Le contexte
L’IMAGE TRADITIONNELLE DES FEMMES
Vers 1600, c’est le règne des contes, des farces et des fabliaux : l’on s’y moque des femmes et de leurs multiples défauts, et des maris trompés. Cela reflète une société où la femme est le jouet de l’homme. De plus pour l’Église, depuis le péché d’Ève, la femme est un objet de tentation et elle est vouée à la perfidie.
À cette époque, le mariage est une institution qui ne repose pas sur l’amour mais sur la puissance de l’autorité. Être amoureux ne garantit en rien le mariage car les filles sont livrées aux hommes par des marchés entre les pères de famille. L’épouse n’a que des devoirs : elle tient le ménage et assure la descendance de son mari. Lorsqu’elle est mariée, elle est coupée du monde, son mari en fait ce qu’il veut car elle n’a aucun droit, pas même celui de gérer l’argent de sa dot ou d’éventuels héritages. Mais dans l’ensemble les femmes ne se rebellent pas et acceptent de garder le silence : sans éducation, elles n’ont pas d’autre choix. Parfois même elles sont satisfaites de leur condition car, à l’époque, c’est le mariage ou le couvent.
Les hommes, eux, pensent qu’il est bénéfique d’épouser de jeunes filles naïves : ils auront plus facilement de l’autorité sur elles. Ainsi les couvents se chargent de les rendre les plus innocentes possible. Au moment de leur mariage, elles savent le plus souvent à peine lire et écrire ; de la sorte elles peuvent être soumises et obéissantes à leur mari. Il fait ainsi office de second père, en manifestant sa toute-puissance. Cependant, malgré une surveillance très présente, l’homme n’est pas à l’abri d’une infidélité de sa femme. Elle cherche parfois la consolation auprès d’hommes plus séduisants.
2. LA PRÉCIOSITÉ
Mais, peu à peu intervient une prise de conscience. Au XVIIe siècle, se développe un mouvement de contestation : la Préciosité. Les Précieuses veulent qu’on « donne du prix » à la condition féminine et elles revendiquent l’égalité entre l’homme et la femme. Ce sont souvent des femmes fortunées, parfois veuves, qui, grâce à leur situation sont libres et, surtout, montrent qu’elles sont autonomes et indépendantes.
Pour qu’il y ait une égalité parfaite entre l’homme et la femme, cette dernière doit être instruite. Elles réclament donc le droit de recevoir une véritable éducation. Elles-mêmes instruites, les Précieuses tiennent salon dans les « ruelles ». Elles y lisent les romans à la mode, y reçoivent de « beaux esprits », conversent autour de leur sujet favori, l’amour.
La structure
L’intrigue se fonde sur le double lieu, en relation avec le double nom du héros
- Arnolphe : son nom d’usage, le seul connu d’Horace
- Monsieur de La Souche : le titre de noblesse qu’il a pu s’acheter
Décor créé pour la mise en scène de Louis Jouvet au théâtre de l’Athénée en 1936
L’intrigue s’organise autour de 5 rencontres au cours desquelles Horace se confie à Arnolphe.
- Acte I, scène 4 : Horace confie à Arnolphe sa rencontre avec Agnès et son amour naissant. Arnolphe va tirer profit de cette confidence : il coupe cours à l’amour naissant d’Agnès en lui annonçant son projet de l’épouser et en lui interdisant de revoir le jeune homme.
- Acte III, scène 4 : Horace confie à Arnolphe la ruse d’Agnès (une lettre avec un naïf aveu d’amour) qui détruit la première « précaution » de celui-ci : l’obliger à renvoyer Horace en lui jetant un « grès ».
- Acte IV, scène 6 : Horace confie à Arnolphe son projet de rendez-vous secret dans la chambre d’Agnès. Arnolphe charge ses serviteurs de l’en empêcher.
- Acte V, scène 2 : Horace, qui a déjoué la ruse d’Arnolphe, lui confie son projet d’enlever Agnès et lui demande son aide. Il lui remet Agnès.
- Acte V, scène 6 : Horace confie à Arnolphe le projet de son père de le marier, et lui demande son aide.
=== Chaque « confidence » d’Horace entraîne une « précaution » d’Arnolphe, mais chaque « précaution » se révèle inutile et se retourne contre lui.
