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van Cauwelaert, « Un Aller simple », 1994

Présentation du roman

LE TITRE

Un Aller simple, roman de D. van Cauwelaert Un Aller simple, nouvelle édition  L’illustration choisie pour la couverture de l’édition Larousse, « le Livre de Poche », révèle, dans les deux éditions, un parti pris d’exotisme. Dans la première domine la couleur du sable, jusqu’au ciel lui-même, la seconde, elle, respecte davantage la couleur rouge de la terre du haut-atlas marocain ; si l’on y ajoute la présence de la jeep, ce choix suggère un voyage lointain, un « aller simple » dans un désert. Le lieu, avec son vide et son immensité, est ce qui prime dans l’image. Quel rôle jouera-t-il par rapport aux personnages ? D’où une autre question à partir du titre : et le retour ? Aura-t-il lieu ?

Plusieurs différences apparaissent cependant, d’abord entre les deux paysages : la plus ancienne place au second plan un village qui ressemble à ceux du Maroc, surgis au détour d’une vallée, tandis que les bâtiments représentés dans la plus récente évoquent davantage, avec les cheminées, une usine, à l’abandon vu le désert qui l’entoure. On note aussi la luminosité très différente, lumière vive et jeep blanche dans l’une, tonalité plus sombre et voiture noire dans l’autre. Cela nous interroge à la fois sur les lieux de cet « aller simple » et sur le registre : s’agira-t-il d’un magnifique voyage de tourisme, ou d’un voyage symbolique, mais alors pour quelle découverte ?

Enfin, outre les deux silhouettes dans la jeep arrêtée, la première couverture avait placé un personnage dans ce cadre, une jeune femme blonde, image d’une touriste vu le décor, ce qui sous-entendait qu’elle jouait un rôle important dans l’action : allons-nous découvrir une histoire d’amour ? Une rivalité amoureuse, peut-être ? Mais elle n’apparaît plus dans la seconde illustration, qui, elle, adopte un point de vue plus symbolique avec l’irréalité des lettres que semble semer la jeep, positionnée comme si elle s’apprêtait à sortir du cadre de l’image. Que symbolisent ces lettres ? L’écriture jouera-t-elle un rôle essentiel dans ce roman ?  

=== Le titre n’a pas véritablement de fonction informative. Son rôle est plutôt de créer un horizon d’attente.

LA QUATRIEME DE COUVERTURE

Elle aussi a une fonction de séduction, puisqu’elle doit induire l’achat du livre. Elle comporte deux éléments : un résumé du roman, et un jugement pour souligner ses qualités.

Le résumé met d’abord l’accent sur le héros, Aziz, avec une rapide description qui fait de lui le stéréotype du jeune délinquant des cités-ghettos. Mais c’est surtout le flou de ses origines qui est signalé : « né en France d’origine inconnue », « Recueilli par les Tsiganes », « nationalité marocaine, n’ayant pas les moyens de s’offrir un faux passeport français », « son lieu de naissance. Le doigt d’Aziz montre au hasard, sur la carte du Maroc, une zone vierge du Haut-Atlas ». Ces quelques informations éclairent en tout cas le sens du terme « aller », dans le titre. Mais nous ne savons toujours pas pourquoi « simple »… Le résumé veille, en effet, à conserver le suspense qui donnera le désir de découvrir le livre : « sa vie bascule le jour où… », « l’aventure commence… » Cette formulation rappelle les romans d’apprentissage - voire les romans picaresques – mis à la mode au XVIII° siècle, qui nous montrent comment un jeune héros évolue au fil des péripéties qu’il vit.

Les jugements proposés confirment cette impression, notamment avec la formule « voyage initiatique » qui définit le roman. Elle impose l’idée d’une évolution du héros, et suggère la présence d’un initiateur, qui est d’ailleurs mentionné, un « jeune et idéaliste ‘attaché humanitaire’ ». De plus la notion d’initiation a une connotation religieuse : l’initié oublie son état originel pour entrer dans un nouvel univers. Mais lequel ici ? S’agira-t-il d’un nouveau pays, où il retrouverait ses « racines » ? S’agira-t-il de la découverte d’autrui à travers « cette histoire d’amitié » ? Ou bien s’agira-t-il de la découverte d’un « moi » véritable par ce jeune garçon « d’origine inconnue » ? Le jugement prend soin, ici encore, de maintenir le suspense, en insistant sur l’effet de surprise : « amitié imprévisible entre deux êtres qui n’auraient jamais dû se rencontrer ».

