RABELAIS EN SON TEMPS
Les dates de la vie de Rabelais sont peu sûres : on retient souvent 1483-1553. Mais sa vie est tout à fait représentative des évolutions propres à la Renaissance.
RABELAIS ET LA RELIGION
La formation de Rabelais s’inscrit dans un contexte de renouveau religieux. En 1508, Jacques Lefèvre d’Étaples publie, en effet, une Bible en français : il préconise le retour au texte original des Écritures saintes. En 1516, Érasme, quant à lui, édite le « Nouveau Testament », et, en 1523, Lefèvre d’Étaples le publie en français. C’est à cette époque que Rabelais fait ses études dans un monastère puis, vers 1510-11, il est probablement novice dans un couvent de franciscains. En 1520, il est moine au couvent des cordeliers de Fontenay-le-Comte, où il approfondit l’étude des langues grecque et latine.
Mais c’est aussi le début des troubles religieux : en 1517, Martin Luther publie ses thèses contre les Indulgences, et, en 1520, il jette au bûcher la bulle papale qui l’excommunie.En 1523, la Sorbonne tente d’empêcher l’étude du grec, et les supérieurs de Rabelais lui confisquent ses livres de grec. Il passe alors dans un couvent de bénédictins. Puis, en 1528, il quitte le froc de bénédictin pour l’habit de prêtre séculier. Rabelais profitera d’un voyage ultérieur à Rome pour déposer une requête auprès du pape pour se faire absoudre du crime d’apostasie. Il est autorisé à redevenir bénédictin, puis en 1551, il reçoit la cure de Meudon.
C’est aussi cette effervescence religieuse qui explique les luttes menées par Rabelais. Ainsi, un an après sa parution, soit en 1533, la Sorbonne condamne Pantagruel, comme livre obscène. En 1534 (17-18 octobre) éclate l’Affaire des Placards, qui entraîne une violente répression contre les partisans de Luther et de Calvin. En 1542, la lutte contre « l’hérésie » s’accentue avec la fondation, à Rome, de la Congrégation de l’Inquisition. En 1545 débutent aussi les bûchers pour les « hérétiques ». Une édition regroupant Pantagruel et Gargantua, en 1543, bien que le texte ait été remanié, pour atténuer les critiques contre la Sorbonne, se trouve tout de même condamnée d’abord par le Parlement, à la demande des théologiens, puis par la Sorbonne en 1544. Il en sera de même en 1546 pour Le Tiers Livre, puis pour Le Quart Livre en 1552. Or, Rabelais a fréquenté les évangélistes, a été ami avec plusieurs d’entre eux, tel Étienne Dolet, mort sur le bûcher en 1546.
RABELAIS ET LA MEDECINE
À cette époque, la médecine connaît une importante évolution, qui témoigne d’un intérêt accru pour la connaissance de l’anatomie. Ainsi, en 1527, Paracelse donne des conférences à l’Université de Bâle sur « la nouvelle médecine ». Or, dès 1528-30, Rabelais débute, à Paris, ses études de médecine, puis en septembre 1530, il s’inscrit comme étudiant à la Faculté de Médecine de Montpellier.
En 1532, il exerce la médecine à l’Hôtel-Dieu de Notre-Dame de la Pitié à Lyon. Parallèlement, il traduit du grec en latin les Aphorismes d’Hippocrate, et publie ses Commentaires sur « l’Art » de Gallien. En 1537, il devient docteur en médecine à la Faculté de Montpellier ; il exerce alors et enseigne la médecine à Lyon, où il effectue une dissection restée fameuse. En 1537-38, il donne un cours sur les Pronostics d’Hippocrate, et des démonstrations d’anatomie. En 1546, il exerce comme médecin pour la ville de Metz.
RABELAIS : UN HUMANISTE
Outre ses études et traductions du grec et du latin, Rabelais fréquente assidument les plus célèbres humanistes de son temps. Il entretient, par exemple, une correspondance avec Érasme et Budé, et à Lyon, centre pour les érudits, il a comme amis des poètes, tels Jean Bouchet et Mellin de Saint-Gelais, et Dolet.