Le comique
LE COMIQUE DE GESTES
On reconnaîtra d’abord le comique né des gestes, des mouvements, des mimiques, explicitement signalés dans les didascalies. Héritage de la commedia dell’arte, il se manifeste à travers le jeu bouffon des deux serviteurs, Georgette et Alain. C’est notamment le cas des bousculades et des coups à l’acte I, scène 2. On note aussi le comique de répétition, comme le chapeau ôté de la tête d’Alain trois fois dans cette scène, ou la répétition du rejet d’Horace à la scène 4 de l’acte IV.
Il faut aussi imaginer les gestes et les mouvements nés du texte, et que l’acteur, guidé par son metteur en scène, va créer librement. C’est notamment le cas pour les deux protagonistes par exemple pour la gestuelle dans le récit d’Agnès (Acte II, 5) avec les révérences répétées pour mimer la rencontre. Pour Arnolphe, on peut imaginer à l’acte I, scène 4 ou à l’acte III, scène 4, avec des mimiques suggérées par les apartés, ou le rire forcé.
LE COMIQUE DE LANGAGE
On retrouve les personnages comiques chers à Molière : le valet, ici doublé du paysan. Ces rôles lui permettent de jouer sur les accents, le patois, les fautes de langue, tels « les biaux messieurs » dont parle Georgette.
Mais la pièce comporte les principales caractéristiques du comique de mots, à commencer par le « bon mot » d’Agnès cité à l’acte I, scène 4 par Arnolphe : « si les enfants qu’on fait se faisaient par l’oreille ». Parfois c’est le contexte qui rend le mot plaisant, comme la comparaison d’Alain, « la femme est justement le potage de l’homme » (II, 3) ou les tautologies : v. 423-425 et 446. Enfin Molière ne recule pas devant l’équivoque, avec la répétition du « le… », qui laisse le spectateur – et Arnolphe – imaginer un geste à connotation sexuelle.
LE COMIQUE DE CARACTERE
Le comique de caractère naît toujours d’un décalage par rapport à la norme sociale. Chez Arnolphe, l’obsession de ne pas être « cocu » tourne à la monomanie, et le rend ridicule, par exemple quand il tombe dans l’excès en parodiant le tragique (III, 5). Quant à Agnès, sa naïveté est tellement exagérée qu’elle fait sourire, notamment quand elle fait le récit de sa rencontre avec Horace, ou qu’elle prend au sens premier le discours de la vieille entremetteuse.
LE COMIQUE DE SITUATION
Le comique de situation est la base même de l’intrigue de la pièce, avec les confidences d’Horace sur ses projets, dues au quiproquo sur son double nom. Arnolphe tente en vain de le combattre : chaque précaution se retourne contre lui. Mais il est obligé de garder le silence, face à Horace. Le public, complice, rit alors des apartés, par exemple » Ah! je crève… » quand il écoute le portrait fait de lui (I, 4), ou apprend la ruse d’Agnès (III, 4), et du ton tragique qu’il adopte alors. Il en va de même face à Agnès avec le rôle des apartés quand il écoute le récit de la rencontre d’Horace et l’éloge du jeune homme.
Le dénouement
Le dénouement classique doit répondre à trois « règles ». Il doit être complet : le plus souvent, il réunit sur scène tous les personnages, comme dans cette pièce ; il doit être vraisemblable, mais que penser de l’arrivée du père d’Agnès en compagnie de celui d’Horace ? Enfin il doit être nécessaire, c’est-à-dire satisfaire la logique de l’intrigue, mais aussi la morale.
LES CARACTÉRISTIQUES DU DÉNOUEMENT
Molière réalise un dénouement rapide : trois scènes suffiront, dont la scène 8, très brève, pour dénouer l’intrigue. Elle reposait sur le quiproquo que l’on retrouve au début de la scène 7 : Arnolphe, à qui Horace a demandé son aide pour empêcher son père de le marier, se retourne contre lui, à sa grande surprise : « Ah! traître! ». Or il suffira d’une phrase de Chrysalde, « C’est Monsieur de la Souche, on vous l’a déjà dit », pour qu’Horace comprenne le machiavélisme d’Arnolphe et sa propre erreur.