Enfin ce paratexte met en relief les qualités du roman, notamment en reprenant deux jugements critiques élogieux, tirés l’une d’un magazine connu, l’autre d’un quotidien réputé pour son « sérieux » : « merveilleusement écrit », déclare le premier, le second parle de « chef-d’oeuvre ». Voilà de quoi rassurer le lecteur sur la valeur de ce roman, dont l’éditeur lui rappelle, de plus, qu’il a obtenu le « Prix Goncourt », gage de reconnaissance officielle. Parallèlement ils promettent au lecteur le plaisir de lire : « rapidité », encore un terme de nature à séduire un lecteur souvent peu disposé à se perdre dans de longues descriptions… Il vivra aussi, à travers sa lecture, des sentiments contrastés, puisque s’entrecroisent les morts suggérant le rire (« un roman drôle », « impertinence », « un chef-d’oeuvre d’ironie ») et ceux connotant l’ »émotion », tels « poignant », « les larmes ».

L’AUTEUR

Portrait de D. van Cauwelaert  Comme souvent dans l’édition du « Livre de Poche », figure une courte biographie de l’auteur… qui ne mérite d’ailleurs pas le nom de biographie, car elle ne nous apprend que sa date de naissance, 1960. C’est plutôt un résumé de son parcours professionnel, avec le rappel des Prix littéraires obtenus, toujours pour mettre en avant ses qualités d’écrivain. La mention de ses activités de « dramaturge » et de « scénariste » attire cependant l’attention sur des compétences spécifiques : construire une intrigue, bâtir un dialogue en lui donnant vie, et, surtout, une écriture qui implique rapidité et lien avec l’image. Les retrouverons-nous dans le roman ?

COMPARAISON ENTRE L’INCIPIT ET L’EXCIPIT

Comparer les premier et dernier paragraphes du roman permet de formuler des hypothèses de lecture. Tous deux sont pris en charge par un énonciateur qui dit « je » : le roman se présente donc comme une autobiographie, ce qui renforce l’effet de réel, puisque ce « je » sera le garant de la vérité de ce qu’il prétend vivre. Mais, grâce à la quatrième de couverture, on comprend tout de suite qu’il s’agit du héros, Aziz, et donc que cette autobiographie est fictive.

L’incipit adopte l’humour comme tonalité dominante, puisque le narrateur refuse de prendre au sérieux sa situation d’orphelin, en soi pathétique. La formule initiale, « J’ai commencé dans la vie », correspondrait, en effet, plutôt à l’ouverture d’un parcours professionnel qu’à la précision qui suit : « comme enfant trouvé par erreur ». On note le jeu de mots sur « par erreur », et surtout la correction dans la phrase nominale : « Volé avec la voiture, en fait ». Peu à peu s’établit ainsi une distanciation entre le narrateur et les faits racontés, définition même de l’humour. Ce « je » semble perdre de sa substance au fil des phrases, s’assimilant d’abord à la voiture : « J’étais garé sur les clous », « Mamita, quand je ne finissais pas mon assiette, disait que la fourrière allait venir me chercher ». Le « je » sujet est devenu objet. Ensuite on notera le double sens de « c’était mieux » qui commente paradoxalement les vomissements de l’enfant grondé : d’une part, il est à prendre au sens physique (« ça m’évitait de prendre du poids »), d’autre part, au sens social : « J’étais l’adopté. Je restais à ma place ». Mais rien de pathétique dans ces courtes phrases, plutôt un constat d’une place inférieure, admise, due à l’absence d’origine connue.

=== L’incipit, avec l’article défini, « l’adopté », pose, à travers cet humour, un thème : celui de l’identité, de la définition du « moi » face à « autrui » qui me crée mon identité par le regard qu’il jette sur moi.

