Problématique
Les fonctions du langage dans Phèdre
On reconnaît au langage six fonctions. La fonction cognitive est la transmission du message. La fonction expressive est le fait de l’émetteur, la fonction incitative vise à agir sur le récepteur ; les procédés de la mise en contact des interlocuteurs est la fonction relationnelle. La fonction poétique concerne la dimension esthétique du langage. Enfin la fonction métalinguistique constitue l’analyse même du langage. Laquelle, ou lesquelles, de ces fonctions Racine privilégie-t-il dans sa tragédie ?
LE LANGAGE : UN CODE SOCIAL
Le langage est l’association d’un signifiant (mot, geste, cri… ) et d’un signifié : le sens qu’il prend dans une langue donnée, propre à un lieu et un temps précis. Pour permettre la communication entre les membres d’une société, le langage s’est codifié, d’abord par des règles orthographiques et grammaticales (au XVII° siècle), puis par des règles propres à des champs d’activité spécifique : c’est le cas dans la littérature avec les règles du théâtre classique ou celles de la versification.
=== Le langage s’enracine donc dans le contexte social de l’émetteur et du récepteur : le signifié peut varier selon ce contexte.
LE LANGAGE : UN MOYEN D’EXPRESSION
« Ex-primer » au sens étymologique signifie faire sortir d’une réalité ce qu’elle contient. En disant, par exemple, que le langage exprime le monde on veut dire qu’il le représente, lui donne son sens. Ainsi les mythes placent souvent à leur origine une parole divine. Quel monde la tragédie de Racine exprime-t-elle ? Quel sens prend-il ?
Mais le verbe pronominal, « s’exprimer », est plus fréquent. Il révèle l’importance de celui qui parle. C’est à travers ses yeux que se découvrent et se jugent le monde extérieur et son propre monde intérieur. Dans cette mesure le langage est un révélateur. Il est aussi le signe de la liberté humaine. Comment les personnages de Racine, et plus particulièrement l’héroïne, s’expriment-ils ?
Racine (1639-1699)
une vie entre deux pôles
PORT-ROYAL ET LE JANSÉNISME
Jusqu’en 1630 l’abbaye de Port-Royal, sous l’influence de François de Sales, privilégie une religion « traitable », c’est-à-dire prête à s’accorder à la vie mondaine et aux idéaux de « l’honnête homme ». C’est l’abbé de Saint-Cyran qui, dès 1636, y fait pénétrer le jansénisme, doctrine contre laquelle l’église catholique romaine va entreprendre une longue lutte, dès 1638 avec l’emprisonnement de Saint-Cyran. La doctrine janséniste est fondée sur une vision pessimiste de la nature humaine : irrémédiablement corrompue par le péché originel, elle ne peut être sauvée que par la « grâce nécessaire et suffisante » de Dieu. C’est cette notion qui a valu au jansénisme sa condamnation en tant qu’hérésie. Si, en effet, Dieu est seul juge absolu pour accorder ou refuser sa « grâce », l’homme se voit privé de sa liberté fondamentale, celle de construire lui-même son propre salut par son choix de faire le bien ou de commettre le mal. Le catholicisme reposant sur ce libre-arbitre, il ne pouvait que s’opposer au jansénisme, doctrine qui insiste sur le néant humain. L’homme perd tout pouvoir sur lui-même; il est mené, comme le dit Saint-Cyran, par des forces obscures venues des « fosses profondes de l’âme ».
En 1656, une étape est franchie avec la fermeture des Petites-Écoles, puis en 1679 avec des mesures sévères, notamment d’emprisonnement des principaux maîtres. Suite à l’intervention directe du Pape, en 1704, l’abbaye et son cimetière finiront par être détruits en 1709.