Comme tout humaniste, il bénéficie de la protection de puissants mécènes, tel Geoffroy d’Estissac, qui fait de lui le précepteur de son jeune neveu, ou les frères du Bellay. Il effectue aussi de fréquents séjours en Italie : en 1534 (février-avril), à Rome avec le cardinal Jean du Bellay ; de juillet 1535 à mais 1536, à Rome comme chargé mission pour Geoffroy d’Estissac ; de 1539 à 1541, à Turin, avec Guillaume de Langey, gouverneur du Piémont, frère du cardinal du Bellay ; enfin de 1547 à 1549, à Rome, comme médecin du cardinal du Bellay.
STRUCTURE DE L’ŒUVRE
L’oeuvre peut être considérée comme une parodie des romans de chevalerie, avec les trois étapes traditionnelles de ce genre littéraire : la naissance et l’enfance du héros, qui le rendent déjà exceptionnel, puis son éducation et les expériences qui forment son initiation, enfin l’épiphanie qui le révèle au monde.
Mais l’on observe un autre équilibre dans la répartition.
Des chapitres I à XXV, le héros est au centre, après 3 épisodes préliminaires : sa généalogie (chapitre I), la grossesse de sa mère, Gargamelle (chapitres III à V), et son accouchement, aux chapitres VI et VII. Le chapitre II, sous forme d’un poème, interrompt ce déroulement chronologique pour citer la fin « un petit traité », énigme entremêlant la mythologie et l’histoire antique pour traiter sans doute de la crise politique en Europe entre 1525-1530, d’un point de vue aussi critique que celui de Luther sur le catholicisme romain.
Dans les chapitres suivants, tout tourne autour de son éducation, d’abord dans sa petite enfance, puis avec une opposition entre les mauvais et les bons maîtres. Enfin, intervient le voyage à Paris qui constitue une rupture
Des chapitres XXVI à L se déroule la guerre picrocholine. L’opposition est marquée entre Gargantua (et son père Grandgousier), modèles des « bons princes », et le « mauvais prince », Picrochole. Un personnage intervient, en fonction d’adjuvant, Frère Jean des Entommeures.
Les chapitres L à LVIII constituent la chute du roman, en présentant le devenir des différents protagonistes de cette guerre. L’œuvre se clôt sur l’utopie de l’abbaye de Thélème, offerte en récompense à Frère Jean, et longuement décrite. Le dernier chapitre, sous forme de poème et d’énigme, comme en écho au second chapitre, donne un sens à l’oeuvre, en la rattachant fortement à la doctrine évangéliste, tout en posant les idéaux de l’humanisme.
Problématique
L’étude de l’oeuvre répond à la problématique suivante : « Comment le comique rabelaisien met-il en valeur les idéaux de l’humanisme ? ». [Les pages indiquées correspondent à l’édition bilingue du Seuil, collection « Points »]
LE COMIQUE RABELAISIEN
A partir de l’observation des quatre formes du comique, celui de gestes, de langage (ou de mots), de caractère et de situation, il s’agira de déterminer quelle est celle qui domine chez Rabelais, comment il l’utilise et quels procédés d’écriture la soutiennent.
LES IDEAUX DE L’HUMANISME
Poser des idéaux implique, dans un premier temps, de formuler une satire de la situation existante : dans quels domaines (politique, religion, éducation…) s’exerce la satire de Rabelais, et quelles en sont les cibles?
Puis il s’agit de déterminer le lien entre ce que Rabelais approuve et les conceptions humanistes, voire évangélistes, et comment sont posés les idéaux : de façon théorique, par des exemples concrets, au moyen d’une utopie…
L’enfance du héros
Après les trois premiers chapitres qui présentent la généalogie du héros, et la grossesse de Gargamelle (chapitre III), le récit raconte son accouchement, au chapitre VI, à l’issue d’un long et copieux banquet.