L’excipit nous fait retrouver le même narrateur, mais il s’adresse ici à un destinataire tutoyé, un « tu » qui, lui aussi, est en position d’écrivain : « tes dernières pages ». Cette écriture, ainsi introduite à l’intérieur d’une fiction autobiographique, suggère un récit à deux voix. Qui peut être cette seconde voix ? La quatrième de couverture nous permet de penser à « l’attaché humanitaire », puisque plusieurs remarques de l’excipit sous-entendent l’amitié créée entre lui et Aziz, le héros. Mais le ton a changé depuis l’incipit, davantage assombri par la mention de « la mort ». L’euphémisme, « Tu nous a quittés », n’ôte rien au pathétique de l’image concrète : « en la tenant dans tes bras, son prénom sur ta bouche ». La violence est renforcée par la comparaison, avec les allitérations en [ t ] et [ f ] : « la mort ressemble au terrain vague de Joeuf où les fantômes s’entêtent à fabriquer de la fonte ». Mort d’un homme, mort d’un lieu industriel … Cet étrange parallèle donnera-t-il sens au roman ? 

Mais on s’interroge surtout sur l’emploi du pronom  »nous ». Dans « tu nous as quittés », on pense à Aziz et à la jeune femme figurant sur la couverture de la première édition, et au voyage dans le désert.  Mais un second « nous » intervient, de façon surprenante, dans la dernière phrase : « Un jour, si tu le veux, nous lui ferons l’amour ». Une étrange fusion semble ainsi s’être opérée entre le narrateur et ce « tu » disparu, avec lequel une communication s’établirait donc, par-delà la mort, et même jusqu’au partage de la femme aimée, Agnès. Celle-ci ne peut pas être la jeune femme du voyage, puisqu’elle était absente au moment de la mort, mais cette mort même laisse supposer une histoire d’amour entre elle et  »tu », qui ne se serait pas concrétisée : « elle regrettera de t’avoir dit non le jour des croissants de plâtre ». Ainsi, puisque cette même Agnès sera aussi la première destinatrice du récit autobiographique fait par Aziz (« A elle, peut-être, je confierai la vérité ») est assignée une fonction à l’écriture, celle de faire revivre l’être disparu, de susciter une émotion compensatrice en quelque sorte :  « elle retrouvera ta voix ».

=== Cette comparaison illustre donc à la fois l’hésitation entre les deux lieux, constatée à partir des deux couvertures, et le double aspect du jugement posé dans la quatrième page de couverture : « roman drôle et poignant », « mêlant constamment le rire et les larmes ».

La situation initiale: pp. 5-20

Le roman suit un schéma narratif traditionnel, simple à identifier. La situation initale, qui résume la vie d’Aziz à Marseille est rompue par l’élément perturbateur, son’arrestation pour un vol qu’il n’a pas commis et la décision de l’expulser de France : « ma première vie s’est arrêtée » (p. 20), « ils m’ont jeté dans la cellule en grillage » (p. 22). Viennent alors les péripéties, qui se déroulent essentiellement au Maroc, jusqu’à la mort de « l’attaché » (p. 110). Elle constitue l’élément de résolution puisqu’elle ramènera Aziz en France, et le dernier chapitre met en place la situation finale.  

L’ESPACE

Une cité des quartiers nord de Marseille  La calanque de Niolon, évoquée dans le roman Trois sortes de lieux sont significatifs dans la situation initiale. Il y a, omniprésents, les lieux de la vie quotidienne, avec un élargissement progressif. Le point de départ est « la roulotte de Mamita », voiture définitivement immobile comme cette femme, « née rom en Roumanie » à présent installée à Marseille avec sa famille. Puis la vision s’élargit à la cité de « Vallon-Fleuri », nom pour le moins paradoxal pour cette cité-ghetto, séparé par une véritable « frontière » (p. 13) du « côté français » (p. 12) de Marseille. Ainsi Marseille-Nord est le lieu de l’exclusion, avec tous les comportements de délinquance et de violence qu’elle engendre. Mais, même dans le quotidien, il y a des lieux qui, eux, correspondent à des moments d’évasion. C’est d’abord l’école : « Le bonheur, c’était d’apprendre » (p. 10). C’est surtout le bord de la mer, la calanque (l. 19), le lieu de l’amour avec Lila, lieu à part fait d’harmonie et du rêve de bonheur qui s’incarne dans la femme aimée.

Face à ces lieux, réels, figurent les lieux du rêve et des légendes, lieux lointains, exotiques ou totalement imaginaires. C’est le cas des lieux d’où viennent les « Roms » que fréquente Aziz, ou « les Beurs » auxquels son passeport l’assimile, car ces lieux sont rattachés à un temps des origines, aujourd’hui disparu :  »L’Inde » que « récit[e] » Lila à Aziz est pour elle sans réalité. Mais au moins possède-t-elle un lieu d’origine, ce qui n’est pas le cas d’Aziz, né dans son « Ami 6″… Or peut-on avoir une identité sans lieu d’origine ? Pour savoir qui est « moi », faut-il savoir d’où il vient ? L’homme a-t-il besoin de racines spatiales pour se définir face à autrui ? Le roman propose une réponse à travers l’atlas de légendes : il « devenait mon vrai pays, mon pays d’origine ».