Or Racine a reçu une éducation marquée par Port-Royal où il entre en 1649, grâce à l’appui de sa tante qui y est religieuse depuis 1642. Il y reste jusqu’en 1653, puis, après deux ans au collège de Beauvais, il y revient pour y être l’élève d’Antoine le Maître, un des « solitaires » de cette abbaye. Or dans l’enseignement donné à Port-Royal, deux éléments sont à distinguer. Une large place est accordée à la culture hellénique, aux auteurs grecs, dont l’étude est associée à celle de la rhétorique propre à une langue qui vise à la pureté, au dépouillement et au refus des ornements inutiles. L’accent est notamment mis sur la rigueur, la clarté, l’ordre, autant de qualités qui se retrouveront dans le théâtre racinien. A cela s’associe une morale rigoureuse : en opposition avec le libertinage, elle prône, entre autres, la méfiance envers les délices des sentiments ou les ambitions de la gloire…
Racine rompt avec Port-Royal en 1666, après ses premiers essais littéraires. Il faut dire que Nicole, autre maître de l’abbaye, vient, dans sa lettre Sur les hérésies imaginaires, d’accuser les auteurs dramatiques, sous les traits d’un poète du temps, d’être des « empoisonneurs, non des corps, mais des âmes des fidèles »… Mais il se réconciliera avec ses anciens maîtres en 1677, lorsque sa vie privée commencera à connaître de difficiles épreuves. Il luttera même, en 1695, pour les défendre dans des négociations, couronnées de succès, avec l’archevêque de Paris. Ce retour à une religion austère, au moment d’ailleurs où Mme de Maintenon, fervente catholique, s’impose à la Cour, marque aussi un changement dans son oeuvre, avec des pièces empruntées à la tradition biblique, telles Esther (1688) ou Athalie (1691), ou, en 1694, des Cantiques spirituels qui seront chantés devant le Roi.
=== Une étude des tragédies raciniennes montre à quel point le jansénisme a pu venir se confondre avec les images de la « fatalité » héritées de la mythologie grecque.
L’HOMME DU MONDE
Dès I658, Racine, qui poursuit ses études à Paris, commence à fréquenter les milieux mondains. Parallèlement à des études de théologie, entreprises dans l’espoir d’obtenir une charge ecclésiastique, il se lance dans la littérature avec des poèmes de circonstance : une ode Sur la nymphe de la Seine à l’occasion du mariage du roi, en 1660, puis une autre Sur la convalescence du Roi, en 1663, et La Renommée aux Muses, pour obtenir une pension. Il renonce en fait rapidement à la théologie.
C’est le théâtre qu’il choisit finalement avec sa première pièce jouée en 1664, La Thébaïde. Andromaque, tragédie représentée devant le roi et la cour en 1667 obtient un important succès. Racine est à présent pensionné, et chaque année, jusqu’à Phèdre en 1677, il fera jouer une pièce par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. Il a pour protecteur le ministre puissant, Colbert, il est reçu par Henriette d’Angleterre, il fréquente les salons, et est admis à l’Académie française en 1673.
La vie mondaine de Racine s’éloigne fort des principes rigides de Port-Royal. « Galant homme », pour ne pas dire libertin, il a pour maîtresse une actrice célèbre de la troupe de Molière, dite la Du Parc, interprète principale de ses pièces, jusqu’à la mort de celle-ci en décembre 1668. Il participe ensuite à des « petits soupers » – nommés « diableries » par Mme de Sévigné – avec une autre actrice, la Champmeslé. Enfin son mariage, en 1677, n’empêche pas qu’il se retrouve mêlé au scandale de « l’affaire des poisons », dénoncé par la principale accusée, La Voisin, d’avoir empoisonné la Du Parc… Il faudra l’appui de Colbert pour éviter que l’accusation, soutenue par le ministre Louvois, ne mène à son arrestation !
Dès 1674 Racine voit son mérite récompensé par une charge officielle. C’est alors une ascension continue. Il est nommé historiographe du roi en 1677, anobli, puis, avec le soutien de Mme de Maintenon, « gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi » en 1690. Cela lui donne l’occasion de suivre Louis XIV dans ses différentes campagnes militaires, en 1678 devant les villes de Gand et Ypres, au siège de Mons (1691) et à Namur (1692). En 1695 enfin le roi lui accorde un logement à Versailles, aboutissement d’une longue carrière de courtisan.
