme normal : impossible de ne pas accepter cette vie, qui ressemble à une forme de prison.

Jujurieux, dans l'Ain

Jujurieux, dans l’Ain

Enfin, le mode de vie rural ne fait qu’accentuer les contraintes qui ont tant pesé à la mère de Juliet. La vie d’un village est difficile, d’abord parce que la misère impose « l’obsession de la survie ». De plus, c’est un monde clos, où chacun se surveille, avec des querelles fréquentes, qui perdurent de génération en génération, telle celle du père avec « l’ancien maire, M. Germain » (pp. 46-48), ou l’exclusion du « bagnard » (pp. 70-71).
Cela cause forcément une souffrance à celle qui se sent différente, « toujours décalée » (p. 34), mais qui est obligée de suivre le mode de vie collectif : « Il importe que tu fasses comme tout le monde [...] » (p. 73)

asileLa dernière épreuve qu’elle doit vivre est le séjour à l’asile d’aliénés, qui réserve un traitement horrible et indigne à ceux qui se sont mis en marge des normes sociales, décrit, par exemple, aux pages 81-82. La tentative de suicide d’une mère ne peut, dans ce contexte, être perçue que comme une « folie », et la famille, qui a honte, la rejette : « Tout ce qui touche à la maladie mentale fait peur, et les familles qui connaissent le malheur d’avoir un parent interné cherche à le faire oublier. Car un malade de ce genre fait tache sur la famille. » (pp. 84-85) A cela  viendra s’ajouter l’occupation nazie, et sa politique d’extermination des malades mentaux. C’est sur elle que se ferme la première partie (p. 88), et l’auteur y revient dans les dernières pages de la seconde (pp. 145-146) pour expliquer cette mort dont il se sent coupable.

=== Tous ces éléments haussent la mère à la dimension d’un véritable personnage qui, au sein d’une histoire collective, a eu un destin qui l’a particularisée.

UNE RICHE PERSONNALITÉ

Mais ce qui la particularise encore davantage, en lui donnant les dimensions d’une véritable héroïne de roman, c’est la reconstitution de sa vie intérieure, dans le dialogue que l’écrivain entreprend avec elle, pour lui prêter ses propres mots. Trois traits essentiels ressortent.

Le sentiment de sa différence avec son contexte l’enferme dans une profonde solitude. « Celle-ci on se demande d’où elle vient » (p. 25), voilà la phrase qui la condamne. Cette différence vient d’une sensibilité exacerbée qui dérange dans un monde où seul le « faire » importe, et non pas l’ « être » profond (pp. 33-34). Elle conduit à un enfermement car personne ne cherche à mieux la connaître.  En réaction, elle choisit le repli sur soi, apprécié : elle aime sa solitude, les longues promenades au printemps dans la nature. Pourtant, le récit la montre aussi habitée d’un incessant désir de communication avec les autres, par exemple dans son intense observation d’autrui (p. 24), avec le colporteur (p. 28), ou avec ses sœurs lors d’une lumineuse journée de dimanche (p. 36).

Se sentant « étrangère » dans son monde, elle développe le désir de partir ailleurs, de trouver un autre monde, qui correspondra mieux à ses aspirations profondes. Déjà le préambule le mentionne : « tu songes à un départ, à une vie autre, à l’infini des chemins ». C’est aussi ce qui explique le contact immédiatement noué avec le colporteur. L’idée de « partir » est récurrente tout au long du récit, par exemple dans son élan d’enthousiasme avec ses soeurs face à la « mince route blanche par laquelle l’une après l’autre vous vous évaderez » (p. 35), comme pour échapper à cet enfermement.

Dans ces conditions, les mots prennent pour elle une place prépondérante. Dès l’enfance, en tête à tête avec soi-même, la solitude conduit l’héroïne à se poser des questions métaphysiques :  » Tu aimes ces instants où tu es seule, n’as rien à faire et où tu t’absorbes en toi-même, écoutes le murmure de cette voix que tu entends toujours mieux » (p. 33). Ce dialogue intérieur révèle son désir d’une vie pleine, son exigence d’absolu. Cette exigence trouve sa réponse dans l’école, qui représente l’accès au langage, comme pour l’écrivain d’ailleurs (p. 116). Par opposition, quitter l’école provoque son désespoir : « Pour la première fois, il te vient le désir de mourir. » (p. 20) Cela intensifie son désir de s’approprier les mots (p. 21) que l’on retrouve à l’identique chez Juliet, avec les mêmes questions (on peut comparer, par exemple, les pages 38 et 126) jusqu’à l’emploi ponctuel du pronom « nous » au lieu de « tu » qui traduit l’identification : « Tant d’énigmes auxquelles on ne peut échapper et qui pèsent, nous sont un vrai fardeau. » (p. 38).

Cependant, sa différence, cette sensibilité exacerbée, coupe l’héroïne de toute communication, aussi bien avec sa famille qu’avec son époux.  D’où l’importance prise par la lecture de la Bible (p. 32), à laquelle fera écho la « boulimie » (p. 130 de lecture de Juliet.  Cela explique aussi l’écriture dans les « cahiers » (pp. 72-73),  comme une annonce des essais d’écriture de Juliet.
Le seul temps de partage des mots se réalise grâce à l’amour éprouvé pour le jeune tuberculeux, dont le récit ne nous donne pas le prénom, sans doute une reconstitution de l’écrivain à partir du récit de l’aînée des sœurs, à qui l’héroïne s’est confiée. Mais la mort du jeune homme, « ce jour qui a fracturé ta vie » (p. 62), la condamne définitivement au silence.

Cette impossibilité de communiquer étouffe l’héroïne, jusqu’à la tentative de suicide, et la conduit à un éclatement intérieur, aux portes de la folie, avec ce cri, les mots écrits sur le mur de l’asile : « je crève / parlez-moi / parlez-moi / si vous trouviez / les mots dont j’ai besoin / vous me délivreriez / de tout ce qui m’étouffe (p. 87). Si Juliet traverse le même désespoir, et fait, lui aussi, une tentative de suicide (p. 147), il aura du moins la chance d’avoir le secours des mots !

CONCLUSION

L’oeuvre met en scène une femme réelle qui, grâce à l’écriture, se transforme en héroïne par la voix que lui prête l’écrivain dans cet étrange dialogue où il la tutoie. Il tente de pénétrer la conscience de son personnage, en s’identifiant à elle. Il dépasse ainsi le réel, c’est lui qui fait « naître » un personnage, cette mère inconnue : « Te ressusciter. Te recréer » (p. 10).

Mais Lambeaux est également le portrait d’un écrivain qui, lui aussi, trouve son identité en se transformant en personnage, dans ce même dialogue avec lui-même, dialogue entre la vie consciente, le réel, et la vie inconsciente, la blessure de cette mère perdue : en la ramenant à la conscience, en créant des ponts entre elle et lui par l’écriture, il donne sens à sa vie, réalise une « seconde naissance » (pp. 154-155).

Lambeaux ne présente pas de réelle intrigue, mais, sans noms, sans dates, l’oeuvre n’est ni une simple biographie, ni vraiment une autobiographie. C’est le roman de deux consciences qui s’entrecroisent, dont le lecteur suit l’itinéraire, partage les fractures, et est appelé à vivre les douleurs.

 

 


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