LE TEMPS

La situation initiale rappelle d’abord le temps de l’origine, qui reste totalement flou, sans dates si l’on excepte la formule vague « de zéro à quatre ans ». C’est le temps sans mémoire, où le « moi » ne peut se découvrir qu’à partir des récits d’autrui. Le « Je » qui raconte est alors totalement fictionnel, surtout si, comme dans le cas d’Aziz, le récit d’autrui, l’histoire de l’Ami 6 volée,  forge un mensonge : « A dix-huit ans, ils m’ont dit la vérité ». Or cette vérité, qui formule l’absence des parents, morts, fait disparaître de ce fait tout le rêve autour des origines.

Puis vient le temps de l’énonciation, « Lila a dix-neuf ans, comme moi. », temps de l’écriture autobiographique, qui réalise alors une analepse, en retournant dans la petite enfance, avec le temps de l’école (de six à douze ans), et en mentionnant la « période musulmane » « vers les quinze ans ». Ce rappel des faits antérieurs donne l’impression d’un temps achevé, qui était aussi un temps d’attente et de préparation à la véritable vie : « La vie est calme à Vallon-Fleuri ».

MISE EN PLACE DU THEME : « MOI ET AUTRUI »

Comment un « moi » sans origines peut-il se définir ? Telle est la question que pose cette situation initiale, et à laquelle elle apporte trois réponses.

D’abord, comme pour reprendre la formule de Sartre, « le moi se pose en s’opposant », c’est par l’opposition qu’Aziz tente de se définir. Chez les Tsiganes il était « le plus maigre », première façon de se différencier dans un milieu où l’enfant « doit être le plus gras possible ». De même son nom d’emprunt « Aziz Kemal » constitue une double forme d’opposition, à son physique de « type français », et à sa famille adoptive tsigane. Mais cela ne résout en fait pas son absence d’identité, bien au contraire, le mal est redoublé : « je me sens tiraillé » (p. 8). Ni tout à fait tsigane (« je sais très bien que les Tsiganes ne me considèrent pas comme un des leurs »), mais jouant dans leur équipe de football, combattant à leurs côtés dans les bagarres entre cités rivales, il a le sentiment de « trahi[r] » des « frère[s] de sang »… alors qu’ils ne sont que des « frères de nom ».

Affiche du film réalisée d'après le roman Un Aller simple  Une autre solution serait-elle de dissoudre cette identité par la fusion avec autrui ? Il va essayer cela en faisant partie d’un groupe, celui des Tsiganes, afin de recevoir d’eux sa reconnaissance : « La tendresse qui me manque un peu, à Vallon-Fleuri, est remplacée par la fraternité dans l’action. Là, je fais vraiment partie du clan ». Pourtant, quand il s’agira d’envisager le mariage avec celle qu’il aime, Lila, Aziz est sans illusion : « ils préfèrent qu’une fille reste déshonorée à vie, toute seule, et leur donne la honte, plutôt que de la solder à un gadjo ». Quant à la fusion dans l’amour (p. 9), même si Aziz utilise l’expression « je me sentais enfin chez moi », on comprend qu’elle n’a conduit qu’à l’échec, même si l’on n’en connaît pas encore la cause : « j’arrête là parce que, la suite étant ce qu’elle est , ça me fait trop mal quand je me rappelle » (p. 9).

L’ultime solution serait alors l’écriture… C’est cela qui pousse Aziz à rédiger sa petite annonce : elle ouvre la porte à un rêve, trouver son « moi » en retrouvant son origine. Cela ne pourra pas marcher, puisque la petite annonce ne sera jamais publiée. Mais l’on sent déjà toute l’importance de l’écriture, puisque, quand Aziz apprend la vérité, ce n’est pas tant de ses parents qu’il se sent « orphelin », mais « d’une phrase » (p. 7), formule qui place l’écriture en positon parentale, donc créatrice, fondatrice de la personnalité. La seconde écriture évoquée dans la situation initiale est celle qui est lue, celle de l’atlas des Légendes du monde, et elle apparaît comme la clé de la quête à travers la légende racontée à la page 17. Ce « nageur », auquel les « villageois [...] jettent des pierres en tant que juif »,va « caresser l’un des nénuphars » qui, de façon magique, « l’entraîne au fond de l’étang » dans un « monde merveilleux ». Or le geste de « caresser le nénuphar » est remplacé, dans le paragraphe qui termine le chapitre, par  »Un jour, à force de carresser les mots, ils m’entraîneraient avec eux sous la surface, et il n’y aurait plus personne au-dessus du livre ouvert ».

