Les personnages principaux
Le roman met en scène trois couples : celui de Chick et Alise, le premier à se former, puis celui de Colin et Chloé, avec un mariage, et le dernier, le seul qui subsistera, celui de Nicolas et Isis.
Les prénoms de ces personnages peuvent prendre un sens symbolique. Pour Colin, on peut y voir une allusion à la berceuse pour enfants (« Fais dodo, Colin mon p’tit frère »), qui ferait alors écho à la remarque sur son sommeil dans l’incipit. Ou bien l’on pense au poisson, un peu fade et insipide. Dans les deux cas, c’est un prénom fort peu « héroïque ». Chick est le bon copain, ce que l’on nomme un « chic type ». Nicolas pourrait renvoyer au saint protecteur des enfants, parce qu’il aurait ramené à la vie des enfants tués conservés en morceaux dans un saloir, celui qui leur distribue, par exemple en Belgique, des cadeaux à Noël. Cela correspond bien à son rôle d’aîné protecteur dans le roman, qui reste comme adjuvant à côté de Colin et Chloé : son départ de l’appartement pour aller s’installer chez les Ponteauzanne correspond au moment de la mort de Chloé.
Pour les héroïnes, le prénom de Chloé est clairement explicité, dans le chapitre XXI, en liaison avec la chanson de Duke Ellington. Une « alise » est le fruit rouge de l’alisier, à la saveur légèrement acidulée, ce qui est reproduit par le piquant souvent évoqué dans le portrait de la jeune fille. Enfin, Isis est la divinité maternelle, considérée comme protectrice dans l’antiquité, ce qui l’associe naturellement au rôle de Nicolas. Elle est la seule à avoir un nom de famille, « Ponteauzanne », mais parfaitement ridicule. Ce nom se construit sur l’expression « le pont aux ânes », qui fait allusion à l’entêtement des ânes qui, par peur de l’eau, refusent de franchir un pont ; il faut alors les frapper pour qu’ils se décident à avancer. Un « pont aux ânes » serait donc une chose facile à accomplir… un peu comme le fut la conquête d’Isis par Nicolas.
UNE ÂME D’ADOLESCENTS
Dans un premier temps, ces personnages nous paraissent sans personnalité nettement marquée. Chacun est, certes, doté d’un trait distinctif, mais, en réalité, ils se ressemblent.
Tous sont extrêmement jeunes : Colin et Chick ont 22 ans, Alise 18 ans, et on peut supposer le même âge pour Chloé et Isis, le plus âgé est Nicolas, qui a 11 ans de plus que sa nièce, soit 29 ans. Cela est renforcé par le fait que le roman ne présente aucune durée réellement mesurable : le seul détail précisé est le vieillissement de Nicolas, au chapitre XLI, mais rien ne permet de penser qu’il soit vraiment dû à du temps écoulé, car il apparaît plutôt étrange. Cela est amplifié par l’absence de tout ancrage familial : quelques parents sont, certes, mentionnés,tels l’oncle de Chick, les parents d’Isis, ou des « relatifs » pour Cholé, mais ils n’interviennent en rien dans l’intrigue.
C’est aussi cette jeunesse qui justifie un autre point commun : tous sont beaux et séduisants, thème récurrent dans tout le roman.
Comme les personnages d’un conte de fées, introduits par « il était une fois », ils sont donc hors du temps.
Leur caractère est en accord avec cette jeunesse. Tous représentent l’enthousiasme, poussé jusqu’à l’excès propre à l’adolescence.
C’est le cas pour Colin, avec la musique et son pianocktail (cf. chapitre I), pour Chick avec sa monomanie pour Jean-Sol Partre, et même pour Nicolas avec son adoration pour Gouggé. Les filles, elles, portent un intérêt exclusif à l’homme qu’elles aiment. Tous, au début du roman, mènent une vie facile et sans contraintes, même leur travail, pour Chick et Nicolas, est montré comme peu pesant.
Vian nous présente surtout des moments de loisir, des divertissements : à la patinoire, la conférence de Jean-Sol Partre, la fête chez Isis… Ils ne semblent rien prendre au sérieux, même pas ce qui peut arriver aux autres, tels les morts à la patinoire au chapitre III.
À l’image du titre, ils montrent un caractère fait d’ « écume » légère.
Ainsi, même si tous sont peints avec un trait caractéristique, ils semblent pouvoir échanger facilement leur identité. Par exemple Nicolas, le cuisinier, est invité, au chapitre XV, à s’asseoir à table avec Colin, Chick et Alise. Il lui suffit de changer de vêtements, et il devient aussi « smart » que Colin au début, il adopte d’ailleurs immédiatement le même langage que les deux autres. Autre exemple, Colin est amoureux de Chloé, c’est certain, mais à plusieurs reprises, on a l’impression qu’il aurait aussi bien pu tomber amoureux d’Alise, et de même pour elle. D’ailleurs Chloé déclare à Alise : « Si je n’étais pas mariée à Colin, je voudrais que tu sois sa femme ». Les filles portent le même genre de vêtements, comme les garçons.