=== Homme de foi, homme de passions, homme de théâtre, homme de Cour, Racine a pu écrire dans ses Cantiques spirituels: « Je ne fais pas le bien que je veux, / Je fais le mal que je ne veux pas. » Écartelé entre deux pôles inconciliables, sa fidélité à la Cour et sa fidélité à Port-Royal, ne ressemble-t-il pas en cela à tant de ses personnages tragiques, d’Andromaque à Phèdre en passant par Titus ?
RACINE ET LE CLASSICISME
Cf. Lien « L’héritage antique dans le théâtre français » crdp-nice : le XVII° siècle classique
http://www.crdp-nice.net/theatre/#theatre.html
Les dieux dans Phèdre
LA MYTHOLOGIE AU XVII° SIÈCLE
Trois raisons expliquent la place des dieux dans Phèdre. La formation reçue par Racine à Port-Royal accorde une large place à l’hellénisme ; de plus il est un partisan des « Anciens », qui accordent une profondeur à la mythologie antique, au-delà de la simple légende ; enfin l’aristocratie du temps baigne dans la mythologie, par la décoration des jardins et des maisons.
La mythologie sert donc d’ornement, dans l’architecture, les arts plastiques, la poésie… Elle permet aussi des comparaisons, par exemple à Hercule pour chanter la gloire des héros, à Apollon pour le roi… Au niveau moral, elle soutient deux tendances opposées, l’hédonisme, culte du plaisir sans frein, dont les dieux antiques donnent eux-mêmes l’exemple, et, inversement, la notion de « faute », à travers le châtiment que reçoivent tant de héros dans les oeuvres antiques.
Mais au XVII° siècle le christianisme est prépondérant. Ainsi, alors qu’Euripide, dans son Hippolyte, fait intervenir directement les dieux dans sa pièce (Aphrodite au début, Artémis à la fin), Racine prend du recul quand il évoque des faits mythologiques. On peut citer le rôle des « dit-on », par exemple pour mentionner le rôle de Minos, juge des Enfers ou dans le récit de Théramène, quand il évoque l’apparition de Neptune.
LES DIEUX-ANCÊTRES
Chaque personnage de la pièce se rattache au divin par ses origines. Aricie descend de Vulcain et de la Terre (vers 421 : « Reste du sang d’un roi, noble fils de la Terre »), et elle garde de cet héritage une forme de solidité, un caractère ferme et lucide.
Hippolyte est le fils d’Antiope, une amazone qui a trahi son peuple en permettant à ce fils de rester en vie. Il a été voué à Artémis-Diane, ce qui explique son goût pour la chasse, mais aussi l’oblige à la chasteté. Or l’amour qu’il éprouve pour Aricie a métamorphosé Hippolyte. « Asservi maintenant sous la commune loi » (vers 535), il a renoncé à ses plus chers plaisirs : « Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ; » (vers549). En cela, il se sent coupable. Thésée descend de Mars par sa mère, avec pour ancêtres les deux plus grands dieux, Jupiter et Junon. Cela lui donne cette dimension héroïque, rappelée tout au long de la pièce : il est le tueur de « monstres ». Mais, aveuglé par son orgueil de roi, il ne reconnaîtra pas le monstre qui vit dans sa propre maison, Phèdre son épouse.