=== Pour l’instant, dans la situation initiale, Aziz écrivain apparaît peu… Mais c’est tout de même lui le narrateur qui dit « je », qui s’est donc emparé des mots pour se donner à lui-même sa propre identité en entrant dans l’écriture. L’écriture constitue, en effet, une mise à distance du réel, et le paradoxe est que, précisément, c’est cette mise à distance de soi, prouvée par le recours à l’humour, qui permettrait de mieux se voir soi-même.

Le recours au « je » donne au récit un ton de confidence, qui crée une complicité avec le lecteur, une connivence : celui-ci identifie immédiatement le cadre évoqué et le contexte, la petite délinquance des cités-ghettos. Le thème est posé dès le début : l’identité d’Aziz est enracinée dans le mensonge. Parviendra-t-il à fonder sa propre vérité ?

LE VOYAGE EN AVION : pp. 39-60

C’est la seconde péripétie, après le passage d’Aziz en prison, avec trois étapes qui correspondent aux trois moments du voyage : le départ (pp. 39-43), le trajet de Marseilel à Rabat (pp. 43-58) et celui de Rabat à Agadir. Ces trois étapes vont, parallèlement, correspondre à trois phases de la relation créée entre Aziz et Jean-Pierre, son « attaché humanitaire ».

L'aéroport de Marseille-Marignane LE DEPART

  Le moment du départ représente, pour Aziz, une perte d’identité, que symbolise le changement de vêtements : en quittant son « costume blanc des fiançailles » (p. 39), il quitte en réalité son ancienne vie, l’ancien Aziz de Vallon-Fleuri. Le deuxième symbole de cette perte d’identité est l’absence « de photo », contrairement à ce qui a été prévu pour médiatiser ce personnage d’émigré expulsé : « je ne faisais plus le poids » (p. 40). La conclusion sera exprimée de façon très explicite : « Je ne savais pas si une nouvelle vie commencerait pour moi, mais la précédente était bien morte ; c’était déjà un espoir. » (p. 43)

En ce qui concerne l’attaché, Jean-Pierre, l’accent est mis sur son désir de téléphoner, récurrent depuis qu’ils se sont retrouvés dans le hall (p. 40), puis dans la salle d’embarquement (p. 40), enfin à peine installé dans l’avion (p. 42). A chaque appel, sa nervosité est croissante, et cette agressivité se reporte sur Aziz, cause de son éloignement.

=== Pendant cette première phase, même si tous deux vivent un arrachement, l’un à sa ville et à son enfance, l’autre à sa femme, ils ne sont pas conscients de la similitude de leur situation : « ça ne me concernait pas » (p. 43), « nos histoires n’avaient sûrement rien à voir » (p. 44).

En avion LE TRAJET « MARSEILLE-RABAT »

A travers deux thèmes, repris de la situation initiale, on assiste à un rapprochement progressif entre les deux personnages, jusqu’à une sorte d’identification.

C’est leur histoire d’amour qui, dans un premier, temps, les rassemble. Ainsi Aziz, dès qu’il croit comprendre les difficultés de Jean-Pierre, déclare : « On nous avait choisis au hasard, l’un pour l’autre, et pourtant on se ressemblait » (p. 45). En en apprenant un peu plus sur la situation amoureuse de son « attaché », il insiste : « On était vraiment pareils, tous les deux, et dans la même situation » (p. 46). Enfin Jean-Pierre arrive à la même conclusion : « Je suis comme vous, Aziz, dans une certaine mesure » (p. 47) Ainsi on en arrive au geste symétrique, déchirer la photo de celle qu’ils aiment encore, ce qui établit entre eux une « solidarité » dans la souffrance et la volonté de la dépasser.