UN ENFANT GÉANT
Dès sa naissance, Gargantua est placé sous le signe de l’exception. Déjà, sa mère l’a porté 11 mois. De plus, à cause des tripes mangées en trop grande quantité par sa mère, il est né d’une façon extraordinaire (p. 89), « par l’oreille ». Enfin, son nom même est le symbole de cet aspect merveilleux, formé à partir du cri d’admiration de son père devant ce bébé qui « braillait » pour demander « à boire » : « que grand tu as (sous-entendez : le gosier) » (chapitre VII).
Le récit de sa petite enfance, entre sa naissance et l’âge de 5 ans, présente deux caractéristiques.
D’une part, on relève plusieurs exemples de démesure : on est bien dans un monde de géants. Ce bébé absorbe des quantités impressionnantes de nourriture (chapitre VII : pp. 93-95) ; de même, au chapitre VIII, Rabelais s’attarde longuement sur les quantités de tissu nécessaires pour ses vêtements. Cette démesure s’inscrit dans le style même de Rabelais, avec la présence de multiples énumérations, par exemple aux pages 121-123 pour les occupations de l’enfant.
D’autre part, le fait qu’il s’agisse d’un enfant permet aussi à Rabelais de donner libre cours à la grossièreté, fondant le comique sur la scatologie ou la sexualité (cf. condamnation de Pantagruel pour « obscénité »), dès l’ouverture du chapitre XI. On note aussi le développement sur la « braguette » et l’intérêt que lui portent les gouvernantes de l’enfant à la page 125, ou le long chapitre XIII sur les « torche-cul ».
Tout se passe comme si Rabelais profitait de l’enfance pour, à la façon d’un enfant, donner libre cours à sa fantaisie et aux jeux sur le langage.
UN PRÉTEXTE À LA SATIRE
Mais le récit de cette enfance lui fournit aussi un prétexte pour se livrer à la satire en le masquant derrière cette fantaisie.
Rabelais ne recule pas devant la remise en cause des vérités établies. Ainsi, dans le domaine religieux, la satire est parfois très irrespectueuse, comme le montre le mélange du religieux et du profane (pp. 89-90) pour accréditer la naissance de Gargantua.
Dans le domaine social, le récit devient un moyen de remettre en cause la noblesse et le ridicule de sa fierté, par exemple dans les chapitres IX et X à propos du symbolisme des couleurs et des blasons (p. 107).
LA SATIRE DU MONDE ADULTE
Rabelais utilise aussi la jeunesse de son héros, pour l’opposer au monde des adultes, sur lequel l’enfant triomphe. Par exemple, au chapitre XII, la façon dont l’enfant dupe les deux domestiques, le fourrier et le maître d’hôtel, met en relief leur bêtise et leur crédulité (pp. 127-129).
C’est encore plus évident au chapitre XIV, pour la critique des sophistes et de l’enseignement scolastique (pp. 143-145) : il a occupé, si l’on calcule, 37 ans de vie, pour un échec total puisque Gargantua devient stupide, inférieur à Eudémon, un enfant de douze ans.
Ainsi le merveilleux du gigantisme se mêle souvent à la grossièreté. De même, la fantaisie du récit fictif masque souvent une vision du monde réel, dont Rabelais ne cesse de se moquer.
L’éducation – Chap.XIV, XXI-XXII et XXIII-XXIV
L’éducation est un thème central de l’humanisme. Érasme y a consacré son De ratione studii en 1512 et Guillaume Budé le De studio litterarum recte et commode instituendo en 1527 et 1533, plus tard Montaigne s’y intéressera à son tour dans ses Essais.
Après le chapitre XIII, c’est-à-dire le comique grossier des « torche-cul »I), Grandgousier « fut saisi d’admiration en considérant le génie et la merveilleuse intelligence de son fils », et décide qu’il faut l’instruire pour enrichir cette intelligence innée.
C’est le prétexte, pour Rabelais, de se livrer à une opposition entre l’éducation médiévale traditionnelle, fondée sur la scolastique et l’idéal humaniste.
LA TRADITION SCOLASTIQUE
La scolastique désigne l’enseignement philosophique largement asservi à la théologie et soumis à l’autorité d’Aristote qui fut donné aux clercs dans les écoles monastiques et dans les universités, notamment celle de Paris, du douzième au quinzième siècle. Il s’agissait surtout d’apprendre à lire les textes sacrés, à prêcher, à démontrer les dogmes. Il fallait donc maîtriser la langue avec ses trois composantes : la grammaire, la rhétorique et la dialectique.