Phèdre descend d’Apollon-Le Soleil par sa mère, Pasiphaé, et par son père, Minos, de Jupiter, ce qu’elle rappelle elle-même : « [...] et je soutiens la vue / De ce sacré soleil dont je suis descendue? / J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux [...] » (vers 1273-1275). Ce rappel met en valeur sa propre indignité, sa déchéance par rapport à de tels ancêtres, qui, de plus, incarnent une toute-puissance dont elle redoute le regard sévère. Ses origines familiales la placent sous un double héritage, de lumière par sa mère (d’où son nom, « Phaedra », la lumineuse), mais aussi d’ombre par son père, devenu, en compagnie d’Eaque et de Rhadamante, juge suprême aux Enfers : « Minos juge aux Enfers tous les pâles humains. » (vers 1280). Cette lumière s’illustre par sa lucidité, l’éclairage brutal qu’elle jette sur sa propre passion ; quant à l’ombre, ce sont aussi les ténèbres de l’inconscient, les sombres pulsions et les désirs coupables qui l’agitent.
LES DIEUX-ACTEURS
Mais la tragédie repose aussi sur l’intervention des dieux qui décident du destin des hommes, ici Vénus et Neptune.
Maintes fois mentionnée dans la pièce, Vénus est présentée par Phèdre comme la cause même de sa passion, car elle exerce « sa vengeance » sur toute la descendance du Soleil, coupable d’avoir éclairé ses amours adultères avec Mars. Il est impossible à Phèdre de résister à sa puissance, alors même qu’elle l’implore de l’en délivrer. Mais cette fatalité offre aussi à Phèdre une excuse à son égarement : « C’est Vénus toute entière à sa proie attachée » (vers 306), « Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste » (vers 1625).
Mais, parallèlement, Hippolyte est aussi la victime de Vénus, car, voué à Diane, il a trop longtemps méprisé l’amour que symbolise la déesse : elle lui inflige donc son amour pour Aricie, amour interdit par Thésée qui veut qu’avec elle s’éteigne la race de son ennemi, Pallante. Le paradoxe est que Phèdre, victime de Vénus, la change en alliée sous l’effet de la colère qu’elle éprouve à se voir rejeté par l’être qu’elle aime, comme le montre son imploration (scène 2,acte III) : « Déesse, venge-toi [...] / Q’il aime… ». Ironie des dieux… c’est précisément quand elle apprendra de Thésée qu’Hippolyte « aime » Aricie que Phèdre renoncera à rétablir la vérité qui aurait pu sauver la vie de ce jeune héros !
=== Que représente donc Vénus pour l’homme du XVII° siècle qu’est Racine? Sans doute la part ténébreuse que tout homme porte en lui, ses désirs profonds qui le poussent à pécher, ce que nous nommerions plus volontiers aujourd’hui l’inconscient.
Neptune est le protecteur de Thésée, qui « d’infâmes assassins nettoya [s]on rivage », comme le rappelle celui-ci lorsqu’il l’invoque à l’acte IV, scène 2 : « Souviens-toi que pour prix de mes efforts heureux, / Tu promis d’exaucer le premier de mes vœux ». Mais là encore, se manifeste l’ironie cruelle des dieux, puisque Neptune profite de l’aveuglement du roi pour satisfaire sa propre vengeance contre Hippolyte, qui délaisse ses chevaux, faute impardonnable pour ce dieu qui les avait créés à partir des vagues de l’océan et les avait offerts aux hommes. Ainsi les dieux se jouent de la faiblesse des mortels : « Espérons de Neptune une prompte justice » (vers 1191) déclare Thésée, mais cette « justice » ne fait que reproduire l’incapacité humaine de décider du juste et de l’injuste. Évoquant l’action du « ciel », Aricie lui donne tout son sens : « Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes ; / Ses présents sont souvent la peine de nos crimes. »
=== Tout se passe donc comme si les dieux de Racine venaient punir l’homme dont le cœur est fermé à ce que les jansénistes nomment « la grâce ». En cela, Racine se rapproche, dans cette dernière tragédie inspirée de l’antiquité, de ses maîtres jansénistes, comme en témoigne la fin de sa Préface : à travers « l’instruction » qu’apporte au public le sort terrible qui s’abat sur les héros de sa pièce, il veut « réconcilier la tragédie avec quantité de personnes, célèbres par leur piété et leur doctrine, qui l’ont condamnée ».
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