Molière recourt à la technique du « deus ex machina », héritée de la comédie antique. Un personnage, souvent un dieu ou un envoyé des dieux, descendait d’une « machine » sur scène, et venait tout arranger en révélant la vérité : une naissance secrète, un enfant enlevé… Or ce procédé n’est guère vraisemblable, car tout semble se résoudre au dernier moment, comme par miracle ! Pour échapper à ce reproche, Molière prend donc soin d’annoncer ce retour, dès la scène 4 de l’acte I : on y apprend l’arrivée prochaine du père d’Horace accompagné d’un « seigneur Enrique », mais Horace déclarait alors : « La raison ne m’en est pas connue ». Elle est précisée à la scène 6 de l’acte V, qui se présente comme l’ultime péripétie : « il m’a marié sans m’en récrire rien » avec la « fille unique » d’Enrique, déclare Horace. Pourtant au moment même où il veut « respecter la vraisemblance », Molière s’amuse à subvertir cette exigence, en renforçant l’invraisemblance du double retour par des répliques symétriques, des distiques (2 vers), dans lesquels Oronte et Chrysalde enchaînent les explications en se faisant écho. Si l’on imagine que la mise en scène place Arnolphe entre eux deux, cela ne peut que produire un effet comique qui achève de détruire toute illusion de vérité.
Ainsi la vérité sur la naissance d’Agnès produit un retournement de situation brutal, un coup de théâtre. Face à cette découverte, Arnolphe pousse un dernier cri, « Oh! », et la didascalie précise « ne pouvant parler« . S’agit-il d’un cri de colère, ou d’un constat d’échec, souligné par la réplique précédente de Chrysalde qui le réduit au silence ?
LA LEçON DONNEE PAR MOLIÈRE
Bien sûr, le but de Molière est d’abord de faire rire : il reprend pour cela un des thèmes favoris de la farce, le mari trompé et l’inépuisable ruse féminine, et un personnage de la commedia dell’arte, l’amoureux étourdi. Mais, à son époque, les goûts ont évolué sous l’influence de la Préciosité et de son intérêt pour les péripéties amoureuses. De plus, il considère que toute comédie doit aussi « instruire » le public.
Ainsi sa pièce est d’abord un plaidoyer en faveur de l’amour. Il a donné à son Horace une dimension que n’avaient pas les jeunes amoureux de la commedia dell’arte : il n’est plus seulement un jeune homme séduit par la beauté physique, et un peu écervelé, mais celui qui, touché par Agnès, l’initie au bonheur d’aimer. De même Agnès ne reste par longtemps la jeune fille sotte du premier acte : elle devient très vite une femme prête à se battre pour défendre son amour. Ainsi à plusieurs reprises dans la pièce, Molière a insisté sur le fait que l’amour possède une réelle puissante : « l’amour est un grand maître », c’est bien lui qui fait évoluer Agnès.
Mais le dénouement lui donne une force supplémentaire, car il a eu la puissance de pousser les jeunes gens l’un vers l’autre, alors même que leurs pères les avaient promis l’un à l’autre. Il devient donc un « surprenant mystère », capable de créer en un être l’instinct d’aimer ce qui, précisément, lui est destiné : « Le hasard en ces lieux avait prémédité, / Ce que votre sagesse avait prémédité. » (vers 1766-1767)
Sa comédie est également un plaidoyer en faveur de la nature. Il y critique l’éducation donnée aux filles dans les couvents, qui leur cache les réalités naturelles de la vie. Elles vivent ainsi dans un monde d’illusions, où tout ce qui est naturel est présenté comme un « péché ». La dernière phrase de Chrysalde, « rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux », est une façon d’affirmer que l’amour n’est pas blâmable. Il reproche aussi aux conventions sociales de contraindre la nature, qui pousse la jeunesse vers la jeunesse. Les mariages arrangés vont contre la volonté des jeunes gens, et sont finalement causes d’adultère et de malheur pour les familles.
=== Molière considère donc que la plus grande règle est de suivre une morale naturelle, celle qui préserve la vérité des cœurs, sans tomber dans l’excès d’une passion obsessionnelle, telle la peur d’être trompé chez Arnolphe, et en respectant la dignité et la liberté d’autrui, tel Horace qui ne profite pas de la naïveté d’Agnès.
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