Même quand on s’éloignait du sacré, l’idée restait encore d’acquérir un savoir livresque, que l’on pouvait restituer par cœur, d’argumenter sur tous les sujets (même les plus ridicules : « est-ce l’homme ou la corde qui tient le cochon qu’on mène au marché pour le vendre ? ») en dégageant le « pour » et le « contre » (à la façon des sophistes de l’antiquité) de façon très pédante et en s’appuyant sur les citations livresques.
Pour mieux critiquer la scolastique, Rabelais fait reculer cet enseignement dans le temps, à l’époque où « l’art de l’imprimerie n’était pas encore en usage », comme le signale aussi la date de la mort du premier maître de Gargantua, 1420. Il s’emploie à ridiculiser cet enseignement.
Déjà il donne des noms ridicules aux professeurs, nommés ici « sophistes », mais désignés comme « théologiens » dans la 1ère édition. Ainsi Thubal Holopherne fait allusion à la fois à « Tubal », nom de la terre de « confusion » sur laquelle règne Gog, ennemi de Dieu, et à celui qui, dans la Bible, représente le type des persécuteurs du peuple de Dieu, caractérisé par sa lubricité et son ivrognerie. Ici, ce « Maître » meurt d’ailleurs d’une « vérole », maladie vénérienne. Puis Gargantua change de maître, pour « un vieux tousseux, nommé Maître Jobelin Bridé », nom composé à partir de l’adjectif qui désigne un niais, et du participe signifiant attaché, retenu par une « bride » ou par une ficelle, pour une volaille.
Ensuite Rabelais grossit à plaisir les chiffres donnés pour la durée des études dans ce monde de géants… Il y passe 18 ans, neuf mois et 2 semaines !
Le programme d’enseignement reste identique au « trivium » de l’antiquité romaine, la grammaire, la rhétorique, la dialectique (cf. les œuvres citées, p. 143), de même que les pratiques pédagogiques, traditionnelles. On y trouve, en effet, la pratique de l’écriture « gothique », déjà remplacée par l’italique à l’époque de Rabelais. L’apprentissage par cœur conduit à restituer mécaniquement les leçons : ici c’est particulièrement ridicule, puisque Gargantua « récitait par cœur, à l’envers », aussi bien l’alphabet qu’un ouvrage entier. Enfin, il étudie la « glose », c’est-à-dire les interminables commentaires faits par des savants sur un même ouvrage, telle la liste citée à la page 143. Et le pire, c’est que tout cela amène un résultat nul, puisque Gargantua est incapable de rivaliser avec Eudémon, âgé de 12 ans : « il en devenait fou, niais, tout rêveur et radoteur » (p. 145). Cet enseignement s’avère donc totalement inutile, une véritable perte de temps.
C’est ce qui sera prouvé par les chapitres XXI et XXII, quand Ponocrates observe le mode de vie de Gargantua : des habitudes de vie sans hygiène et paresseuses – mais qu’il justifie par des références savantes – des lectures incompréhensibles car non articulées, des prières récitées mécaniquement… Il ne porte aucun intérêt à l’étude en fait, ne pense qu’à dormir, manger et boire !
L’ÉDUCATION HUMANISTE
Le chapitre XXIII se construit en opposition au chapitre XIV : à l’enseignement scolastique desséchant, inutile, uniquement livresque, s’oppose une éducation qui comprend l’instruction mais aussi le développement de soi-même, du corps et de la personnalité, et qui comprend toutes les dimensions de la vie. L’éducation nouvelle que propose Rabelais est donc bien plus large que l’apprentissage intellectuel : il s’agit aussi d’éduquer le jeune prince aux futures responsabilités de son royaume.