Une vallée du Haut-Atlas   Les aciéries d'Uckange, en Lorraine  Mais c’est surtout « Irghiz », le prétendu lieu d’origine d’Aziz, qui va les rapprocher. Rappelons que c’est le nom inventé par le faussaire du passeport, et que ce lieu a été pointé du doigt au hasard sur la carte du Maroc par Aziz. C’est donc le symbole même du mensonge. Mais Aziz va lui donner une réalité en l’assimilant au lieu du chapitre 12 de l’atlas des légendes, la « vallée des hommes gris ». Or, tout ce que le héros n’a pas pu faire partager aux autres, indifférents face à ses légendes, voilà que Jean-Pierre, lui, va immédiatement s’y intéresser : « il était déjà chez lui dans ma légende [...] voilà, c’était devenu mon copain ». Quand Aziz, dépassé par l’effet produit par son mensonge, tente de rétablir la vérité (« Irghiz n’existe pas », p. 54), impossible de revenir en arrière : le rêve a été lancé, le mensonge a pris une force insoupçonnée. Paradoxe complet, c’est lui qui conduit Jean-Pierre a reconnaître une autre similitude. Lui aussi a quitté sa « vallée des hommes gris », a perdu le sol de ses origines, la région sidérurgique de la Lorraine : « J’ai abandonné mon sol, moi aussi. » (p. 56)

=== Tous deux sont donc contraints, par la situation qui leur est imposée, de reconstruire leur identité. Ils vont y parvenir à travers ces ressemblances qui les unissent.

LE TRAJET « RABAT-AGADIR »

La fin du voyage va réaliser cette identification, par l’écriture du roman annoncée par Jean-Pierre : « Il se mettrait à ma place, il dirait « je » en parlant de moi, pourrait exprimer dans mon itinéraire tout ce qu’il avait sur le coeur, en transposant » (p. 57). Mais, à partir de là, tous deux vont retrouver une identité. Pour Jean-Pierre, c’est celle de l’écrivain qu’il rêvait d’être depuis longtemps : en écrivant l’histoire que lui raconte Aziz, il « se fabriqu[e] une vie à partir de la [s]ienne » (p. 59) Quant à Aziz, il existe en devenant sujet de l’écriture : « Quelque chose de moi se mettait à vivre sous sa pointe feutre » (p. 59). La « légende » qui, jusqu’à présent, ne figurait que dans le livre, se matérialise par l’écriture. Or, en donnant vie par les mots à cette vallée, Jean-Pierre permet à Aziz d’entrer véritablement dans ce monde merveilleux, puisqu’il va pouvoir lui imprimer la forme qu’il veut : « J’avais l’impression d’être le père, et d’assister à l’accouchement ».

=== Tous les possibles sont alors ouverts, et la longue phrase qui clôt le chapitre (page 60), tout en se présentant comme un « rêve » d’Aziz, renferme en filigrane tout le contenu de leur voyage dans le désert.

Le carnet de mission : pp. 83-100

Une péripétie dans le désert  Le personnage de Valérie, rencontrée à Agadir, servira d’adjuvant dans cette quête initiatique que représente le voyage vers la vallée d’Irghiz : elle entre dans la mise en scène d’Aziz. Avant le départ, une première péripétie intervient : Jean-Pierre, piqué par une vive, doit être conduit à la polyclinique en raison d’un oedème. A posteriori, on lira dans cette fragilité initiale une annonce de sa mort à venir.

Le récit de voyage s’interrompt pour insérer le « Carnet de mission », qui se présente comme l’amorce du futur roman, donc une mise en abyme de l’écriture : « Là, ce ne sont que quelques notes, un journal de bord qui attestera de l’authenticité du périple, tout en me permettant de déjouer a posteriori les pièges de la mémoire. » (p. 84) Sa rédaction se fait au jour le jour, ce qui produit une écriture spontanée, immédiate, en sept étapes. Faut-il voir dans ce chiffre la valeur sacrée qu’il prend dans les contes ? On peut le penser, dans la mesure où le narrateur, Jean-Pierre affirme lui-même que ce voyage n’a pas une simple valeur touristique : « j’ai parfaitement conscience du caractère initiatique de ce voyage ».

Ce « carnet » comme toute initiation se construit en deux temps : d’abord un renoncement progressif, un abandon de tout ce qui est extérieur à soi, ensuite, après l’épreuve, une naissance à soi.