La sympathie qui existe entre eux est à prendre au sens étymologique : « sym-pathie », c’est subir ensemble. C’est aussi cette sympathie qui va faire évoluer le roman de l’atmosphère du conte de fées, au début, à la dimension tragique.
LA DÉCOUVERTE DE LA SOUFFRANCE
C’est au moment précis où Cholé et Colin quittent ce monde de l’adolescence par le mariage qu’intervient le premier symptôme du malheur : la toux de Cholé sur le parvis de l’église à la sortie de la messe de mariage.La souffrance vient de la maladie de Chloé.
Alors que le roman s’ouvre sur des visions ensoleillées, par exemple la couleur jaune omniprésente dans l’appartement de Colin, tout bascule aux premières mentions du froid, et les couleurs vont alors s’assombrir. Cela commence avec « l’air froid » qui frappe Cholé à la sortie de la messe : « Chloé se mit à tousser » (chapitre XXII). Le paysage devient sinistre lors du voyage de noces, dans le chapitre XXIV. La toux va se renouveler, de façon plus violente, quand Chloé joue avec la neige, devant l’hôtel, au chapitre XXVI) et cette neige l’a recouverte pendant la nuit (chapitre XXVII), déjà à la façon d’un linceul.
L’évolution de la maladie va être décrite à travers deux symboles.
Il y a d’abord les fleurs. Déjà la maladie de Chloé est représentée par ce « nénuphar » qui se développe, d’abord dans un poumon, puis, après l’opération, dans le second poumon. Cela apparaît nettement au chapitre XL, par exemple. Cette image rappelle forcément la maladie de B. Vian, d’origine pulmonaire, mais aussi la tuberculose, qui sévit encore beaucoup dans l’après-guerre, et se soigne, comme il est prescrit pour Chloé, dans des sanatoriums à la montagne. Le remède est imaginé en parallèle : des fleurs, évoquées au chapitre XLI. Mais, peu à peu, le « nénuphar » se montre plus puissant qu’elles : d’abord l’œillet porté par Isis se fane rapidement (chapitre L), puis elles reproduisent l’état de Cholé : « Les fleurs frissonnaient autour du lit, elles ne résistaient pas longtemps, et Chloé se sentait plus faible d’heure en heure. » (chapitre LXII).
Le second symbole est l’appartement. Dès le début du roman, lors de l’incipit par exemple, le lecteur a pu constater que la matière inanimée pouvait se modifier au gré des gestes ou des désirs des personnages, mais c’était alors pour s’embellir. De la même façon, mais à l’inverse, l’appartement se dégrade au fur et à mesure que progresse la maladie de Chloé.
Cela apparaît dès le retour du voyage de noces, au chapitre XXIX. Il perd d’abord sa luminosité, malgré tous les efforts de la souris, qui frotte et gratte avec énergie les vitres, au chapitre XLIII. Puis il se rétrécit, comme pour reproduire la vie de Chloé qui s’étiole au chapitre XLVII. Enfin, le mobilier lui-même se modifie, devenant vieux et laid, comme le four au chapitre XLV, et les repas ont perdu toute saveur, comme on le voit au chapitre XLIII.
De même que tous les personnages, au début, partageaient la même insouciance, la maladie de Cholé les conduit à plonger dans la réalité, donc à aller au-delà de la surface, de « l’écume » des choses. Ils vont alors, en partageant la souffrance, mesurer la vraie signification des sentiments.
L’amour entre Colin et Chloé s’approfondit. Colin prend conscience de ce que représente vraiment Chloé pour lui dès le chapitre XXXIII. Il est prêt à tout pour la sauver, et se ruine pour elle : en cela, cet être, un peu fade au début du roman, devient un héros à part entière. Et tous ses amis vont s’associer à sa souffrance.
Pour Chick et Alise, c’est un peu différent, car Chick est l’antithèse de Colin : à aucun moment il n’accepte de renoncer à sa passion pour Alise. C’est Alise qui va tenter de le sauver en le sortant de son obsession pour Jean-Sol Partre, jusqu’à tuer le philosophe, puis le libraire, et à mettre le feu à la librairie.
Malheureusement, pour les deux couples, la mort triomphe : Chick est tué alors qu’il résiste à la police venue saisir ses biens, Alise périt dans l’incendie de la librairie, Cholé meurt (mais Vian ne nous montre pas cette mort), et la mort de Colin est annoncée. Seul le couple d’Isis et de Nicolas subsiste. L’ultime mort symbolique est celle de la souris.
CONCLUSION
L’Écume des jours est un roman construit comme un conte de fée inversé : les personnages, princes charmants et princesses au début, ne continueront pas à aller au bal, ne vivront pas heureux et n’auront pas beaucoup d’enfants. Le conte se transforme en cauchemar, le réel ne se plie par aux souhaits, il résiste et, finalement, la mort triomphe de l’amour de la vie et de la beauté.
De plus, ces personnages représentent tous des facettes de la personnalité de Vian : il leur a attribué ses goûts, son esprit d’ingénieur, ses révoltes aussi, et, pour Chloé, sa maladie.