Par rapport à l’enseignement scolastique, entièrement livresque, la part de la culture livresque est considérablement réduite, les ouvrages scolaires sont abandonnés. Gargantua écoute les lectures qui lui sont faites, de façon claire et intelligible, sans la « glose », mais en recourant à l’esprit critique : il ne s’agit pas seulement d’une éducation intellectuelle : il s’agit d’une amélioration morale, d’un supplément d’âme.
De plus, l’éducation humaniste touche tous les domaines de la connaissance : la religion, l’astrologie, la morale, la littérature, les propriétés médicales des aliments et des herbes, l’art, notamment la musique. Gargantua devient ainsi un homme versé dans les saintes Écritures, lettré, ayant des connaissances sur tout et capable d’être médecin. L’éducation encyclopédique proposée doit ouvrir l’esprit et la curiosité. Rabelais prône aussi le précepte « mens sana in corpore sano » : l’éducation est aussi celle au boire, au manger et au sommeil, et préoccupe Rabelais en tant que médecin., sans oublier les activités physiques variées pour devenir un parfait gentilhomme.
Enfin, les pratiques pédagogiques évoluent considérablement : certes, il reste la récitation et la répétition, mais il est davantage fait appel à l’analyse, à l’explication, et Gargantua apprend aussi en observant concrètement, en jouant, en fabriquant… [cf. "mes articles" - lecture analytique]
CONCLUSION
En ce début du XVI° siècle, Rabelais pose un idéal encyclopédique en fait inapplicable dans la réalité, qui relève plutôt de l’utopie. D’ailleurs les aspects comiques n’ont pas disparu, parfois irrespectueux, par exemple c’est alors qu’il va aux toilettes qu’on explique à Gargantua les points les plus subtils des saintes Écritures.
Mais le récit marque une première étape de la réflexion sur l’éducation, qui trouvera son aboutissement dans l’abbaye de Thélème, à la fin de l’oeuvre.
La guerre picrocholine
Son récit occupe plus de la moitié de l’œuvre, du Chapitre XXV au chapitre L et suit les étapes traditionnelles des récits épiques : les causes du conflit, les combats (avec les réactions dans les deux camps), la victoire finale et ses conséquences.
UNE FORME DE REALISME
Les lieux sont empruntés à la région du Chinonais, lieu de naissance de Rabelais. On les trouve nommés avec précision au chapitre XLVII, p. 327.
La guerre se déroule sur un territoire très réduit, que Rabelais connaît parfaitement.
De ce fait, à l’occasion de cette guerre, il reproduit avec exactitude les mœurs campagnardes. Par exemple, le conflit raconté au chapitre XXV entre les bergers qui gardent les vignes lors des vendanges et les fouaciers reproduit le vieux mépris des voyageurs pour des sédentaires, des artisans pour les paysans. De même, les habitudes pacifiques de Grandgousier (p. 233, chapitre XXVIII) rappellent les traditions de bon voisinage entre seigneurs.
L’histoire, quant à elle, rappelle les vieux conflits paysans : un conflit avait eu lieu dans la région au sujet de la circulation sur la Loire entre le seigneur de Lerné, Gaucher de Sainte-Marthe, et la communauté des marchands et propriétaires des alentours. Or Rabelais reprend certains noms, par exemple celui du chef des fouaciers, Marquet, était le nom de famille de l’épouse de Sainte-Marthe ; de même le maître des requêtes, faisant fonction d’ambassadeur au service de Grandgousie, se nomme Ulrich Gallet, qui était le nom de famille de l’avocat de la communauté en lutte).
Ainsi, au-delà du monde des géants, c’est une réalité familière qu’évoque Rabelais.
UNE PARODIE SATIRIQUE
Mais, en raison du gigantisme de Gargantua, Rabelais effectue une parodie des romans de chevalerie et de leurs exploits guerriers : notons, par exemple, au chapitre XXXVI (p. 269), la façon dont Gargantua déracine un arbre, ou dont sa jument, en pissant, noie les ennemis au gué de Vède.