LE RENONCEMENT

Camping dans le Haut-Atlas  Le premier rejet est celui de l’espace et du temps propres au monde dit civilisé. Ainsi, si le premier jour a vu un détour « pour nous permettre d’admirer ce point de vue », le tourisme est vite déclaré « hors-sujet » (p. 84) et un autre choix se trouve affirmé, qui révèle de plus en plus de dépouillement : « J’exige dorénavant de dormir chez l’habitant, au pire dans des auberges de pays. Et puis, que diable, notre équipement comprend des tentes ! Campons ! » (p. 85) On est également frappé par l’évolution vers une datation de plus en plus floue. Déjà le « dimanche 29″ correspond en réalité au « samedi », puis le « lundi » figure sans chiffrage, le « mercredi » est accompagné d’un point d’interrogation… Enfin le dernier écrit mentionne simplement « un soir ». On est passé du temps des horloges à un temps naturel, fondée sur l’alternance du jour et de la nuit.

Cela entraîne, au troisième jour, l’abandon par Jean-Pierre des valeurs admises jusqu’à présent, à commencer par l’amour, à travers un adieu à Clémentine : « Clémentine s’éloigne » (p. 87). Puis vient le rejet des règles d’hygiène, symboles du mode de vie occidental : « Trende-deux ans d’eau d’Evian, stop. Je veux vivre. J’ai jeté mes gerbes de blé » (p. 91). Enfin toute la vie antérieure se trouve balayé, métier, carrière, et même le roman en train de s’écrire : « Je me fous d’Irghiz, des hommes gris, du Quai d’Orsay, de ma mission, de la réinsertion d’Aziz » (p. 93) Par là s’établit un renoncement à toute forme de contrainte, à tout ce qui ne correspondrait pas à la simple sensation du moment présent.

LA NAISSANCE A SOI

Elle se réalise grâce au nouvel amour éprouvé pour leur guide, Valérie, là encore très progressivement. Malgré l’affirmation, « l’attirance qu’elle paraît éprouver pour moi » (p. 85), il est évident que c’est lui qui s’intéresse surtout à elle, comme le révèle l’aveu du « post post-scriptum »,  »J’ai envie d’elle » (p. 86). Il est à noter que cela se produit en même temps qu’il commence à se reconnaître pour ce qu’il est, un fils d’ouvrier lorrain, origine dont la seule trace qui reste est ses « mains ». Il en a toujours eu honte, or, à présent, tout s’inverse : « j’étais fier de te les offrir, hier soir » (p. 87) Cette première étape explique l’importance de la deuxième, le premier geste symbolique du « Vendredi 27″, « Elle m’a pris la main », et le premier baiser, extrêmement rapide. Mais d’où vient son importance, du ce geste avec Valérie, ou du fait qu’il ramène à la conscience le premier amour, Agnès, « dans [l]a chambre d’Uckange », la femme du premier roman écrit, la première lectrice : « J’ai quinze ans tout à coup » ?

Une éclosion dans le désert...   C’est donc l’amour qui va guider cette renaissance, un amour où se confondent Valérie et Agnès, dont le nom est répété comme un leitmotiv à la fin de la page du « Lundi ». Mais c’est le « Dimanche » qui en fait le récit, jour sacré, comme s’il célébrait une messe en l’honneur de l’acte amoureux accompli la veille. Le symbolisme en est fortement marqué d’abord avec l’éclosion brutale, qui apparaît presque miraculeuse : « Sous mes yeux, le désert fleurit. Des couleurs mauves, jaunes, rouges, bleues jaillissent à tour de rôle du sol pelé » (p. 94). C’est une sorte de printemps, symbole de renaissance. Puis vient le bain, qui verra se réaliser l’acte sexuel : comment ne pas y voir l’image d’un baptême ? Aussitôt après se trouve affirmé son identité propre, avec le rejet de l’histoire d’Aziz : « Je ne veux plus de son histoire, tout à coup. La mienne commence. » (p. 95)

Une dernière épreuve reste à accomplir pour atteindre le droit à la renaissance, de même qu’un dernier « col » reste à franchir, terme nettement symbolique alors qu’il s’agit de naissance : « Plus jamais je ne retournerai en arrîère » (p. 97). Parallèlement et symboliquement naît le titre du roman « Un aller simple« , illustration de l’aller sans retour en arrière de la naissance à la mort, qui approche vu la dissociation syntaxique de l’écriture. Mais il faudra encore une ultime épreuve, l’aveu du dernier « soir », pour permettre de retrouver son identité propre comme le signale la phrase en italique : « Je m’approche de quelque chose, dans ma tête » (p. 97). Ce sera donc la confession de la « honte » qui permettra de retrouver l’identité originelle, celle de fils de ses parents. L’instant de la mort sera aussi celui où seront prononcé les mots ultimes : « Ma vie. Faites qu’on me lise » (p. 100). Naissance à soi, naissance par l’écriture… Tout se mêle alors pour Jean-Pierre.

L’épilogue : pp. 113-120

La mort de Jean-Pierre est suivie de son rapatriement, qui met en place une inversion. C’est lui qui, dans son cercueil, devient « le bagage accompagné », titre initialement prévu pour le roman (p. 59), tandis qu’Aziz y gagne une reconnaissance : il est nommé « convoyeur spécial du Consulat français ».

Uckange, en Lorraine  Le retour en France se déroule en deux temps : d’abord Aziz se rend chez Clémentine, pour constater que Jean-Pierre est déjà oublié, puis il va chez ses parents, à Uckange. C’est là que s’accomplit l’inversion d’identité.

JEAN-PIERRE DEVENANT AZIZ

Dans sa famille aussi Jean-Pierre est effacé : à la première annonce d’Aziz, la réponse est « Il n’y a plus de Jean-Pierre » (p. 114). Il perd donc sa famille, comme Aziz à l’origine. Dans un second temps, comme Aziz avait retrouvé une identité inventée à partir de la légende d’Irghiz, c’est une légende qui va rendre une existence à Jean-Pierre, « prisonnier d’une bande de rebelles marocains » (p. 114). Mais cette identité, en même temps, assure son absence. Enfin, quand Aziz s’apprête à leur dire la vérité, le fourgon renfermant le cercueil est volé (p. 115), parachevant sa ressemblance avec l’histoire d’Aziz, prétendument volé avec l’Ami 6 : »c’était un signe du destin » (p. 115). A partir de là la permutation va pouvoir s’effectuer.

AZIZ DEVENANT JEAN-PIERRE

Les dernières aciéries d'Uckange  Peu à peu Aziz va prendre la place de Jean-Pierre, gagnant ainsi un lieu d’origine, la vraie « vallée des hommes gris », à cause de l’acier qu’ils travaillent, ou, plutôt travaillaient car les usines ont fermé. Ainsi la ville d’Uckange est devenue ce qu’était Irghiz, « une cité-fantôme qui ne demandait qu’à sortir de l’oubli » (p. 115).

Il y gagne aussi une famille, en devenant l’enfant qu’était Jean-Pierre, dont il occupe la chambre. Il se sert de « son bureau d’enfant », du « stylo mordillé par ses dents » et met ses « pieds trop grands dans ses pantoufles » (p. 118). Le « cake » que lui apporte la mère complète cette identification, totalement prise en charge par Aziz, puisqu’il en arrive à déclarer : « C’est bon d’avoir un frère » (p. 119).

Mais c’est surtout à travers l’écriture que s’accomplit l’identification, par étapes. Au début il s’agit encore de l’oeuvre de Jean-Pierre, qu’Aziz remet à la mère, le « carnet de voyage ». le rôle d’Aziz n’est alors que celui d’un médiateur entre la mère et le fils, puisqu’il n’aura que le rôle de « lui faire la lecture » (p. 117). Par la suite, il prend lui-même en charge l’écriture, de façon progressive. Ce ne sont d’abord que « des notes en bas des pages de Jean-Pierre » (p. 117), puis les « notes ont fini par occuper plus d’espace que son texte », enfin il ajoute « un petit avant-propos pour [s]e présenter ». Nous voyons ainsi naître, peu à peu, le roman Un Aller simple. La substitution s’achève lorsqu’Aziz finit par être le « je » narrateur : on lui demande d’écrire la mort d’Uckange : « Ecris-le, dans le livre, Aziz, s’il te plaît. Qu’ils sachent. / Je l’écris. » (p. 120) C’est donc lui qui devient « le chantre de la Lorraine » (p. 99) que Jean-Pierre n’avait pas réussi à être.

=== C’est ainsi qu’à l’issue de cette étude, nous pouvons comprendre ce « nous » étrange qui figure dans l’excipit : la fusion s’est accomplie, et Jean-Pierre vit en Aziz, lui-même s’identifiant à Jean-Pierre, y compris dans l’amour d’Agnès.

Voir les « lectures analytiques » dans la catégorie « Roman »


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