Mais Rabelais joue aussi sur d’autres procédés comiques, tels les noms des personnages : Frère Jean des Entommeures, Gymnaste, dans le camp de Grandgousier, dans l’autre camp, Picrochole – soit « bile amère » -, Trépelu, le miteux, Toucquedillon, le fanfaron, Basdefesses, Spadassin, Merdaille… A cela s’ajoute le comique de gestes, accélérés souvent par le rythme, comme pour le combat de frère Jean [cf. dans "Mes articles"] ou les actions de Gymnaste, au chapitre XXXV, des pages 265 à 269.
Mais cela lui permet de masquer sa critique politique. Rabelais a vécu, en effet, sous les règles de Louis XII et de François Ier, alors que Charles Quint cherche à étendre son emprise sur l’Europe.
Les guerres se multiplient, avec des troupes arriérées et brutales, et surtout des mercenaires (mendiants, voleurs, voire criminels) pillards et sanguinaires. C’est ce que dénonce le comportement des troupes de Picrochole, aux chapitres XXVI et XXVI.
Ainsi Rabelais, à travers ses personnages, va opposer 3 formes de pouvoir.
Picrochole représente le tyran, semblable à Charles Quint, dont sa soif de pouvoir rappelle la devise : « Plus oultre ». Colérique, il ne prend pas le temps de la réflexion, et n’écoute que son intérêt personnel, son désir d’expansion, montré au chapitre XXXIII, des pages 251 à 253. Il s’entoure de mauvais conseillers, parce qu’ils savent le flatter, et il extermine sans pitié celui qui lui dit la vérité, comme Hastiveau, au chapitre XLVII (p. 331).
Grandgousier, lui, est le type du seigneur féodal, celui du temps de Louis XII. Plus que le droit, il privilégie les liens d’amitié, d’où son étonnement devant l’attaque de Picrochole, et il s’appuie encore fortement sur les valeurs chrétiennes. Cela se traduit dans ses réactions à l’agression du chapitre XXVIII, des pages 233 à 235, ou dans sa lettre à Gargantua. Il se pose d’abord en protecteur de son peuple, à la façon d’un père. Ainsi, ilt sait à la fois faire preuve de clémence, par exemple avec Toucquedillon (chapitre XLVI, p. 323) et récompenser ceux qui le servent bien (chapitre LI, pp. 349-51).
Mais c’est Gargantua qui figure le modèle, ce que sera le futur François Ier. Il Il est le prince idéal, selon Rabelais, qui s’inspire des idées de Machiavel dans Le Prince. C’est, en effet, un habile stratège, qui sait écouter ses conseillers, comme aux chapitres XXXIV (p. 261) ou XLII (p. 309). Il dispose d’une armée organisée et bien tenue, présentée au chapitre XLVII (p. 329), selon le souhait d’une armée de métier formulé par Machiavel. C’est surtout un roi juste, qui respecte le droit de la guerre, là aussi en suivant Machiavel, qui voulait privilégier la paix à la guerre. Et il sait être clément, comme le prouvent les pages 345-346 au chapitre L.
Enfin Rabelais prend aussi le prétexte de cette guerre pour attaquer de biais la religion.
Il utilise, pour ce faire, le personnage de Frère Jean, en le dépeignant comme un moine courageux, face aux autres moines dont il blâme l’inutilité (pp. 291-292), mais qui ne montre guère de respect pour les règles religieuses, par son amour de la boisson et du vin, ni pour la vie humaine. Il massacre sans pitié, et même avec un joyeux enthousiasme !
C’est aussi à la satire que renvoie l’anecdote des pélerins. A priori, elle n’est que cocasse par le ridicule, signalé déjà par le titre du chapitre XXXVIII, « Comment Gargantua mangea six pèlerins en salade ». Mais ils permettent une critique des faux prédicateurs, tels ceux qui prient contre la peste (pp. 317-18), et de l’inutilité des pèlerinages. Rabelais se rapproche ainsi des idées de la Réforme.
CONCLUSION
Le rire dans Gargantua naît fréquemment de la parodie.
Mais, au-delà des aspects comiques, voire cocasses, de la guerre picrocholine, il faut y distinguer les idées humanistes, à propos de la guerre, du prince idéal, des croyances religieuses. N’oublions pas l’image de la « substantifique moelle », présentée dans le Prologue.